mercredi 30 novembre 2016

PROSERIES - chapitre 95

dessin Pierre Aleschinski



chapitre 95


Autre biographème, celui des lettres inutiles, feuillets compulsivement écrits, par pression, par urgence existentielle, mais pas attendus, pas souhaités, pas bienvenus, à peine exprimé ça doit être réprimé, ravalé, feuillet après feuillet empêché de parvenir à destination, comme si le destin ne permettait pas ça, et c’est effectivement ce qui se passe, le destin fait savoir son déplaisir, et cela équivaut à un véto, injonction de te taire, ou au moins ne pas manifester que tu te manifestes, des choses arrivent et c’est comme si elles n’étaient pas arrivées, et les émotions qui vont avec n’ont pas lieu d’avoir lieu, tout ce que tu ressens doit être encarapaçonné, tes vertiges tu te les gardes, ils n’intéressent pas, agacent, incommodent, exercice vital, c’est-à-dire mortifère, réprimer ce qui éclot, interrompre, couper, et je respire comme si de rien n’était, je respire comme si je respirais, je mime la respiration, et mon cœur mime d’être mon cœur, alors qu’il est en catalepsie, et tout cela je le griffonne sur des feuillets, que j’appelle billets, qui pourraient s’envoler mais ne s’envolent pas, ça ne donne rien, ça ne va nulle part, ça ne donne que la page sur le misérable biographème des lettres inutiles.





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samedi 26 novembre 2016

AUTRE LIASSE - chap. 15

peinture Pierre Aleschinski




chapitre 15

1.
Diagramme de vie : le saintpaulia, dicotylédone gamopétale, sur ma table de travail. Avait fleuri début mai, puis de nouveau fin juillet ; vient de refleurir fin octobre. Sous mes yeux jour après jour. Il n’y a pas d’autre éloge de la vie.

2.
Spéculation qui s’était faite à propos d’Averroès, puis beaucoup plus tard à propos de Kant : si jamais leur membre a été dans la bouche d’une femme.

3.
Il dit : I am a metaphysical poet.

4.
Comme des tréfonds d’un sombre étang, remontent des bulles à la surface, ramenant syllabes d’antan, ramenant Domine non sum dignus ut intres sub tectum meum / Sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea [‘Seigneur, je ne mérite pas que tu entres sous mon toit mais dis seulement un mot et mon âme sera guérie’]. Prière que nous priions avant la communion.

Cette prière du toit et de la guérison provient d’un épisode dans Matthieu VIII où un centurion vient demander à Jésus de guérir son fils atteint de paralysie et souffrant atrocement. Et Jésus répond spontanément qu’il va aller le guérir. C’est à ce moment-là que le centurion prononce les fameux mots — sauf qu’au lieu de mon âme il dit mon fils. Episode sublime. Paroles sublimes.

Pour moi, le et sanabitur anima mea est, dans une bulle, revenu à la surface, quand une personne dont le silence m’avait si longtemps suffoqué, me dit quelques mots, tantum dic verbo, qui firent grand bien à mon âme.

5.
Le dictionnaire on-line « EUdict », latin/anglais que je consulte régulièrement donne pour vulva : womb (particularly that of a sow).

6.
Manège de la vie… Retour du même, encore & encore, comme les fleurs, comme les oiseaux migrateurs, comme les saisons. Tout revient, tout renait. Et moi aussi. Alors que l’existence est linéaire. Et droit dans le mur.
On ne vit, léopardiennement, que grâce à la douce magie des illusions.

7.
Qu’est-ce que ça te fait penser quand tu te regardes dans le miroir ? C’est quoi ce visage que les autres voient ? Ton regard, qu’est-ce qu’il exprime ? Et ta bouche ?

Tu n’en penses rien. Tu pourrais t’amuser à te déprécier, avec narcissique mauvaise foi. Pointer ta native mocheté. Au lieu de ça, tu te souviens d’un moment précis où une femme aimée, un jour, te regarda. Tu te souviens de son sourire à ce moment-là. La vie, c’est des millions de moments. Ce moment-là était, peut-être, dans la somme de tous les moments, le plus beau moment de ta vie.

8.
La théologie d’Hitler, verbatim. Dans un entretien de juin 1926, que Goebbels rapporte dans son journal, il dit : Dieu nous a donné dans notre combat [‘in unserem Kampf’] sa grâce dans une mesure surabondante [‘in überreichem Maβe’] ; comme plus beau cadeau il nous accorde la haine de nos ennemis que nous haïssons de même et de tout cœur.

