mercredi 31 mai 2017

LE CAHIER DE NAROKI, 34 - 66

Jean-Marie Biwer, 2013

DEUXIEME LIVRAISON

34 – 66




34.
Lui vient l’idée que pendant un certain temps il ne retiendrait et ne noterait que des pensées simples, même primesautières, ainsi que des observations directes, même élémentaires, parce que si au départ on s’encombre de nuances et de complications, on ne fait que s’embourber & tourner en rond, au lieu d’y aller en disant, simplement, comment c’est.

35.
Comme un retour au modèle des archaïques lapidaires déclarations présocratiques, genre : le soleil n’est qu’un morceau de roc incandescent.

36.
Il y a le gazouillis mélodieux et gratuitement gai qui magnifie le silence et thématise l’intemporalité sinon l’éternité.

Il y a le gazouillement obstiné qui dérange le silence et thématise l’urgence, le souci, sinon l’imminence de la mort.

37.
L’injonction socratienne Connais-toi toi-même signifie ― ne signifie rien d’autre que : sois net et lucide sur ce que tu veux et peux pour mieux accomplir ce que tu dois.

L’injonction socratienne concerne l’agir, pas l’être.

38.
Qu’est-ce que tu sais de toi, comment et jusqu’où te connais-tu ?

Il se pourrait bien que les évaluations qu’on fait de soi n’aient aucune portée, aucune valeur. Quand je dis : Je suis dans la plus profonde mélancolie, il se pourrait bien que je ne sois pas dans la plus profonde mélancolie et que j’emploie des mots qui n’expriment en rien où j’en suis.

39.
Ce que je suis dans la solitude et ce que je suis sous le regard d’autrui n’a rien à voir ensemble.

Ce ne sont que deux manières diverses, opposées, de ne pas savoir qui je suis.

Qui suis-je pour dire qui je suis et qui sont-ils pour dire qui je suis ?

40.
Qui dit du mal de moi, qui est-il pour dire du mal ? Qui dit du bien, qui est-il pour dire du bien ?

Ponctuellement, cela peut fonctionner ; telle action que j’ai pu faire était mauvaise, et, lucidité oblige, je le reconnais ― telle parole que j’ai pu dire était valable, et, narcissisme oblige, j’y acquiesce.

Mais ces jugements en disent plus sur celui qui juge que sur celui qui est jugé.

41.
Ce que je suis : l’inadditionnable somme des moments que j’ai vécus.
Je suis tout ce qui m’est arrivé.

Je passe ma vie à vivre la suite des moments ― et à remémorer des moments que j’ai vécus.

42.
Question (maxfrischienne) : Le moment, ce moment-ci que tu vis, est-il heureux ?

Ou est-ce que tu souhaites qu’il soit autre qu’il n’est ?

43.
Il se souvient que pendant une courte période de sa vie où il était très heureux, il aimait à dire : Mon bonheur est tel que je ne peux imaginer ni souhaiter un bonheur autre ou plus grand.

Un jour qu’il mit cela par écrit, il ajouta : C’est la remarque la plus significative que j’aie à noter à propos des choses de ma vie.

A ceux qui lui posaient des questions à ce propos, il dit : C’était à cause d’une femme.

Et il ajoutait : Je peux mettre les dates, celle du premier jour et celle du dernier jour, avec une horriblement nette précision. Et l’heure exacte.

L’heure exacte du jour où pour la première fois elle vint chez moi ; l’heure exacte du jour où au téléphone elle me dit que c’était fini.


44.
Toutes les philosophies et toutes les sagesses de tous les temps ont toujours conseillé qu’il ne fallait pas placer son bonheur hors de soi.

Aucun penseur de renom n’a jamais pensé ou fait penser que c’était raisonnable pour un homme de confier son sort à une femme.

45.
En écriture il y a ceux qui vont de ci de là, comme Jaccottet, et ceux qui s’acharnent, comme Wittgenstein.

46.
Quelle est la couleur de ton amertume ?

47.
Il y a des moments où on ne peut pas, mais aussi des moments où on peut, pendant le moment qu’on vit, réfléchir sur ce moment et le caractériser.

Décrire l’endroit où on est, évoquer ce qui est dans le champ de vision, indiquer la température, énumérer les bruits qu’on perçoit et, prudemment, évaluer l’état psychique dans lequel on se trouve.

