samedi 10 mars 2018

LE CAHIER DE NAROKI - vingt-quatrième livraison

peinture Leon Spillaert, 1923



vingt-quatrième livraison


PARASOL PARAVENT PARAMORT


33 notes

(septembre 1993)



Quand la page est blanche, quand la tête est vide, c'est bon signe, sans qu'on sache encore pourquoi. Le matin, au réveil, et ce n'est déjà plus le matin, la journée est fort avancée, les nuages passent. C'est un corps lardé de mots qui languissamment émerge, un rituel.

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On ne sait ce qu'on quitte quand on quitte la nuit ; les rêves encore circulent dans les vaisseaux, s'accrochent aux fibres, puis s'échappent, se dissolvent, bribes flottent de la lecture nocturne, un mot : trou-mutisme, vague écho et travestissement de traumatisme, évocation des sphincters qui se décrispent, béance, glissement, gargouillement. Et l'aphorisme de Sa Majesté, comme un étendard (dard se tend) épinglé sur le cyclorama de la scène : l'acte sexuel n'existe pas...  Passager fortuit et clandestin, quand vais-je me décider à pinailler le Grand Maître platonique, ce moment de la plus forte turgescence dans le fourreau comblé, j'aime ta queue dans moi...

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Mots qui s'échappent d'en bas et d'en haut, mots liquides, comprimés - puis jaillissent au fond du vagin.

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Petit matin. Un autre jour. Jour après jour un autre jour. Et au petit matin le retour au jour. Je reviens. J'en reviens. Et ramène à la surface l'amas génital que je soupèse dans la main, soulevant légèrement les boules pendantes, frissons dans la pilosité. Le grand carré blanc du lit: un radeau miraculé, une piste d'atterrissage pour l'hélicoptère fantomatique, un ring stridemment illuminé, une aire de jeux enfantins, regarde, regarde quand je le prends, que je me l'agrippe (agripper signifie saisir en serrant), regarde quand il s'érige le long de moi, regarde ma main qui le cajole, doigts de musicien, agilité, virtuosité, - rien n'est davantage à portée de main, rien n'est plus maniable, regarde ma main maniante, ne bouge pas pendant que je bouge, regarde ma main qui entre en cadence, qui librement improvise sur le chant donné, regarde mon regard qui se voile, regarde mes yeux mouillés qui brillent, et tangue le radeau, chavire la chambre, dis-moi des mots pendant que tu me regardes, et quand elle dit: je te veux, je veux qu'elle me veuille. L'acte sexuel n'existe pas.

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Je déchante, produis mes déchants, je vais et je viens entre la dèche et l'euphorie, je prendrai des fortifiants de toutes les couleurs, aucune alarme ne va se déclencher.

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Ta pelouse pelucheuse j'y passerai les doigts, peloterai dans tes broussailles, avancerai d'un doigt hardi jusqu'à l'anus. Et tu chanteras, m'enchanteras, tes aisselles sont moites et ta culotte humide, et tu ouvres ma tirette et tu m'agrippes, et les cœurs battent. Quand la tête est vide, quand la page est blanche, les mots s'installent impunément. Je dis : elle trépigne et se trémousse. C'est le moment. Quand la tête est vide, quand... Un jour elle sera vide, vacante, récipient de rien.

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Bien installer la chaise, ce n'est déjà pas rien, sous le ciel saturé de nuages. Un corbeau au loin invisible croasse, la voix du gamin fait vrombir les moteurs des Dinky Toys. Quelques géraniums sont rouges encore, d'autres ont pourri. Celui qui seul parle, où vont ses mots, qui ne vont à personne... ? Mots tracés sur le papier. Mots.

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Plusieurs fois dans le rythme du jour il y aura le point d'orgue. C'est un joli signe, c'est un parapluie, un parasol, un paravent, un paramort, c'est un oeil ouvert, iris aiguë, perçante, pour voir, c'est un point provisoirement protégé contre le ressac du temps, c'est un point pour le moment hors du temps, un point d'attente, en réserve, en souffrance, un point qui attend le moment d'être mis à la fin d'une phrase enfin un peu définitive, c'est un clitoris qui attend de vibrer sous une succion d'amour.

