peinture Leon Spillaert, 1923
vingt-quatrième livraison
PARASOL PARAVENT PARAMORT
33 notes
(septembre 1993)
Quand la page est blanche, quand la tête est vide, c'est
bon signe, sans qu'on sache encore pourquoi. Le matin, au réveil, et ce n'est
déjà plus le matin, la journée est fort avancée, les nuages passent. C'est un
corps lardé de mots qui languissamment émerge, un rituel.
*
On ne sait ce qu'on quitte quand on quitte la nuit ; les
rêves encore circulent dans les vaisseaux, s'accrochent aux fibres, puis
s'échappent, se dissolvent, bribes flottent de la lecture nocturne, un mot :
trou-mutisme, vague écho et travestissement de traumatisme, évocation des
sphincters qui se décrispent, béance, glissement, gargouillement. Et
l'aphorisme de Sa Majesté, comme un étendard (dard se tend) épinglé sur le
cyclorama de la scène : l'acte sexuel
n'existe pas... Passager fortuit et
clandestin, quand vais-je me décider à pinailler le Grand Maître platonique, ce
moment de la plus forte turgescence dans le fourreau comblé, j'aime ta queue dans moi...
*
Mots qui s'échappent d'en bas et d'en haut, mots
liquides, comprimés - puis jaillissent au fond du vagin.
*
Petit matin. Un autre jour. Jour après jour un autre
jour. Et au petit matin le retour au jour. Je reviens. J'en reviens. Et ramène
à la surface l'amas génital que je soupèse dans la main, soulevant légèrement les
boules pendantes, frissons dans la pilosité. Le grand carré blanc du lit: un
radeau miraculé, une piste d'atterrissage pour l'hélicoptère fantomatique, un
ring stridemment illuminé, une aire de jeux enfantins, regarde, regarde quand
je le prends, que je me l'agrippe (agripper signifie saisir en serrant),
regarde quand il s'érige le long de moi, regarde ma main qui le cajole, doigts
de musicien, agilité, virtuosité, - rien n'est davantage à portée de main, rien
n'est plus maniable, regarde ma main maniante, ne bouge pas pendant que je
bouge, regarde ma main qui entre en cadence, qui librement improvise sur le
chant donné, regarde mon regard qui se voile, regarde mes yeux mouillés qui
brillent, et tangue le radeau, chavire la chambre, dis-moi des mots pendant que
tu me regardes, et quand elle dit: je te veux, je veux qu'elle me veuille.
L'acte sexuel n'existe pas.
*
Je déchante, produis mes déchants, je vais et je viens
entre la dèche et l'euphorie, je prendrai des fortifiants de toutes les
couleurs, aucune alarme ne va se déclencher.
*
Ta pelouse pelucheuse j'y passerai les doigts, peloterai
dans tes broussailles, avancerai d'un doigt hardi jusqu'à l'anus. Et tu
chanteras, m'enchanteras, tes aisselles sont moites et ta culotte humide, et tu
ouvres ma tirette et tu m'agrippes, et les cœurs battent. Quand la tête est
vide, quand la page est blanche, les mots s'installent impunément. Je dis :
elle trépigne et se trémousse. C'est le moment. Quand la tête est vide,
quand... Un jour elle sera vide, vacante, récipient de rien.
*
Bien installer la chaise, ce n'est déjà pas rien, sous
le ciel saturé de nuages. Un corbeau au loin invisible croasse, la voix du
gamin fait vrombir les moteurs des Dinky Toys. Quelques géraniums sont rouges
encore, d'autres ont pourri. Celui qui seul parle, où vont ses mots, qui ne
vont à personne... ? Mots tracés sur le papier. Mots.
*
Plusieurs fois dans le rythme du jour il y aura le point
d'orgue. C'est un joli signe, c'est un parapluie, un parasol, un paravent, un
paramort, c'est un oeil ouvert, iris aiguë, perçante, pour voir, c'est un point
provisoirement protégé contre le ressac du temps, c'est un point pour le moment
hors du temps, un point d'attente, en réserve, en souffrance, un point qui
attend le moment d'être mis à la fin d'une phrase enfin un peu définitive,
c'est un clitoris qui attend de vibrer sous une succion d'amour.
*
Les pistes asphaltées sur la terre, les pistes sans
balises dans l'air, les avions qui dans l'après-midi plus haut que les nuages
savent où ils vont ; vus d'ici ils vont tout droit. Vont à Vancouver. A Malmö.