On pourrait faire cela vingt, trente, cinquante fois par jour ― cela ferait autant de pages dans un livre qu’on écrirait sur ses états psychiques successifs, et année après année, cela donnerait un gros livre.

48.
Je connais, dit Naroki, au moins un auteur qui, jour après jour, a mené jusqu’au bout un tel projet de gros livres, en des milliers et des milliers de pages : Amiel.

49.
Le concept de moment n’est pas stable.

L’instant est bref, toujours, ne dure pas ― le moment peut durer.
Dans l’expression un moment de la vie, cela peut être quelques secondes, quelques minutes, même quelques heures.

Dans l’expression un moment de l’histoire, cela peut être quelques heures, quelques jours, même quelques mois ou quelques années.

Moment désigne une homogénéité dans le temps, quelque chose d’identique qui dure.

50.
Depuis sept heures du matin, il est assis sur la terrasse, en haut de la colline, au milieu du vignoble, il fait grand soleil, une brise légère fait bouger les feuilles des quelques arbres qui entourent la maison.

Dans le grand silence général, les bruits particuliers sont facilement repérables, sporadiques gazouillis de divers oiseaux, au loin, dans la vallée, le vrombissement d’une machine invisible, sans doute un tracteur, un insecte qui passe, scarabée ou abeille.

En ville, une abeille qui passe, on la voit à la rigueur, on ne l’entend guère.

Autrefois les gens n’habitaient pas dans des villes.

Autrefois les gens connaissaient le silence.

51.
Puis un autre matin, dès sept heures, une rumeur nouvelle s’ajoute aux sons divers des jours précédents, en bas du lopin de vignoble aux 1500 tuteurs, je les ai entendus avant de les voir : quatre ouvriers sont venus travailler dans les jeunes plantes qui n’ont que trois ans et ne produisent pas encore, fin mai, elles ont poussé jusqu’à 50 cm et une à une il faut les élaguer, ne laisser que deux branches, la plupart en ont trois ou quatre, les superflues sont arrachées sans égards, avec des bouts de ficelles, que les ouvriers portent dans des sacs en plastique attachés à leurs ceintures, les pousses épargnées sont attachées aux tuteurs ; je suis descendu voir les hommes, ils m’expliquent en quelques mots, pas très loquaces ; ils doivent se demander d’où sort ce vecchio barbuto dans sa longue robe de chambre.

52.
Eguchi, le vieux protagoniste de « Les belles endormies » (1961) de Kawabata a 67 ans.

Utsugi Tokusuke, le vieux protagoniste de « Journal d’un fou » (1962) de Tanizaki a 77 ans.

Kawabata a 61 ans quand sort son livre ; Tanizaki en a 76 quand sort le sien.

Kawabata meurt, peut-être par suicide, en 1972, à 72 ans ; Tanizaki meurt en 1965, à 79 ans.

53.
Il fait cela fréquemment, s’introduire dans d’autres vies, par le truchement des choses écrites, prendre part en quelque sorte à des moments de vie d’autrui, ce qui se passe pour eux, comment ils vivent, ce qu’ils sentent et pensent, ce qu’ils écrivent et comment ils écrivent ― ce sont choses auxquelles il aime s’attarder.

54.
Comment à Londres, le 15 août 1665, Samuel Pepys, s’étant levé à 4 h du matin, va à pied vers Greenwich, se remémorant son rêve de la nuit, le plus beau rêve peut-être qu’il ait jamais eu, il a tenu dans ses bras Lady Castlemaine, et pouvait faire avec elle tout ce qu’il voulait, et en ressentait un très vif plaisir ― et il pensa combien il serait extraordinaire si, une fois dans la tombe, ― comme avait dit Shakespeare ― nous pouvions encore rêver de tels rêves, nous n’aurions pas à craindre la mort comme nous faisons maintenant en ces temps de peste.

55.
Quand par le truchement des choses écrites Naroki s’introduit dans la vie d’autres hommes, il examine avec prédilection comment pour eux cela se passe avec les femmes.

Cela le renvoie aux choses de sa propre vie et comment il a été avec les femmes.

Et il préfère lire ces choses-là plutôt dans des journaux intimes et des lettres que dans des romans : la réalité est toujours plus significative et plus terrible que la fiction.