9.
Je (me) le fais de temps en temps, avec une sorte d’enthousiasme, c’est une si bonne chose, et il faut le faire aussi longtemps que ça fonctionne, et ça fonctionne encore si bien. — Winfrid Zermatt (1899-1975) dans une lettre du 23 novembre 1974 à Georges Haldas

10.
C’est une si bonne chose, écrire, c’est presque rien, mais ce n’est pas rien. J’en ai besoin. C’est vital. Comme tout un chacun, je suis, banalement, voué à la mort. Tout ce que j’ai fait, tout ce que je suis, est voué à la disparition. Mais pas une disparition totale, sans traces. C’est une pensée doucement parano. Quelques pages. Quelques livres. Et quelques personnes à qui il arrivera de s’y pencher. Dans vingt, dans quarante ans. C’est mon aere perennius, doucement pathétique. Et c’est assez. Je ne suis pas une blatte.


AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII

inédit



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jeudi 24 novembre 2016

FRAGMENTS DU JOURNAL INTIME DE DIEU - fragment 981




Fragment 981 Dans les chapitres de Matthieu et de ses confrères, il n’y a pas seulement des pages doctrinales et didactiques, mais aussi des récits qui témoignent des dons authentiquement romanesques des auteurs : effets de surprise, revirements & incongruités qui divertissent ou laissent songeur, parfois à la limite du malaise.
Ainsi l’épisode des deux possédés dans le VIIIe chapitre de Matthieu.
Deux énergumènes, possédés par le démon, sortant des tombeaux, vinrent à la rencontre de Jésus, des êtres si sauvages que nul se sentait de force à passer par ce chemin ; or, il y avait, à une certaine distance, un gros troupeau de porcs en train de paître, et les possédés supplièrent Jésus : Si tu nous expulses, envoie-nous dans ce troupeau de porcs… Jésus trouva que c’était une bonne idée. Et il expulsa les démons qui s’en allèrent dans les porcs, et tout le troupeau des porcs se précipita du haut de l’escarpement dans la mer et périt dans les eaux.
Et pourtant ces porcs, me semble-t-il, paissant paisiblement, étaient en train de jouir d’une indéniable joie de vivre…
Le thaumaturge de Nazareth, je n’ai jamais réussi à déceler de la cohérence, ni humaine et encore moins divine, dans sa structuration psychologique.







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lundi 21 novembre 2016

AUTRE LIASSE - chap. 14

peinture Pierre Aleschinski


chapitre 14

1.
Face à la noirceur, cruauté, bêtise, horreur de l’humanité, je suis heureusement pourvu d’une obtusité qui me préserve ; être vraiment conscient, ce serait arrêter de respirer — ou se suicider aussitôt.

Mais. Dans le monde où s’exerce & s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Weyden, et Vivaldi, et Paul Klee ; fleurissent les magnolias, les trémières et les crocus ; évoluent les hannetons, les grues cendrées et les baleines.

J’ai fait ma brève & passagère apparition, pendant laquelle j’ai senti le besoin et l’envie de mettre en syntaxe la Chaconne, et Babi Yar, et Agent Orange, et l’hippocampe.

2.
Vivre : à tout moment le surréalisme le plus effréné. Mais on n’y prête pas attention. La démence démesurée de l’univers tonitrue et on note sur son pense-bête : acheter chicons, Evian et PQ.

3.
Sur le poitrail musclé de Poutine : une croix.

4.
Jolie robe d’été — si j’étais fourmi, je verrais la culotte (et dix-sept syllabes, s’il vous plaît) ; (les faiseurs de haïkus m’énervent).

5.
Parfois les souvenirs surgissent à la surface de la mémoire, comme d’énormes baleines jaillissant hors de l’océan, et montent au plafond et me retombent dessus ; le milligramme du présent écrabouillé par la tonne du passé.

6.
Scutenaire appelait cela « Mes Inscriptions » ; il en remplit quatre volumes.

La femme de Jules Renard a mutilé le manuscrit du Journal ; on ne lira pas tout.

Georges Haldas continuait à écrire ses carnets ; en faisait un volume chaque année.

Joseph Joubert remplit des milliers de pages de carnets ; ne les publie pas ; c’était un des auteurs favoris de Jean-Claude Pirotte. Joubert écrit : Le plus beau des courages, celui d’être heureux. Il écrit : Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe. Il meurt en 1824, à 69 ans. Je le lis depuis trois décennies.

