Frans Masereel, gravure sur bois
vingt-septième livraison
Le
cahier bleu
33
fragments pour un roman sentimental
(11
novembre- 4 décembre 92)
Mourir
idiot, mourir muet, alors que je cause tout le temps. Mais quoi et à qui? En
l'air. C'est messages - c'est pour donner de mes nouvelles. Ponctuer le jour.
Mettre un point. Douzième jour du onzième mois. Et c'est déjà la nuit, c'est
déjà le treizième jour. Tout le temps il y a urgence. Quelle urgence? Je ne
sais pas.
La
nuit du treizième jour j'ai fait la première de mes notes urgentes. D'autres
suivront. Les corbeaux sont partis, je ne sais où, alors je croasse.
*
Il
n'y aura pas d'autre titre que LE CAHIER BLEU. Pour élucider la question de
l'urgence. Toutes les questions qui peuvent se poser - et surgir sous toutes sortes
de déguisements - ne sont jamais que cette question-là. Je vais écrire tout un
livre - encore un livre - pour élucider la question de l'urgence.
*
Je
suis tellement à la surface. Tellement obtus. Tellement manchot. J'écris pour écrire
des mots tels que manchot. Et encore tant d'autres mots dans l'orbite de
l'urgence.
Ne
pas se rapetisser, ne pas se démolir, c'est tout un art à sans cesse réapprendre.
Ainsi:
renoncer à dire de soi qu'on est obtus. Ou manchot. Recommencer.
*
Ne
pas se valoriser, ne pas se donner de l'importance, c'est tout un art à sans
cesse réapprendre.
Ecrire
pour s'exercer à renoncer de dire Je.
Toucher
du bois.
Toucher
la chair douce et tiède du phallus.
Renoncer
à avaler des clous.
*
C'est
juste une tentative de me retrouver parmi les mots.
Quand
j'ai le mot solitude.
Quand
j'ai le mot attente.
Je
forme la phrase: Je suis seul et je n'attends rien.
Ces
mots ne veulent rien dire, parce que je parle trop. Je n'arrête de parler -- et
je me tais tout le temps.
C'est
à cause de la mort.
J'ai
le mot solitude. J'ai le mot attente.
*
C'est
à cause du silence. J'y mets la rumeur de mes mots.
Et
aussi, souvent, les mots doucement obscènes qui se mettent sur la page.
C'est
la nuit. C'est le silence.
J'ai
le mot solitude, - qui n'est pas obscène. Mes mots ne sont pas obscènes. Les
mots des autres sont obscènes.
Je
peux m'interrompre - juste après avoir écrit le mot solitude, au lieu de
pratiquer de minutieuses descriptions comme fait Leiris, ou semer ci et là de
surprenants aphorismes, comme fait Bobin.
Moi
j'écris: c'est la nuit. J'ai le mot solitude. C'est ma façon.
*
C'est
le début (prometteur) d'une note urgente quand j'écris: J'ai le mot solitude.
Il
n'y aura plus jamais rien d'autre que la solitude.
Lucidité.
Allégresse. Désespoir.
(toujours
quand il y a lucidité il y a aussi allégresse, si sombre si obscure soit-elle.)
Il
se peut même qu'une chanson naisse sur les lèvres.
Je
touche du bois. L'apiculteur.
*
On
mettait les bougies en rang, sous la cascade.
*
Il
y une douceur certaine, dit Naroki, de n'avoir pas encore perdu la raison.
*
Mes
notes, non seulement je les date, mais les numérote, les classe. Les notes du
cahier bleu, je les appelle les notes bleues. Urgentes sans exception.
(Il
n'y aura plus jamais ni anecdote ni explication.)
*
Tout
au fond de la plus amère amertume, dit encore Naroki, il reste une douceur
certaine à être en vie.
*
Je
date mes notes, une par une, parce que je voudrais dater, aussi, la dernière.
*
Pendant
que je me branlais au-dessus de son pubis, Mara haletait comme si c'était en
elle que montait la jouissance. Merveilleux.
*
Cette
hantise que le temps passe.
Alors
qu'il ne passe pas.
Le
temps à la fois passe et ne passe pas.