56.
Comment à Tours, le 15 août 1927, Walter Benjamin, assis au Café Universel, dos à la statue de Balzac en robe de chambre, remémore le visage de cette femme (L.) rencontrée quelques semaines plus tôt, il l’appelle la rose parisienne, et il revoit les traits de ce visage, cette froideur, ce refus de tout contact, ― puis, visitant la cathédrale de Tours, il se souvient de la visite de la cathédrale de Chartres ― et soudain il se sent gai, wurde ich plötzlich heiter, et pense que cette rose parisienne est merveilleusement plantée, ici, entre les deux cathédrales, zwischen beiden Kathedralen (…) wunderbar eingepflanzt.

57.
Certains romanciers qui n’ont jamais écrit (ou publié) de journal intime insèrent dans la fiction des éléments autobiographiques hautement indiscrets sinon inavouables, en les maquillant & travestissant suffisamment pour que ça passe.

58.
Un critique a écrit à propos des protagonistes Eguchi et Tokusuke que, tout vieillards qu’ils sont, on peut les caractériser comme des êtres sexuels dotés d’un corps sexué.

59.
Paroles qu’il se remémore, avec la date précise, comment au bord du Lac de Constance, pendant qu’elle se rhabillait, elle dit : Tu m’as fait quatre cents orgasmes petits et un grand.

60.
Avant de les tuer, ils les faisaient se mettre nus.

61.
Regardant par-dessus de ma table de travail vers le lopin de vignoble devant moi, avec les tuteurs où vient se percher de temps à autre la pie, je vois rapidement passer une hirondelle, et cela me fait penser aussitôt à Claude Roy, l’ornithologue, et je me souviens de son livre « Permis de séjour », qui a brûlé avec une douzaine d’autres de ses livres, ― j’écrirai à mon libraire pour commander « Permis de séjour », c’est un livre écrit sous la menace mortelle.

62.
Aimer ― se mettre à nu pour les caresses et les blessures.

63.
L’onirique grabing de l’autre jour, ce n’était pas vu de l’extérieur, mais senti du dedans, cette bite-là, particulièrement, crucialement, la mienne, au moment où la main la touche.

64.
Samuel Pepys, lors de son rêve avec Lady Castlemaine dans ses bras, il ne le dit pas explicitement, mais on peut conjecturer qu’il a éjaculé.

65.
Naroki déclare qu’on peut déclarer que tous les livres sont écrits sous la menace mortelle.

66.
Darwin, observant un chien flairer une chienne, note dans son carnet de travail (1838) qu’il n’y a pas à s’étonner de cela, puisque, ajoute-t-il, l’odeur de notre propre organe sexuel ne nous est pas désagréable.

Et Naroki, pour sa part ajoute que ce n’est pas une conduite propre aux mâles : il se souvient d’une femme qui avait longuement tenu dans la main son sexe mou & doux, devenu légèrement moite à force d’être de la sorte empaumé ― elle avait ensuite pressé la main contre son nez, en la humant intensément, avec une sorte de ravissement, murmurant : ça j’aime.


LE CAHIER DE NAROKI
deuxième livraison, 34 - 66
inédit


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mardi 30 mai 2017

LE CAHIER DE NAROKI, 1-33

Jean-Marie Biwer, Plume, 2013
PREMIERE LIVRAISON

1 – 33




1.
Il va enfin accepter la vieillesse mais pas gaiement.

2.
Il ne va pas solenniser, il se laissera aller, pour dire qu’il ne s’arrêtera pas, il prendra ça comme ça vient, se permettra encore de dire des mots triviaux.
Il dira encore pine et cul et con, ragazzo invecchiato.

3.
Il se voit dans le miroir, not amused, si vioque & si moche. Souci de soi. Horreur de soi.

4.
Il se réveille avec une bonne trique, et y pose instinctivement la main ; et se dit que les femmes ne connaissent pas ça, ce tutoiement de leur sexe.

5.
Parfois quand il a pensé quelque chose, il ouvre son cahier et écrit : Il pense que…, et inscrit la pensée qu’il vient de penser.
Il met ses pensées à l’abri de la troisième personne.