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Les pistes asphaltées sur la terre, les pistes sans balises dans l'air, les avions qui dans l'après-midi plus haut que les nuages savent où ils vont ; vus d'ici ils vont tout droit. Vont à Vancouver. A Malmö. Aux îles Faroë. Les brumes dans d'autres régions ont d'autres circonstances, d'autres odeurs. C'est comme les femmes.

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D'autres micro-champignons qui foisonnent dans les moisissures des conifères, tant d'espèces restent à découvrir, tant d'espèces n'existent plus que sous forme de fossiles. Je me donne des explications, elles ne servent à personne. Les mots ne servent pas, n'ont jamais servi. C'est comme les femmes. La diversité de leurs odeurs. Il n'est pas question de leurs parfums mais de leurs odeurs. Quand l'odeur d'une peau, et surtout d'une muqueuse devient émouvante. Ou l'odeur d'un tissu. Les sécrétions qui imprègnent le linge. Quand il presse contre son visage la culotte qu'elle vient d'ôter, et respire profondément. Ou le moment où il dit : Je veux lécher ton aisselle.

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Le climat incertain de la mi-septembre, pour un quart d'heure les nuages s'écartent, et les rayons chauds passent, dessinent des ombres sur le sol, ravivent le rouge des feuilles rouges, - et le pullover tient trop chaud. Il y a des oscillations dans la tristesse. Soupirs d'aise, soupirs d'angoisse.

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Plusieurs fois, au cours d'une journée il murmure : la vie... la vie... La tête je le sens, va s'appesantir, peu à peu se pencher, finalement se poser sur la table, s'engourdir, les liquides vont s'épaissir, les liquides. Les cyclistes ont des tricots bariolés, avec des noms de firmes, les cyclistes passent, pédalant, et avec eux passent les mots SONY YAMAHA PEUGEOT McDONALD, - ça fait des méchantes couleurs sur la coulisse de l'automne. La plupart du temps les cyclistes passent seuls, pédalent solitaires, parfois ils passent à deux trois quatre, sans faire la course, paisiblement, juste pour pédaler.

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Celui qui seul parle ne dit rien, ne parle pas pour dire. Il est installé sur la chaise, à la terrasse, à côté du parasol, parmi les géraniums à moitié pourris.

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Rien ne se passe et tout menace d'arriver.

Il reste quelques hirondelles, le soleil rebondit sur le carrelage. L'un des hommes dit à l'autre, tranquillement, mets-moi ta bite.


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Phrase tranquille que prononce tranquillement le nonagénaire : que nous irons tous au paradis. Comme s'il disait que le prix des macaronis a encore augmenté chez Cora. Mais je l'écoute parler et le laisse dire. Pas que je sois à court d'arguments, — mes arguments sont au fond d'un placard que je n'ouvre jamais. Le nonagénaire m'intéresse, m'émeut. J'écoute ce qu'il dit. Sa voix. Ses mots. D'ailleurs lui non plus n'argumente pas. Il dit, c'est tout. Il dit qu'il y a trente-cinq ans il en a fini avec la sexualité. Tranquillement.

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Parmi les centaines de bistrots qu'il y a dans les arrondissements du sud, trouver celui qui m'accueillerait, celui où je me sentirais bien, celui où je voudrais encore et encore retourner. Anonymat & familiarité. Je resterais une heure ou deux, immobile, avec un deux cafés et un verre d'eau. Poésie banale du quartier. Après un certain temps je repère deux ou trois habitués. Des attitudes, des gestes, rien de pittoresque, tout juste une présence, rassurante, inconfondable. D'instinct j'évite des situations alarmantes ; mais déjà des événements à peine perceptibles m'alertent. Alors je ferme, symboliquement, les yeux. Je ne veux rien voir. Ceux qui ont les yeux ouverts, je ne sais pas ce qu'ils voient. Je les vois regarder, les regarde voir. Ne sais pas quels clichés ils ramènent chez eux. Ni comment c'est chez eux.

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Ascenseur troisième étage ; dans le vestibule beaucoup de placards le long de la paroi. Appartement qui déborde. Toutes ces choses qui depuis des années s’entassent ; quand on ouvre une porte, quelque chose dégringole. Grand poster rougeoyant du Grand Canyon ; à la lumière du couchant. Paysage. Où se perdre. Faut pas y passer la nuit. Cauchemar. Le froid. Le noir. Et puis c'est si loin d'ici. Et puis ce n'est qu'une image. Pour faire joli (sur le mur), — pour faire peur (dans la cervelle).