Aux îles Faroë. Les brumes dans d'autres régions ont d'autres circonstances,
d'autres odeurs. C'est comme les femmes.
*
D'autres micro-champignons qui foisonnent dans les
moisissures des conifères, tant d'espèces restent à découvrir, tant d'espèces
n'existent plus que sous forme de fossiles. Je me donne des explications, elles
ne servent à personne. Les mots ne servent pas, n'ont jamais servi. C'est comme
les femmes. La diversité de leurs odeurs. Il n'est pas question de leurs
parfums mais de leurs odeurs. Quand l'odeur d'une peau, et surtout d'une
muqueuse devient émouvante. Ou l'odeur d'un tissu. Les sécrétions qui
imprègnent le linge. Quand il presse contre son visage la culotte qu'elle vient
d'ôter, et respire profondément. Ou le moment où il dit : Je veux lécher ton
aisselle.
*
Le climat incertain de la mi-septembre, pour un quart
d'heure les nuages s'écartent, et les rayons chauds passent, dessinent des
ombres sur le sol, ravivent le rouge des feuilles rouges, - et le pullover
tient trop chaud. Il y a des oscillations dans la tristesse. Soupirs d'aise,
soupirs d'angoisse.
*
Plusieurs fois, au cours d'une journée il murmure : la
vie... la vie... La tête je le sens, va s'appesantir, peu à peu se pencher,
finalement se poser sur la table, s'engourdir, les liquides vont s'épaissir,
les liquides. Les cyclistes ont des tricots bariolés, avec des noms de firmes,
les cyclistes passent, pédalant, et avec eux passent les mots SONY YAMAHA
PEUGEOT McDONALD, - ça fait des méchantes couleurs sur la coulisse de
l'automne. La plupart du temps les cyclistes passent seuls, pédalent
solitaires, parfois ils passent à deux trois quatre, sans faire la course,
paisiblement, juste pour pédaler.
*
Celui qui seul parle ne dit rien, ne parle pas pour
dire. Il est installé sur la chaise, à la terrasse, à côté du parasol, parmi
les géraniums à moitié pourris.
*
Rien ne se passe et tout menace d'arriver.
Il reste quelques hirondelles, le soleil rebondit sur le
carrelage. L'un des hommes dit à l'autre, tranquillement, mets-moi ta bite.
*
Phrase tranquille que prononce tranquillement le nonagénaire
: que nous irons tous au paradis. Comme s'il disait que le prix des macaronis a
encore augmenté chez Cora. Mais je l'écoute parler et le laisse dire. Pas que
je sois à court d'arguments, — mes arguments sont au fond d'un placard que je
n'ouvre jamais. Le nonagénaire m'intéresse, m'émeut. J'écoute ce qu'il dit. Sa
voix. Ses mots. D'ailleurs lui non plus n'argumente pas. Il dit, c'est tout. Il
dit qu'il y a trente-cinq ans il en a fini avec la sexualité. Tranquillement.
*
Parmi les centaines de bistrots qu'il y a dans les
arrondissements du sud, trouver celui qui m'accueillerait, celui où je me
sentirais bien, celui où je voudrais encore et encore retourner. Anonymat &
familiarité. Je resterais une heure ou deux, immobile, avec un deux cafés et un
verre d'eau. Poésie banale du quartier. Après un certain temps je repère deux
ou trois habitués. Des attitudes, des gestes, rien de pittoresque, tout juste
une présence, rassurante, inconfondable. D'instinct j'évite des situations alarmantes
; mais déjà des événements à peine perceptibles m'alertent. Alors je ferme,
symboliquement, les yeux. Je ne veux rien voir. Ceux qui ont les yeux ouverts,
je ne sais pas ce qu'ils voient. Je les vois regarder, les regarde voir. Ne
sais pas quels clichés ils ramènent chez eux. Ni comment c'est chez eux.
*
Ascenseur troisième étage ; dans le vestibule beaucoup
de placards le long de la paroi. Appartement qui déborde. Toutes ces choses qui
depuis des années s’entassent ; quand on ouvre une porte, quelque chose
dégringole. Grand poster rougeoyant du Grand Canyon ; à la lumière du couchant.