6.
Notes, note-t-il, nécessaires mais pas compulsives ― ou l’inverse, ce sera à voir.

7.
Il note qu’il a pensé que son amour n’était pas du prochain mais de la lointaine.

8.
Cummings meurt à 68 ans.

Gaddis meurt à 76 ans.

Pinget meurt à 78 ans.

Zukofsky meurt à 74 ans.


9.
Quand il se demande, au tout départ du livre, jusqu’où aller en nombre pour ces inscriptions, il pense à 333. Puis se ravise, pensant qu’il pourrait continuer à vivre, et il pense à 666. Puis, dans une sorte d’enthousiasme à la fois imprudent & morbide, il pense à 999, pour la joliesse du nombre, et comme pour aller vers le mille.
Les inscriptions seront regroupées par livraisons de 33.

10.
Inscriptions, donc, plutôt que notes, par discret, superstitieux, tutélaire & fraternel hommage à Scut.

11.
Ni Monsieur Songe ni Monsieur Plume, encore moins Monsieur Teste, mais Naroki, juste Naroki, trois syllabes un peu narquoises qui tombent sur qui… (sur qui ?) ― et c’est déjà beaucoup comme projet et c’est déjà trop comme programme.

12.
Les traits à l’encre rouge en haut de page et en bas de page sont tracés à main levée. Fi de la règle.
Les légers gondolements que cela produit plaisent à Naroki, ― une sorte de coquetterie de l’imperfection, et cela fait authentiquement artisanal, par contraste avec la rigide rigueur de la typographie mécanique.
Gérer la matérialité, avec plaisir.

13.
C’est du bleu, mais pas vif, c’est du ciel un peu délavé, mais qui va pas pâlir davantage, puisque les fardes sont gardées à l’abri dans le tiroir.

14.
Dans un tiroir spécial du meuble acajou il garde plusieurs fardes bleues dans lesquelles il classe par ordre thématique et chronologique les messages spéciaux qu’il écrit assez fréquemment, de jour autant que de nuit.
Neuf sur dix, dix-neuf sur vingt de ces messages ne sont pas envoyés.
Ce sont des messages cruciaux mais ils ne sont pas envoyés.

15.
Il écrit dans un message : Ton goût de miel et de sel, ta saveur d’algue et de mangue, je m’en languis en permanence.

16.
Imprécision du geste, légère maladresse des mains qui sur la table heurtent ou renversent des objets ; c’est plus que probablement un tout début de dégénérescence, premiers symptômes d’un délabrement mental autant que physique.

17.
Chant du cygne… ?
Il pense à ça comme une tâche concrète, un labour : le champ du signe…

18.
Elle lui avait dit ça comme ça : Tu vas devenir vieux, et un jour tu ne pourras plus.

19.
Sentir la vie et en plus la dire.
Envie de sentir la vie et en plus envie de la dire.
Et l’anxiété que l’envie de sentir et l’envie de dire puissent flancher, ou surtout, puissent être entravées.

20.
Ce qu’il sent, il l’a senti. Ce qu’il pense, il l’a pensé.
Il sent, il pense ― encore.
Est-ce qu’il sent, pense quelque chose de nouveau ?

21.
Il persévère dans son être.
Il continue, parce qu’il a commencé.
Et à ce continuer est inextricablement, fatalement & consubstan-tiellement mêlé le désastre de la fin, l’inexorable promesse du néant.
Mais en attendant, mot à souligner trois fois, et en rouge, en attendant, l’innombrable & démente splendeur de la vie.
Splendeur de la vie dont se réjouissent aussi les mites et les blattes aussi longtemps que l’asthme et les migraines les épargnent.

22.
Un carnet de Wittgenstein, écrit en quelques semaines pendant son avant-dernière année, perdu, peut-être caché, puis retrouvé.
119 notules sur la sémantique du sexe. Toujours inédit. De temps en temps je le feuillette et, je l’avoue, m’en inspire un peu.

23.
Rien que la contemplation, la méditation de la lumière ― c’est gouffre & vertige.
Il veut dire : le soleil du matin sur la colline ― c’est quelque chose de si… de si…, il n’y a pas de mot, pas de mots.
Dans les livres, c’est thématisé par des bribes fulgurantes comme fiat lux et m’illumino d’immenso.