Le père d’Anne Frank a revu, corrigé et censuré le Journal de sa fille.

Thomas Mann, en 1955 en Californie, scelle ses journaux : Daily notes from 1933-1951. Without any literary value, but not to be opened by anybody before 20 years after my death. 32 cahiers, 5118 pages.

Karl Ignaz Hennetmair scelle pour vingt ans son journal (de l’année 1972) entièrement consacré à Thomas Bernhard ; il sera publié en 2000 au Residenz Verlag. Qui n’a pas lu Hennetmair ne sait (presque) rien sur Thomas Bernhard.

« Notes de chevet », carnets de Sei Shonagon, écrits autour de l’an 1000, un des livres les plus originaux & attachants de la littérature mondiale ; parmi mes lectures permanentes depuis octobre 1985.

Brantôme, durant les trois dernières décennies de sa vie n’arrête pas d’écrire, remplit des milliers et des milliers de feuillets qui ne seront publiés qu’en 1655, cinquante ans après sa mort.

Je n’ai guère de cahiers à sceller : ils ont brûlé.

7.
Comment, avec Mt**, nous échangeons ce souvenir commun de nous être branlés sur le catalogue 3 Suisses ; dans le féerique domaine lingerie, les culottes parfois étaient légèrement transparentes.

8.
Point d’orgue dans le rythme de la journée, sur cette page (4310) du « Zibaldone » où Leopardi, en juin 1828, réfléchit sur l’effet produit par la contemplation [le mot revient plusieurs fois] de la beauté du visage de la femme toute jeune [entre seize et dix-huit ans], et les gestes, les mots, les attitudes — et dans cette émotion il ne se mêle aucun désir de posséder, (…) une impression si forte, si profonde, si ineffable, un je ne sais quoi de divin que rien ne peut égaler, et à la fin de la page, cela aboutit à un sentiment de compassion pour cet ange de bonheur, puis, après la virgule, abruptement, ce sentiment de compassion, comme devant un abîme, s’élargit : compassion pour nous-mêmes, pour le genre humain, pour la vie…

Jamais on n’aura rien lu de semblable, ni chez Montaigne, ni Spinoza, ni Schopenhauer, ni Nietzsche.

9.
Lire : choses qu’on n’a pas écrites, n’a pas su écrire, choses qu’on aurait pu écrire, voulu écrire, — et que, maintenant, on n’a plus à écrire…
Lire, c’est, aussi, cet indicible plaisir-là.

10.
Pour désigner cet endroit-là du corps féminin qui l’intéresse beaucoup et qu’il évoque à mainte reprise, Brantôme, dans « Les Dames galantes » dit parfois la bouche de là.

Aussi en fait-il l’éloge, et notamment du coloris : elle portait là trois belles couleurs ordinairement ensemble qui estoyent incarnat, blanc et noir : Car cette bouche de là estoit colorée et vermeille comme corail, le poil d’alentour gentiment frizonné et noir comme ébène ; ainsi le faut-il, et c’est l’une des beautez ; la peau estoit blanche comme albastre, qui était ombragée de ce poil noir. Cette vue est belle…



AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII


inédit




mardi 15 novembre 2016

NOUVEAUX NEUVAINS, vol. 5

TURNER , The Morning after the Deluge, 1843, Tate Gallery




vivre : à tout moment
le surréalisme le plus effréné

la démente démesure de l’univers
crépite sans cesse & tonitrue

on pourrait y prêter attention
mais on est tellement occupé

et s’il traîne quelque part un bout de papier
on en fait son pense-bête :

acheter chicons, Evian et PQ


 NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5


inédit



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samedi 12 novembre 2016

AUTRE LIASSE, chap. 13

peinture Pierre Aleschinski



chapitre 13



1.
J’étais sûr que cela n’arriverait pas. J’étais sûr que cela ne pouvait pas arriver. Il n’était pas possible que cela arrive. Pas pensable. Pas imaginable. Et maintenant ? Il va fourrer sa grosse grasse patte sous la robe de la Liberté.

2.
Pas important, la page que je ne lis pas, n’ai pas lue, et peut-être même ne lirai jamais. Importe, et infiniment, la page que je lis aujourd’hui, ici, maintenant, en ce moment — je la lis comme si c’était la dernière page que j’aurais lue.

3.
Ne laisse pas, ne laisse jamais passer un mot que tu ne connais pas, ne laisse pas passer zibeline — tu seras merveilleusement récompensé par l’image qui jaillira.