Paysage. Où se perdre. Faut pas y passer la nuit. Cauchemar. Le froid. Le noir.
Et puis c'est si loin d'ici. Et puis ce n'est qu'une image. Pour faire joli
(sur le mur), — pour faire peur (dans la cervelle).
*
Le soir, dit l'homme assis sur le canapé en cuir, le soir
quand je suis crevé, je m'assieds ici, ou encore parfois je m'allonge, la tête
sur ses jambes à elle, et nous restons comme ça, devant la télé, parfois je
m'endors. Sa veste jeans est effrangée à l'encolure, il me montre des photos
d'il y a dix ans quinze ans, cheveux longs, - c'était mon temps sauvage,
dit-il. Dehors, devant la fenêtre, il y a un grand sapin noir qui met un peu de
vie dans la grisaille. Aux autres étages il y a d'autres gens, d'autres
affiches, d'autres bibelots dans les placards. A côté de l'immeuble il y a
d'autres immeubles, d'autres appartements, d'autres affiches, des centaines,
des milliers, des centaines de milliers.
*
Je vois devant moi le fauteuil en cuir ; personne n'y
est assis. Quelqu'un y est assis. Personne ne parle. Quelqu'un parle. Je suis
là. Je regarde. Je vois un fauteuil en cuir. Rien ne me surprend, — et tout est
effrayant. Je suis assis sur le fauteuil en cuir. Puis le fauteuil est vide ;
je n'y suis plus assis. Je ne suis plus là. Je suis ailleurs. J'ai bougé. Je ne
dis rien. Il y a quelque part quelqu'un qui prononce mon nom.
*
Elle lui dit, tranquille et malicieuse : vous devriez,
vous aussi, écrire votre Cahier Noir..., sachant qu'il sait de quoi elle parle.
Il fait semblant de n'avoir pas entendu. Il ne dit rien. Mais ces trois
syllabes s'incrustent dans ses circonvolutions, finiront par faire leur
itinéraire, longuement, interminablement. Pas malice, mais malheur.
*
Sur la Place de Paris la frêle fontaine le soir dans le
dernier jaune soleil à contre-jour, grâce, fraîcheur, — ça coule et coule et
personne ne regarde comment ça coule, les gens passent pressés, c'est la
fermeture des boutiques et des bureaux. Rumeurs de la ville ; dans le bistrot
en sourdine des rythmes syncopés, dehors le trafic. Le promeneur n'a rien à
faire. Il est assis. Il n'écoute pas ; il entend. Il rêvasse. Le nom de Zizi
Jeanmaire charrie en sourdine. Longues jambes, il s'en souvient, c'était les
années cinquante ? Qu'importe. Il rêvasse. A l'affût d'un adverbe inspiré,
inspirant.
*
Je tiens en suspicion la production des mots. Défense
sans conséquence. Mais le résultat est là. Je mitonne les ingrédients d'un
texte lointain, différé.
*
Un homme est assis sur une chaise devant la table ; il murmure
: Rien ne peut m'arriver ! rien ne peur m'arriver... Au verre de vin blanc
devant lui, il n'y touche pas. Il tourne au ralenti la tête à droite et à
gauche, le regard au loin et fredonne : Rien ne peut m'arriver...
*
Le Cahier Noir, je n'y ai plus touche depuis six mois ;
il est dans le rayon, toujours au même endroit. Texte sublime et effrayant,
faut pas y toucher trop souvent. L'homme qui murmure & fredonne n'a pas
bonne mine, il est gros, visage bouffi, bleuâtre.
*
Urinoir de la Place des Martyrs ; graffiti sur la paroi,
croix gammée inscrite dans l'étoile de David, prénoms, dates, numéros de
téléphone, dessins obscènes, queue debout visant un anus, feu d’artifice
spermatique, autant d’étoiles filantes, les mots Dieu est présent inscrits dans une bulle rouge ---- et l'odeur, et
le froid du lieu, le malaise d'être là et l'euphorie de se soulager, de vider
la vessie trop pleine, contre les doigts la tiédeur de la verge, — fonction peu
glorieuse mais fichtrement utile de l'organe princier... Tu es mâle parmi les mâles,
pas moyen de se désolidariser...
*
L'attente… Le temps où quelqu'un m'attendait. S'entendre
dire les mots : je t'attends. Quelqu'un change son rythme de marche, modifie la
cadence de sa vie, pour quelques secondes, pour quelques heures, je t'attends...