24.
Parmi les cahiers il y avait Schönschreibeheft et Vorbereitungsheft ― et pendant cette enfance on n’est pas venu nous tuer, nous n’habitions pas en Biélorussie, et dans le sillage de la Wehrmacht il n’y avait pas de Einsatzgruppen.

25.
Une réfraction, eine Brechung, à cause de la troisième personne, cela permet des brèches, et donc des intrusions.

26.
On ne cachera pas que Naroki, au lieu des faire des randonnées, s’attardait aux livres, à plein de livres, en toute impunité, dira-t-on plus tard.

27.
Il n’a jamais compris où Blanchot voulait en venir, mais n’a pas arrêté de le lire.
Et trouve l’un ou l’autre exergue pour l’un ou l’autre de ses livres désastreux.

28.
Sixième jour qu’il vit avec cette pie solitaire dont le domaine est ce tout proche lopin de vignoble, mille cinq cents solides tuteurs qu’elle a à sa disposition, pour venir se percher, puis marcher dans l’herbe, tête haute et de temps en temps picorer ou faire semblant de picorer, Naroki en général et depuis toujours hait les pies, mais celle-là, il la regarde avec indulgence, et même avec une sorte d’attendrissement, presque amitié, ornithologiquement la pie n’est pas, n’a jamais été solitaire, et Naroki, dans sa méditation improvisée balbutie quelque chose comme communauté de destin ou même, comprenne qui pourra, quelque chose comme perfection de l’être, c’est plus bref que les 800 pages de Sloterdijk sur la bulle, mais c’est, potentiellement, plein de sens.

29.
Soudain, alors qu’aucune poule ne caquète, il se souvient du fou-rire de Marty, rue de la Harpe, il y a cinquante ans, le fou-rire de Marty dans le petit cinéma au Quartier latin, ils sont allés voir le dernier film de Polanski, »Cul-de-sac », et sur l’écran trotte, si incongrument, cette poule qui caquète, et Marty, à la vue de la poule est prise d’un fou-rire indiscret et interminable, Naroki s’en souvient, ce matin, alors qu’aucune poule, ici, ne caquète, il n’y a pas de poules ici, rue de la Harpe, en 1966, Marty avait vingt ans, et jolie et vierge et pas amoureuse de Naroki.

30.
Bien avant de s’asseoir pour mettre sur la page l’incident onirique  grabing him by the dick & balls, il passe en revue des formulations, des mises en scène, des cadrages, des mises en phrase (faudrait déjà transvaser le monosyllabique anglais), allant jusqu’à imaginer, deviner comment un Gracq ou un Des Forêts se seraient tirés d’affaire, s’ils avaient eu, dans un de leurs livres bribaires, à relater un rêve pareil, mais on ne sait rien des rêves gracquiens ou forestiens, ni même jaccottiens, aucun d’eux n’a jamais thématisé la bite.
Alors il faut y aller sans caution et sans encouragement.

31.
Ragazzo invecchiato, Naroki se dit que s’il écrivait en italien, cela pourrait être un titre.

32.
Naroki connaît quelqu’un qui à propos de comment c’est a écrit tout un livre, lancinant & terrible, après lequel on ne peut plus vraiment traiter ce sujet.
Puis on le fait quand même, et ça ne peut que foirer.

33.
Ils se trouvent tous deux, elle et lui, habillés de longs imperméables (cela leur fait une sorte de gémellité, cela les met comme dans une bulle boschienne), au milieu d’une cohue, tout près l’un de l’autre, puis elle a soudain ce geste, à l’abri des manteaux et donc des regards, de mettre la main, à l’intérieur, sur sa peau à lui, et descendre le long du ventre pour lui saisir, avec tendre fermeté, la bite et les couilles.
Cela se passe trente-cinq ans après qu’ils se sont connus, et la privauté n’a rien d’incongru, elle a été autrefois assez proche de lui pour évaluer, intimement, combien maintenant il apprécierait cet attouchement.

Lui, se contente de savourer la sensation, sans rien entreprendre de sa part.





LE CAHIER DE NAROKI
Première livraison, 1-33
inédit




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lundi 22 mai 2017

PROSERIES, chapitre 115

peinture Pierre Aleschinski



115.