4.
Détourner le regard des choses laides & mauvaises du présent et du passé, et pendant qu’on détourne le regard on se demande si on a le droit de le détourner et on donne son attention aux trois fragiles tiges fleuries d’un saint-paulia ou à l’image dérobée qui fait voir la beauté raffinée & fascinante d’une vulve mi-ouverte.

5.
Étoilement autour de moi, toutes les directions dans lesquelles je peux étendre la main pour saisir un livre, le ramener dans le réseau, une lecture appelle l’autre, d’une page de Tolstoï passer à une page de Julien Green, puis à Pascal, puis à Marc Aurèle, autant de petites voutes où s’abriter, points d’orgue où demeurer, parenthèses où respirer en étant conscient qu’on respire, et que la respiration, d’instant en instant, est provisoire & transitoire, que la respiration, d’un moment à l’autre peut s’arrêter, et c’est un plaisir intense que de respirer. Et voici une page de Brantôme.

6.
Was ist der Mensch ? — Immanuel Kant

7.
Comment ils ont retiré du lac le cadavre du roi Louis II, suicidé, puis le cadavre de son surveillant Gudden, auquel le roi, tenant à son suicide, avait crevé un œil et déchiré le visage avec ses ongles.

8.
Ses amantes, le duc d’Alençon (1555-1584) les faisait s’étendre toutes nues sur un drap de taffetas noir, afin que, écrit Brantôme, leur blancheur et délicatesse de chair parust bien mieux parmy le noir. Aussi préférait-il qu’elles eussent la toison bien fournie et bien sombre, afin qu’on ne vît encore rien de la secrète fente, qu’elles ne révéleraient, lumineuse, rosâtre et luisante, qu’au moment d’opérer l’indécente abduction des cuisses.

9.
Face à la fenêtre je suis assis, face aux plantes sur le rebord, plusieurs orchidées blanches et une amaryllis, éclose depuis trois jours, rutilante trompétante, et deux roseaux, épais faisceaux de tiges, racines baignant dans l’eau, puis au-delà de la fenêtre, la terrasse avec des dizaines de plantes, dont quelques-unes fleurissent encore, un peu exténuées, il n’a pas encore gelé, le ginkgo a perdu toutes ses feuilles jaunes, l’érable du Japon a perdu toutes ses feuilles rouges, et au-delà du mur de la terrasse, la colline avec le verger, la platebande potagère du voisin, puis plus haut, plus loin, la forêt où reste encore la moitié des feuilles, vertes brunes rousses jaunes, et à la lisière de la forêt l’alignement des vignes jaunies, dépouillées de leurs fruits, et au-dessus, le ciel changeant, nuages gris, troués, à travers lesquels passent de temps en temps des rayons de soleil — face à cette fenêtre, chaque jour je suis assis, regardant chaque jour le même ciel.

10.
Dans le cahier « Morphée » (volume XII) où j’écris mes rêves, la page de gauche est réservée aux commentaires et tentatives d’interprétation et aussi à la désignation des ‘Tagesreste’ marqués TR.

Apparition de Dg** dont j’avais été autrefois très malheureusement très amoureux. Si longtemps après, la voilà revenue. Et revenue aussi, semble-t-il, sur ses refus. Elle évolue dans une proximité assez transgressive, envoie des signaux. Comme pour me tester. N’attendant pas d’initiative de ma part. Je suis pris de court. Puis sa main descend le long de moi, goes down on my dick, comme dans « Death Car ». Juste ce geste que rien n’annonçait. Plus tard, sur la large couche, à même le plancher, alors que ce n’est pas encore l’heure de se coucher, elle vient se recroqueviller à l’endroit des oreillers, dans une pose très étudiée, très esthétique, un po klimtemente, je vois son dos nu, je suis surpris étonné perplexe, mais ni désireux ni excité — dans mon rêve, je n’ai pas de bite, sauf dans son fantasme à elle. Dans la rubrique TR je note : regardant des images de femmes nues, j’en vois une qui lui ressemble, debout, svelte, un peu diaphane, princesse qui fait voir son corps, mais sans ostentation. Et maintenant elle revient, avec une sorte d’audace, comme si sur le tard elle avait décidé de reléguer ses refus, ses minauderies négatives, traumatisantes, elle envoie des signaux d’offrande, allant jusqu’à se déshabiller, sans que je le lui demande. Je reste comme incrédule, pas chaud, mais échaudé.

Et la question va rester en suspens : L’homme, résiste-t-il à la femme nue… ? Faudrait relire Julius Evola : « La métaphysique du sexe ». En tout cas continuer dans Groddeck. Pas Lacan, il fait chier.



AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit





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mardi 8 novembre 2016

NOUVEAUX NEUVAINS, vol. 5

photo © Patricia Weibel, 2016




liste des choses arrivées
et liste des choses à venir

sur le même feuillet, recto verso
avec la même encre, la sépia

dix mille choses sont arrivées
quinze ou vingt vont encore venir

je serre dans ma poche
l’obole pour le nocher

debout au bord du débarcadère





NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5


inédit



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dimanche 6 novembre 2016

LETTRE OUVERTE À ZUCKERBERG






LETTRE OUVERTE À ZUCKERBERG

Dear Mark, comme nous sommes depuis si longtemps amis sur Facebook, je suis confiant que, malgré les deux milliards d'autres amis que vous avez, vous allez prendre connaissance de cette petite missive qui me tient à cœur.

Dans notre espace public, dans mon pays et dans l’Union européenne, des tirades racistes et des incitations au meurtre, ce n’est pas possible, en tout cas pas permis — et quand cela arrive, il y a des poursuites judiciaires et des condamnations.

L’immense espace Facebook est un domaine à part qui échappe aux lois.

Sur Facebook, dans le contexte de la problématique des réfugiés, régulièrement des individus qui le plus souvent se cachent derrière des pseudonymes publient des insultes, des déclarations et des commentaires qui avec une violence verbale inouïe et un vocabulaire raciste appellent à l’exclusion, à la déportation et parfois à l’assassinat.

Des associations et leurs juristes ont toutes les peines du monde à se battre contre ce fléau. Les appels aux administrateurs de Facebook d’éliminer ces discours haineux et de bloquer leurs auteurs n’obtiennent pas de réponses, sauf rarement, dans quelques cas où la presse s’en est massivement mêlée — mais cela peut durer de longs mois avant que les posts signalés soient éliminés.

Les réponses stéréotypées que reçoivent en général les requérants sont que les « community standards » de FB favorisent surtout l’expression et l’échange d’opinions. Et cela sous l’égide de la législation américaine : First Amendment, freedom of speech.

Et le seuil de vigilance est très bas, sinon inexistant : vous pouvez TOUT dire.

Alors que dans un autre domaine, les « community standards » sont très tranchés & tranchants, coupent net et aussitôt : No nudity.

Publiez une image où est visible le sexe d’un homme ou d’une femme, ou les deux à la fois — et en moins de 24 heures l’image est retirée et votre page bloquée. Et on vous somme de remettre une déclaration que vous ne publierez plus de nudité.


« L’Origine du monde » : non, c’est un délit. L’apologie des chambres à gaz : allez-y, c’est une opinion.



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samedi 5 novembre 2016

PROSERIES - chapitre 94

peinture Pierre Aleschinski




Tandis que Savitzkaya chouchoute ses endives, je me penche sur le mollasse cartésianisme de Malebranche, et force m’est de reconnaître que son affairement à lui, Eugène, est bien plus significatif & utile que le mien, partout alentour ces symptômes d’anxiété & d’angoisse, comme si une glaciation était imminente, un phalloïde cactus boude dans la pénombre, comme si toutes les femmes s’étaient recroquevillées, ne permettant plus aucune éclosion, ni en métaphore ni en physiologie, cela se passe toujours ainsi quand en novembre le soleil est en retrait, disparaissant derrière une épaisse couche de grisaille, et c’est le moment que choisit Savitzkaya pour chouchouter ses endives, qui ne sont rien d’autre que de louches bites enfouies dans un terreau funèbre, puis on attend que ça pousse, croisse et s’érige, à la tombée de la nuit, quelques choucas chafouins fouinent parmi les attroupements de promeneurs attardés, à la recherche d’yeux à crever de leur bec vorace & gourmand, crever d’un coup sec, puis gober la gluante glaireuse délicatesse, tandis que moi je m’empêtre dans la pédante apologie malebranchienne, immortalité de l’âme, quel gâchis, sous la voûte gothique de la cave se prépare la craquante & fraîche amertume des endives.


PROSERIES
inédit



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vendredi 4 novembre 2016

il aurait phallu

artiste hélas non identifié



Sur la plus haute branche


Le matin sur la plus haute branche du cerisier : un merle & deux mésanges, le merle n’est pas très content qu’ils soient là et finit par les chasser.