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Le soir, dit l'homme assis sur le canapé en cuir, le soir quand je suis crevé, je m'assieds ici, ou encore parfois je m'allonge, la tête sur ses jambes à elle, et nous restons comme ça, devant la télé, parfois je m'endors. Sa veste jeans est effrangée à l'encolure, il me montre des photos d'il y a dix ans quinze ans, cheveux longs, - c'était mon temps sauvage, dit-il. Dehors, devant la fenêtre, il y a un grand sapin noir qui met un peu de vie dans la grisaille. Aux autres étages il y a d'autres gens, d'autres affiches, d'autres bibelots dans les placards. A côté de l'immeuble il y a d'autres immeubles, d'autres appartements, d'autres affiches, des centaines, des milliers, des centaines de milliers.

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Je vois devant moi le fauteuil en cuir ; personne n'y est assis. Quelqu'un y est assis. Personne ne parle. Quelqu'un parle. Je suis là. Je regarde. Je vois un fauteuil en cuir. Rien ne me surprend, — et tout est effrayant. Je suis assis sur le fauteuil en cuir. Puis le fauteuil est vide ; je n'y suis plus assis. Je ne suis plus là. Je suis ailleurs. J'ai bougé. Je ne dis rien. Il y a quelque part quelqu'un qui prononce mon nom.

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Elle lui dit, tranquille et malicieuse : vous devriez, vous aussi, écrire votre Cahier Noir..., sachant qu'il sait de quoi elle parle. Il fait semblant de n'avoir pas entendu. Il ne dit rien. Mais ces trois syllabes s'incrustent dans ses circonvolutions, finiront par faire leur itinéraire, longuement, interminablement. Pas malice, mais malheur.

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Sur la Place de Paris la frêle fontaine le soir dans le dernier jaune soleil à contre-jour, grâce, fraîcheur, — ça coule et coule et personne ne regarde comment ça coule, les gens passent pressés, c'est la fermeture des boutiques et des bureaux. Rumeurs de la ville ; dans le bistrot en sourdine des rythmes syncopés, dehors le trafic. Le promeneur n'a rien à faire. Il est assis. Il n'écoute pas ; il entend. Il rêvasse. Le nom de Zizi Jeanmaire charrie en sourdine. Longues jambes, il s'en souvient, c'était les années cinquante ? Qu'importe. Il rêvasse. A l'affût d'un adverbe inspiré, inspirant.

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Je tiens en suspicion la production des mots. Défense sans conséquence. Mais le résultat est là. Je mitonne les ingrédients d'un texte lointain, différé.

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Un homme est assis sur une chaise devant la table ; il murmure : Rien ne peut m'arriver ! rien ne peur m'arriver... Au verre de vin blanc devant lui, il n'y touche pas. Il tourne au ralenti la tête à droite et à gauche, le regard au loin et fredonne : Rien ne peut m'arriver...

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Le Cahier Noir, je n'y ai plus touche depuis six mois ; il est dans le rayon, toujours au même endroit. Texte sublime et effrayant, faut pas y toucher trop souvent. L'homme qui murmure & fredonne n'a pas bonne mine, il est gros, visage bouffi, bleuâtre.

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Urinoir de la Place des Martyrs ; graffiti sur la paroi, croix gammée inscrite dans l'étoile de David, prénoms, dates, numéros de téléphone, dessins obscènes, queue debout visant un anus, feu d’artifice spermatique, autant d’étoiles filantes, les mots Dieu est présent inscrits dans une bulle rouge ---- et l'odeur, et le froid du lieu, le malaise d'être là et l'euphorie de se soulager, de vider la vessie trop pleine, contre les doigts la tiédeur de la verge, — fonction peu glorieuse mais fichtrement utile de l'organe princier... Tu es mâle parmi les mâles, pas moyen de se désolidariser...