Nous plaçons nos hommes, une douzaine environ, à différents endroits de la ville, appliquant un adage, dont le sergent prétend qu’il remonte à Clausewitz, mais qu’il a sans doute bricolé lui-même un soir de demi-déprime dans le caveau qui nous sert de logis, cambuse, dortoir, boudoir, mouroir, et probablement bientôt de dernière demeure, avec une poutre dans la boîte crânienne, adage donc, disais-je, qui stipule que chaque homme abattu nous rapproche de la victoire, plus tu en tues, mieux tu gagneras, nos hommes, aux différents endroits de la ville, sont actifs pendant les jours d’accalmie, parce que pendant les combats il y a trop de désordre, et les cadavres de part et d’autre, de toute façon, se comptent par centaines, parfois par milliers, c’est la routine, les statistiques bougent considérablement, mais pendant les jours d’accalmie, souvent ensoleillés, dans le silence absolu, rien ne bouge, et nos tireurs sont à l’affût, derrière leurs lunettes, puis tôt le matin, là-bas, une tête apparaît à une lucarne dans le toit, et aussitôt nous lui explosons la cervelle, ça coule blanchâtre & rougeâtre le long des ardoises en pente, c’est bon pour la statistique.



PROSERIES
chapitre 115
Le Murmure du monde, vol. VII
inédit






dimanche 21 mai 2017

PROSERIES, chapitre 114

peinture Pierre Aleschinski



114

Quand je lui parle, ce n’est pas pour dire ce que je pense, je ne parle que pour dire, et c’est même, comment dire, c’est même à peu près le contraire de ce que je pense, et quand je parle tout seul, ce que je fais presque tout le temps, c’est comme pour lui dire des choses que je pense, mais elle n’est jamais là pour m’écouter, et si elle était là, je ne dirais rien de ce que je pense, parce que le plus souvent quand je pense, c’est à elle que je pense, et ça me donne envie de lui dire ce que je pense, mais si elle était là, elle ne voudrait pas entendre ça, alors je ne cherche pas à la voir pour lui parler, car elle me parlerait de choses qui m’empêcheraient de dire ce que je pense, elle mettrait un vernis de mots sur l’immense silence où je suis, ses paroles subvertiraient le vide au fond duquel je suis tombé, le gouffre où résonnent en vain les mots que j’aimerais faire remonter à la surface, pour les lui faire savoir, mots qui lui parleraient de moi, alors qu’elle ne veut surtout rien savoir de moi, rien de décisif, rien de vital, c’est traumatisant, comme cela pousse de mon côté, et comme cela repousse du sien, une sorte d’escrime absurde, quand nous parlons ensemble, il n’y a aucun ensemble, les mots ne veulent plus rien dire, parler n’est qu’un exercice de phonétique abstraite, je suis tout taiseux & noireux, et vais le rester, les tourterelles sur la colline font leur hou-hou, encore & encore, lancinamment.


PROSERIES
chapitre 114
Le Murmure du mnde, vol. VII
inédit





mercredi 17 mai 2017

AUTRE LIASSE, chapitre 28 - furtivement

dessin Ekşioğlu Gürbüz Doğan





chapitre 28


1.
Dans la volumineuse collection d’images, je me souviens de ce portfolio d’une soixantaine de photos noir & blanc de danseuses dans la grande salle aux miroirs, parmi dentelles et tutus il y avait du Tchaïkovski et du Delibes dans l’air, les danseuses étaient nues, se mettaient gracieusement dans des attitudes de danse, bras levés, jambes écartées, et au gré des postures on voyait les vulves ouvertes parmi le foisonnement des poils, je me souviens que c’était bien bandant, les images ont brûlé.

2.
Si les bœufs et les lions avaient des mains et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux qu'ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux les mettant sous la figure de chevaux, les bœufs sous la figure de bœufs.

Cette fameuse réflexion de Xénophane (né entre 570 et 560 à Colophon, cité grecque d’Ionie) a été sauvée de l’oubli et de la perte parce qu’elle a été mentionnée par un Père de l’Eglise, Clément d’Alexandrie (150-215), dans son ouvrage « Les Stromates » où il réfute les hérésies et expose la vraie connaissance (la vraie gnose) qui permet l’union mystique avec Dieu.

Des œuvres de Xénophane, toutes perdues, il ne reste que quelques centaines de fragments et allusions disséminés dans les ouvrages d’auteurs anciens comme Diogène Laërce, Aristote, Sextus Empiricus, Cicéron.