Une sorte de voile blanc sur la prairie, difficile de savoir, vu d’ici, si c’est une rosée abondante ou du givre. ♣ Pour ceux qui dormaient dehors, sous les bouleaux nus, par une nuit pareille, c’était l’enfer. ♣ Trois heures plus tard, je regarde par la fenêtre – et le merle est toujours là, sur la plus haute branche ; et le blanc des fleurs est tout près d’éclater, encore un jour ou deux. ♣ Pêcheur qui se prélasse dans sa barque à l’ombre des bambous, il a les yeux clos, sa tête repose sur ses bras, il tient l’aviron, dessin de Ma Yuan, mort en 1230 à quarante ans, – faudrait écrire la biographie de ce pêcheur, quinquagénaire ou sexagénaire, que se passe-t-il dans sa vie, plus rien, mais il s’est passé plein de choses, que faut-il retenir ? Nous sommes au XIIIe siècle, c’était la semaine dernière. Il a barbe et ventre rond. Il respire. Il somnole. Ne rêve pas. Ne rêve à rien. Hume la senteur de l’eau. La pêche ne l’intéresse pas. Il ne rentre jamais avec le moindre poisson. Et les poissons le savent. C’est le matin encore, le soleil chauffe assez, la somnolence fait du bien, je n’ai pas de courses à faire, pas de rendez-vous à honorer, on ne m’attend pas, on ne sait pas que je suis parti sur ma barque, on ne s’inquiète pas, je ne m’inquiète pas, je somnole, la barque tangue, les poissons fredonnent d’aise, autrefois assurément j’étais poisson, ou canard, ou pie, je ne sais plus, ça ne m’intéresse pas, j’ouvre un œil, juste au moment où passe une libellule, et je referme l’œil, je somnole, sous mon gros manteau je suis nu, l’étoffe rugueuse me chatouille la peau, entre mes jambes je sens ma bonne bite et mes bonnes couilles, ma bite de temps en temps se dresse, j’ouvre le manteau pour lui faire de la place, je la décoince, je la prends dans ma main, toute molle et chaude, comme un jeune animal, elle aime ça, se dresse, je la regarde, ça m’attendrit, c’est une journée comme toutes les autres sans histoire, sans histoires, sans fin ni commencement, les poissons fredonnent, les libellules caracolent, parfois une grosse mouche, c’est tout, c’est Ma Yuan qui m’a dessiné, ça me plaît, les choses étant ce qu’elles sont, comment un individu doit-il vivre ? se demande Annie Dillard, mon cœur, pour le moment, il marche, il a toujours marché, je respire, je vais bien, ne me fais pas trop de mauvais sang, le cours de choses court sa course, imperceptiblement,  peut-être que plus loin dans le sud il y a la grande famine, on n’en sait rien ici, je ne prends pas de poisson, je m’en fous des poissons, la libellule qui passe de temps en temps, c’est toujours la même, je la reconnais, et elle me reconnaît sans doute, elle s’amuse et me nargue, elle n’a pas beaucoup de cervelle. ♣ Puis c’est un autre jour – et le merle, il est là, à son poste, sur la plus haute branche du cerisier. Je suis là – le merle est là, c’est comme ça qu’il faut dire. ♣ J’écris Phalludes, c’est tout ce que je sais faire, les lapsus, ça se décide, savoir comment, je continue à écrire. ♣ Qu’à la faveur de ton cambrement je te mette le pivot – et la terre tournera autour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Et le merle est là, sur la plus haute branche. ♣ L’ai-je dit, ça, que le merle était là, sur la plus haute branche ? ♣ Faudra qu’un jour j’en parle, du merle. ♣ J’oublie ce que j’ai dit hier, il aurait phallu le noter, je ne sais plus quand c’était hier. ♣ Ce matin le merle était là, sur la plus haute branche, salut le merle, je suis là. ♣ Puis c’est un autre jour – et ainsi de suite. ♣ Puis c’est un autre jour, et je retourne voir la peinture de Ma Yuan ; les collectionneurs successifs (dont quelques impériaux) y ont apposé leur sceau rouge cinabre, et de même quelques admirateurs de passage – puis moi aussi j’y mets la date, ma date, mes dates. ♣ Ma Yuan, ses arrière-grand-père, grand-père, père, oncles, neveux, frères, fils ont été peintres. ♣ Le merle craint la pie – et les mésanges ont peur du merle, et c’est le soir d’un autre jour, et le merle n’est pas sur la plus haute branche. Dommage, je lui aurais fait signe.


Smoky
éditions Le Temps qu'il fait, 2003