Et l'éloignement se met à vibrer, la séparation se magnétise et la solitude
n'est plus la solitude et on ne respire plus de la même façon, je respire vers
ton attente, je t'attends qui m'attends, stop. Petits récits au fil des jours à
huit syllabes. Bon à noter.
*
Le Cahier Noir s'est égaré, n'est plus à sa place dans
le rayon. Il vaut mieux, d'ailleurs, que pour le moment, je ne l'ouvre pas.
Cela me troublerait. Ce toujours même geste. Obsession. Ce vertige dans la
tête, les testicules. Entendre le vent dehors qui fouette le bouleau... et la
pluie qui tapote sur le toit. Etre à l'abri, c'est déjà ça ; être au sec. Sans
attente, immobile.
*
Ce besoin énervant et artificiel de différer. Différer
c’est projeter de la distance en amont ...
*
Quand le mot différer
m’est venu, éruptivement, je ne me rendais pas bien compte pour justement
ce mot-là, — quelques heures plus tard dans la journée (plus exactement en
pleine nuit) j’ai commencé à mieux comprendre. Différer — c’est retarder le
moment de la pénétration — et, aussi, éloigner l’accomplissement fatal et
létal, — le fait accompli de la mort... La mort me pénètre, — pour
camoufler qu’elle est, depuis longtemps, dedans (elle n’a jamais pénétré, elle
ne vient pas de l’extérieur). Je devrais,
ainsi, pendant des nuits entières faire l’effort de comprendre le mot différer.
*
L’amant taoïste qui diffère l’éjaculation. Différer
l’effondrement. Quand je me fais femelle pour prononcer le mot différer.
*
Mots de brocante, de crécelle. Images de sang. Une
dizaine de boîtes, cercueils alignés. Cadavres. Oboe da caccia. En pleine nuit.
Des semaines et des semaines de silence. Même pas les quelques mots pour noter
comment je suis tête-bêche avec elle ; pendant que je léchote son périnée,
mon pénis se dresse contre son visage ; avec une très grande douceur je cajole
son anus offert, elle chantonne d’aise. Et sur la route de son retour, je sais
qu’elle ramène ces souvenirs-là. Des sensations qui ne vont pas s’altérer. Nos
douceurs dans la pénombre. Son allégresse dite et exprimée d’avoir ma queue. Le
corps beau et le regard. De la caresser à l’intérieur. Et toutes les autres
choses qui pâlissent, se dissolvent. Des millions de notes. Pianotement, Le
Bien Tempéré. Le Deuxième Prélude par Nikolayeva, par Leonhardt, — mais
personne ne le fait comme S. Richter. Des larmes plusieurs fois à écouter Jauchzet, frohlocket. Je disais :
je suis dans une effroyable solitude, et je la tapisse de belle musique. Jour
après jour. Et quand c’est de nouveau le règne de l’insomnie, je me lève, me
mets à table et note une phrase ou deux à propos du pénis. Mes premières notes
après trois mois de silence, c’est à propos du sexe. Nécessairement.
Naturellement. Après on verra. Je t’écrirai un sonnet à propos des couilles
bien remplies. Et tu les presseras comme un citron. Tu me diras, comme en été,
au moment où je vais jouir dans ton ventre : viens maintenant dans ma
bouche. Elle voulait le sperme. Je pense à elle avec une si grande douceur. Je
dis à qui veut l’entendre que je ne l’aime pas – mais qu’est-ce que cela veut
dire ? Quand je m’allonge sur elle, le membre tout seul trouve son chemin
sans se fourvoyer, instinctivement, résolument, et les nymphes suintantes et dilatées
l’accueillent et le font pénétrer, et elle gémit si joliment. Et ensuite je
m’enfonce en elle, tranquillement, tranquillement, sans frénésie, sans
voracité, je ne m’excite pas pour faire durer l’érection, — et elle dure,
longtemps en elle je bouge, j’observe sa jouissance, tranquillement, je prends
sa tête dans mes mains, et regarde son visage, tout près, ses yeux, je baise sa
bouche, ses yeux, son cou, et en elle je bouge très fort, et son regard se
voile, et elle crie et murmure, elle dit des mots, elle dit : j’aime,
comme j’aime ta queue dans moi, ich mag
deinen Schwanz in mir.
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