samedi 31 mars 2018

CAHIER HEMA NOIR - chapitre 58

Mark Rothko, Multiforme, 1948




58.
Quand trois ou quatre étiquettes ont été définies, écrites à l’encre indélébile et collées sur la planche choisie sur l’étagère, quand c’est le dernier jour du troisième mois et que donc forcément fatalement le quatrième mois va venir, un de mes mois préférés, peut-être mon mois préféré tout court, malgré son abyssale cruauté notoire & avérée, mais il y aura la promesse des anémones, aucune promesse n’est aussi consolante & réparatrice que la promesse des anémones, sur une des étiquettes il y aura juste marqué trois étoiles à côté du mot poètes, ce sera la planche spéciale des poètes désenclavés de l’ordre alphabétique, Tzara Klée Sacré Chambaz Chambard Chavée Izoard Laupin, il y aura d’autres planches trois étoiles plus tard, elles seront plus tard signalées, en fait je connais plusieurs endroits dans les forêts alentour où les anémones sont en train d’éclore par milliers & millions, cruelest month indeed, puis tombent ces deux lignes dans « L’œuvre » de Zola : Quand la terre claquera dans l’espace comme une noix sèche, nos œuvres n’ajouteront pas un atome à sa poussière, je voulais au départ composer une page avec un anaphorique quand, et maintenant c’est sabordé, cette page-là ne sera pas écrite, peut-être le sera-t-elle plus loin, plus tard, avec une autre ribambelle de quand, quand aucune sèche noix ne viendra bousiller mon monumental monument.



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jeudi 29 mars 2018

CAHIER HEMA NOIR - chapitre 57

Piet Mondrian, Arbre argenté, 1911



57.
Ils ont une frénésie du livre, mais qui n’est pas vraiment frénétique, c’est qu’il n’y a qu’un seul livre, alors que leur livre c’est des dizaines de livres, mais ils ne s’en rendent pas compte, ils ont leur stand au Salon du livre, obtenu par on ne sait quelles manigances, ils ont dû dire : Nous c’est le livre, et dans les officines on ne comprenait pas, leur stand est pathétique, il est vide, au milieu un socle et sur le socle : un livre, les badauds distraits & désorientés qui passent sont hélés jovialement et invités à venir voir le livre, le livre des livres, et à oublier tous les livres en cet endroit où il y a des millions de livres, je m’entretiens avec un des héleurs, un jeune homme impec, veston impec, chemise impec, boutons de manchette impecs, cravate impec, et sûrement aussi slip impec, Calvin Klein ou Armani, comment savoir, pour abriter une bite impec, une bite religieuse que le jeune homme gère impeccablement, alors que la plupart des hommes, on le sait, n’arrivent pas vraiment à gérer leur bite, tout le livre, dit le jeune homme, et tant de gens ne le savent pas, tout le livre est parole de Dieu, je rétorque, je le connais, ton livre, je l’ai lu ton livre, c’est des dizaines de livres, ton livre, avec des dizaines d’auteurs, le livre que je préfère dans ton livre, c’est Qohélet, un vieux scribe amer, cynique et mélancolique, qui n’a vraiment rien de divin, puis je tire de la poche de mon veston un opuscule que j’ouvre au milieu, je dis : c’est Tchouang Tseu, écoute : La vie est comme un poulain blanc qui franchit une faille — un éclair et c’est fini.



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mercredi 28 mars 2018

CAHIER HEMA NOIR - chapitre 56

photo L. Sch.



56.
Les touches blanches, enfin, pas tout à fait blanches du piano, pas blanches comme est blanche la neige, mais un peu blanc cassé, ou ivoire (faux ivoire), mais blanches quand même par contraste radical avec le noir des touches noires, comme c’est le cas pour quatre-vingt-dix-huit pour cent des pianos, sauf quelques hammerklaviere que j’ai vus, du XVIIIe siècle, facture spéciale, à Anvers ou Dresde, où c’était l’inverse, les noires étaient claires, sinon blanches, et les blanches étaient marron foncé sinon noires, ça dépendait du bois choisi pour les lamelles, les touches blanches de mon piano Kühne qui se trouvait dans la pièce dite du piano au rez-de-chaussée de ma maison, les touches blanches n’étaient plus blanches, ni même blanc cassé, ou ivoire, faux ivoire, les touches blanches de mon piano étaient noires, noires comme les touches noires, ce piano sur lequel j’avais depuis l’adolescence fait du Clementi, du Kuhnau, du Czerny, un peu de Schubert, la sonate dite facile de Mozart, la Barcarolle de Mendelssohn, le premier mouvement de la Clair de Lune, je le faisais bien, assez bien, je pense, ce premier mouvement de la Claire de Lune, presque pas Bach, Bach m’intimidait, sauf le premier prélude du Bien-Tempéré, toutes les touches de mon piano, les noires & les blanches étaient noires, et gondolaient, n’étaient plus vraiment dans le rang, les touches de mon piano Kühne, fabriqué à Dresde, n’étaient plus vraiment jouables, parce que mon piano avait brûlé.




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