*
C'est
minuit - et tout à l'heure il y avait tant de mots prêts à jaillir, et maintenant
que je me suis installé dans le fauteuil, une planche sur les genoux pour y
poser la cahier bleu, il n'y a plus de mots.
Silence.
Et
c'est parce que le silence est brouillé que les mots ne passent pas.
Le
silence est brouillé et pourri.
*
Clivage
entre allégresse et amertume. Comme si j'avais le choix. Je peux décider que
j'ai le choix. Je peux choisir d'avoir le choix.
Je
ne sortirai plus jamais de la solitude; le choix n'est pas là.
Le
choix est de choisir l'allégresse de cette solitude. De la danser. De la
chanter.
La
solitude d'allégresse n'est pas la même que la solitude d'amertume.
Etre
sans pitié pour soi-même; comment s'y prendre sans se faire théâtralement
inquisiteur et bourreau?
La
vérité sur soi...?
*
Hantise
douce et douloureuse et lancinante: le sexe de la femme. Cette fleur, ce
gouffre. Donne-moi ton sexe - à regarder, à lécher, à pénétrer.
*
Elle
protesta: Mais si, j'ai une vie sexuelle, je me branle de temps en temps.
J'aurais
dû répliquer: Moi aussi, mais c'est pas une vie, - et surtout pas une vie
sexuelle...
*
Je
m'arrête devant les devantures des boutiques de lingerie, regarde les fines
fringues de soie et de dentelles, c'est toi que je regarde. Hantise de ton
corps. La soie où j'ai mis ma main avant de la mettre sur ta peau. Quand tu écartas
fortement les cuisses: ma paume entre tes jambes, sur la moiteur du tissu sous
lequel béait ta vulve. Tu me donnais ton sexe, je me penchais, pour te
regarder, pour te baiser. Je pense à ça devant la vitrine du magasin de
lingerie.
Tu
mets ce linge fin et précieux mais tu ne te montres pas, ne te donnes pas à un
homme. Ta robe ne se retrousse pas, tu n'écartes pas les cuisses. Ton cœur ne
bat pas plus vite quand la paume d'un homme se pose sur ton pubis. Ta vulve
dort et ne mouille pas.
Tu
mets ce linge fin et précieux pour être belle. Tu es belle.
*
Sur
les images je regarde les femmes qui écartent les jambes. Les femmes qui se
donnent à voir. Encore et encore l'endroit où est la vulve, les unes ont gardé
le slip, les autres l'ont ôté. Insatiable et miraculé je leur regarde la vulve.
Je regarde les images où tu n'es pas. Je regarde ton absence. Je regarde la
vulve qui n'est pas toi.
*
Et
quand tu es là soudain, après une longue absence, je regarde éperdu ton regard,
et pendant que nous parlons de choses et d'autres, je regarde dans ton regard
mon rêve fou de ta vulve impossible.
*
Et
si un jour de nouveau, soudain, tu me donnes ton sexe, je serai si exténué de
désir et de malheur que le plaisir de te baiser là, à l'endroit de ta plus
douce chair, me sera malédiction et souffrance.
*
Je
les fais mal, mes exercices, si mal. Exercices d'exister, de vivre. Exercices
d'aimer. De ne pas aimer, de ne plus aimer. Je n'ai jamais appris mes leçons. J'ai
toujours séché le cours des choses.
*
J'aime
une femme. Seule urgence: ne plus l'aimer.
Arrêter
de penser à elle, de rêver. Arrêter d'attendre. Arrêter de m'attendre à quelque
chose. Arrêter de la désirer. Arrêter de rêver à son corps. Arrêter de rêver à
son sexe. Arrêter. Tant de fois le mot arrêter, c'est aussi: arrêter de vivre.
*
En
guise d'exercice: Si je suis, et si quelque chose se passe. Mais. Rien ne se
passe - et je ne suis pas. Fin de l'exercice. Repos.
*
Je
n'écoute pas de musique. Je ne supporte pas la musique.
Dans
le silence j'entends les petits pas des araignées - qui pourtant font tout pour
passer inaperçues.
Mais
voilà. Je vis dans le vacarme des araignées.