Le jour où j’exécuterai mon projet de rassembler dans un volume les cent plus pertinentes pensées jamais pensées, je commencerai par celle-là de Xénophane ― et toutes les autres devront en atteindre le niveau.


3.
Quand j’entends la cloche du proche clocher sonner quatorze heures un quart, unique tintement, je pense soudain à la cloche, toute proche aussi, dans l’autre village, qui sonnait les quarts d’heure, pendant que dans le silence de l’après-midi, nous faisions l’amour, et bien nombreux étaient les quarts d’heures que la sainte cloche sonnait, et c’étaient de douces sonneries, comme si le bon Dieu, souriant, acquiesçait à nos voluptés.


4.
En 1953, quand Françoise Sagan écrivait, à dix-sept ans, « Bonjour tristesse », l’expression faire l’amour choquait.

En 1949, quand Simone de Beauvoir écrivait « Le Deuxième Sexe », clitoris était un mot incongru.

Jean Schlumberger, relatant dans son « Eveils » (1950) des souvenirs de son enfance en 1890, écrit : Si quelqu’un avait prononcé à notre table un mot tel que ‘derrière’, nous serions devenus rouges comme des tomates, et si ç’avait été ‘fesse’, nous aurions cru que le lustre allait tomber.

Montaigne, quant à lui : Qu'a faict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n'en oser parler sans vergongne et pour l'exclurre des propos serieux et reglez? Nous prononçons hardiment: tuer, desrober, trahir; et cela, nous n'oserions qu'entre les dents? (Essais, III, 5).

Dans mon livre « Le Fracas des nuages » (2013), il y a 37 fois le mot vulve, 21 fois vagin, 5 fois pénis, 15 fois bite, 10 fois queue ― et 87 fois Dieu.


5.
Faut pas abuser des pesants adverbes, mais parfois c’est inexorablement.


6.
La licorne n’existe pas. Qui affirme le contraire, se fera taper sur les doigts par les philosophes autant que par les savants, selon l’argument évident qu’on ne peut pas affirmer l’existence de quelque chose qui n’a pas été prouvé par l’expérience.

Cet argument, appliqué à Dieu, n’inquiète pas le philosophe chrétien Vladimir Soloviev (1853-1900) qui n’hésite pas à affirmer que la certitude de l’existence de Dieu repose sur l’expérience religieuse, dans la longue lignée des prêcheurs et apologistes depuis les premiers siècles du christianisme. Rien de nouveau, juste une reformulation.

Il écrit : Que nous soyons convaincus de l’existence réelle de Dieu est inséparablement lié aux phénomènes qui sont donnés dans l’expérience religieuse et que nous référons à l’action de Dieu sur nous. (« Der Gottesbegriff », in : « Werke, Band VIII, » München, 1979, p. 311 ― trad. L. Sch.)

Il faut dire qu’il fait une grossière erreur en écrivant nous dans la phrase citée, au lieu d’écrire je.

S’il écrivait, correctement & honnêtement : j’ai l’expérience de Dieu, on en prendrait acte. Mais une telle affirmation n’est ni contrôlable ni réfutable, elle n’a aucune portée philosophique ou scientifique. Elle n’a pas d’autre sens que subjectif et anecdotique. Aucun débat n’est possible.


7.
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien… ? ― Selon David Markson (« Reader’s Block », 1996), c’est Leibniz qui dit ça. Selon Charles Simic (« The Life of Images », 2015), c’est Parménide.


8.
A sa femme, morte le 7 septembre 1924, Jean Schlumberger écrira une lettre, pendant quarante ans, chaque année, le 7 septembre.


9.
En 1959, Karl Shapiro écrit sur Henry Miller dans « Two Cities » : Let’s assemble a bible from his work, and put one in every hotel room in America, after removing the Gideon Bibles and placing them in the laundry chutes.
Moralement Shapiro regardait Miller comme un saint homme : Gandhi with a penis.


10.
Toutes les six semaines il va la voir, une demi-heure ou une heure, pas pour la voir, c’est trop douloureux, pas pour lui parler, que lui dirait-il, pas pour l’écouter, que lui dirait-elle, il va la voir pour le baiser qu’il lui donne, sur la bouche, furtivement, au moment de repartir.




AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII


inédit