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L'attente… Le temps où quelqu'un m'attendait. S'entendre dire les mots : je t'attends. Quelqu'un change son rythme de marche, modifie la cadence de sa vie, pour quelques secondes, pour quelques heures, je t'attends... Et l'éloignement se met à vibrer, la séparation se magnétise et la solitude n'est plus la solitude et on ne respire plus de la même façon, je respire vers ton attente, je t'attends qui m'attends, stop. Petits récits au fil des jours à huit syllabes. Bon à noter.

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Le Cahier Noir s'est égaré, n'est plus à sa place dans le rayon. Il vaut mieux, d'ailleurs, que pour le moment, je ne l'ouvre pas. Cela me troublerait. Ce toujours même geste. Obsession. Ce vertige dans la tête, les testicules. Entendre le vent dehors qui fouette le bouleau... et la pluie qui tapote sur le toit. Etre à l'abri, c'est déjà ça ; être au sec. Sans attente, immobile.

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Ce besoin énervant et artificiel de différer. Différer c’est projeter de la distance en amont ...

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Quand le mot différer m’est venu, éruptivement, je ne me rendais pas bien compte pour justement ce mot-là, — quelques heures plus tard dans la journée (plus exactement en pleine nuit) j’ai commencé à mieux comprendre. Différer — c’est retarder le moment de la pénétration — et, aussi, éloigner l’accomplissement fatal et létal, — le fait accompli de la mort... La mort me pénètre, — pour camoufler qu’elle est, depuis longtemps, dedans (elle n’a jamais pénétré, elle ne vient pas de l’extérieur). Je devrais, ainsi, pendant des nuits entières faire l’effort de comprendre le mot différer.

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L’amant taoïste qui diffère l’éjaculation. Différer l’effondrement. Quand je me fais femelle pour prononcer le mot différer.

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Mots de brocante, de crécelle. Images de sang. Une dizaine de boîtes, cercueils alignés. Cadavres. Oboe da caccia. En pleine nuit. Des semaines et des semaines de silence. Même pas les quelques mots pour noter comment je suis tête-bêche avec elle ; pendant que je léchote son périnée, mon pénis se dresse contre son visage ; avec une très grande douceur je cajole son anus offert, elle chantonne d’aise. Et sur la route de son retour, je sais qu’elle ramène ces souvenirs-là. Des sensations qui ne vont pas s’altérer. Nos douceurs dans la pénombre. Son allégresse dite et exprimée d’avoir ma queue. Le corps beau et le regard. De la caresser à l’intérieur. Et toutes les autres choses qui pâlissent, se dissolvent. Des millions de notes. Pianotement, Le Bien Tempéré. Le Deuxième Prélude par Nikolayeva, par Leonhardt, — mais personne ne le fait comme S. Richter. Des larmes plusieurs fois à écouter Jauchzet, frohlocket. Je disais : je suis dans une effroyable solitude, et je la tapisse de belle musique. Jour après jour. Et quand c’est de nouveau le règne de l’insomnie, je me lève, me mets à table et note une phrase ou deux à propos du pénis. Mes premières notes après trois mois de silence, c’est à propos du sexe. Nécessairement. Naturellement. Après on verra. Je t’écrirai un sonnet à propos des couilles bien remplies. Et tu les presseras comme un citron. Tu me diras, comme en été, au moment où je vais jouir dans ton ventre : viens maintenant dans ma bouche. Elle voulait le sperme. Je pense à elle avec une si grande douceur. Je dis à qui veut l’entendre que je ne l’aime pas – mais qu’est-ce que cela veut dire ? Quand je m’allonge sur elle, le membre tout seul trouve son chemin sans se fourvoyer, instinctivement, résolument, et les nymphes suintantes et dilatées l’accueillent et le font pénétrer, et elle gémit si joliment. Et ensuite je m’enfonce en elle, tranquillement, tranquillement, sans frénésie, sans voracité, je ne m’excite pas pour faire durer l’érection, — et elle dure, longtemps en elle je bouge, j’observe sa jouissance, tranquillement, je prends sa tête dans mes mains, et regarde son visage, tout près, ses yeux, je baise sa bouche, ses yeux, son cou, et en elle je bouge très fort, et son regard se voile, et elle crie et murmure, elle dit des mots, elle dit : j’aime, comme j’aime ta queue dans moi, ich mag deinen Schwanz in mir.


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