*
Chaque
fois que sonne le téléphone, je sursaute, c'est comme l'éclair d'un espoir:
qu'elle m'appelle pour m'appeler. Qu'elle m'appelle pour dire… Pour dire quoi?
Pour dire… Je ne sais plus.
Et
je m'en veux tellement pour ce téléphone qui n'arrête pas de sonner. Alors que
je n'y peux rien qu'il sonne. Mais je maintiens: Je m'en veux pour le téléphone
qui sonne.
*
Je
vais l'inventer, et puis la lui raconter, mon rêve de la culotte.
J'étais
une douzaine de fois passé devant la devanture de cette boutique de lingerie,
et une douzaine de fois, je m'étais attardé à regarder les précieux objets
exposés.
La
treizième fois, je suis entré dans cette boutique, où n'entrent pas les hommes
seuls en général. Et j'achetai pour toi une culotte en soie, la plus exquise,
la plus chère, 3.800 francs. Tu la mettras un soir où tu auras envie que main
d'homme te l'enlève. Chaque fois que je passe devant cette vitrine, je pense à
toi.
*
Sans
larmoyance: que je suis seul.
Prendre-dans-ses-bras,
c'est parfois plus (plus quoi?) que faire l'amour.
Cette
petite phrase à noter à contretemps, à contre-vie, - à soustraire au cours
stagnant des choses, - c'est jamais l'ordre du jour.
C'est
le désordre de la nuit.
Cette
petite phrase à contretemps, alors que le coeur bat si mal, sang circule si
peu.
Cette
petite phrase - une seule pour ce jour, ça suffirait, je serais heureux de la
trouver, au détour d'un instant.
Mais
c'est le silence et l'hébétude.
*
Répétition.
Passage de vie à mort. Après cet été-là, c'était, de nouveau, un passage à la
mort. Elle vivait encore, avait les yeux ouverts, parlait, disait des mots,
mais devenait froide, raide, rêche. Momifiée. Je ne me suis toujours pas
affranchi.
*
Choses
simples que je dirai au marin.
Elle
m'a laissé approcher, de si près, de si près, son corps, son corps vivant, son
corps nu, sa vulve ouverte, son vagin chaud, puis elle a voulu retourner à la
mort.
*
C'est
possible. Je t'écrirais une petite lettre, en pleine nuit, alors que le vent
gifle mes lucarnes, je t'écrirais juste quelques mots. Pas pour te dire que je
t'aime. Non. Que je me languis de toi. Non. Juste pour te dire que je suis
assis dans ma mansarde, silencieux, à écouter le vent. Depuis quelques heures
je n'ai plus entendu ma voix, parce que je n'ai parlé à personne. C'est la
nuit. Et j'ai mes vertiges de la nuit. J'ai posé le cahier bleu sur ma cuisse
et j'ai commencé à écrire. T'écrire. Pour te parler. La nuit. Pour te parler de
la nuit. La tristesse, pendant la nuit, a une sorte de pureté. Je pourrais
arrêter pendant la nuit. Arrêter de respirer. Oui. Ce serait peut-être simple,
s'il n'y avait pas de hoquets, de crampes, d'étouffement. Arrêter simplement. C'est
à cause de ce vent qui rafale sur le toit. Der Wind, der Wind. Je t'écrirais une petite
lettre, c'est possible. Je te l'enverrais. Une lettre de la nuit.
*
Anchio.
Personne ne s'en rend compte, apparemment, moi je le sais depuis de si longues
années: anchio son pittore. Ces signes dont j'ai couvert le papier marouflé.
pour le moment je garde tout ça dans mes placards. Mais quelle surprise le jour
- mais quand? où l'on ouvrira, forcera, les placards, qui ferment mal, mais
ferment. Que des couleurs chaudes, juste quelques touches de vert, ci ou là,
pour le contraste, pour faire sortir toutes les nuances du jaune, brun, rouge,
aucune trace de bleu, je hais le bleu, j'exècre le bleu. Le ciel jour après
jour me suffit, encore que je note ceci un jour d'averse, et ça fait des jours
et des jours qu'il n'y que ça: des averses.
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