Albrecht Dürer, Himmelskörper am Nachthimmel, 1497 vingt-cinquième livraison
La
rubrique des grabataires
33 notes
(avril /
mai 1996)
La
vieille peupleraie, nous la ménagerons. La tempête est passée, une vraie
tempête comme on en voit rarement ici, une tempête sauvage, méchante. La
peupleraie est restée debout, sans qu'on puisse expliquer pourquoi. J'ai recours
à des mots simples, écris le mot peupleraie, écris le mot tempête. Le mot
peupleraie me plaît, me met en paix avec moi-même. C'est un mot qui appartient
au dehors. Il m'évoque des images, des gravures de Rembrandt, des photos floues
du blitzkrieg. Quand le long de la peupleraie allaient des gens sur le chemin
de l'abattoir. Je n'échapperai jamais à ces juxtapositions, elles se font
d'elles-mêmes. Chaque fois que je rencontre le mot bouleau, je vois le soleil
de Bergen-Belsen, les bouleaux faisaient de l'ombre. Le mot peupleraie aussitôt
détruit la paix que j'avais momentanément trouvée. Et presque tous les mots
sont pareils dans leur virulence. Anémone est un des ces mots, il apporte
l'apaisement, et aussitôt après il la détruit; quand elle vire au noir,
l'anémone, ça n'a rien de poétique.
*
Je ne
vois pas de poésie, ni dans le monde, ni dans les mots; je n'aime pas les
poètes, ils chantent des berceuses qui m'empêchent de dormir.
*
Il ne
s'est rien passé, il ne se passera rien. Ecrire ce rien. J'écris ça depuis
trente ans. Avion qui largue ses bombes comme la tempête ses rafales. Et moi, à
l'abri, sous ma charpente, je me concentre sur mes travaux, pioche dans mes
syllabes.
*
Compte rendu, dossier d'étude,
rien de pittoresque, aucune explication, je n'explique ni ne déclare; au début
il y aura des moments abrupts, puis peu à peu quelques leitmotive éclairent le
cheminement. Mais ça ne va nulle part, puisqu'il n'est pas dit d'où je viens.
Dossier provisoire, et donc inutilisable; mais ce n'est pas une raison
d'abandonner.
*
Je n'ai jamais essayé de faire de la poésie, c'est
allergique, now more than ever seems it rich to die / to cease upon the
midnight with no pain…[1]
*
Il ne
s'est rien passé… Je veux dire que je ne suis pas allé par les mers, que je
n'ai pas accosté en Guyane. J'ai fait une randonnée dans les Ardennes, schistes
et genêts. Condroz. Famenne. Par un soir de pluie à Huy, j'étais seul, j'errais
à travers la ville, de gros nuages noirs, tout noirs, pendaient bas dans le
ciel, à tout moment ça pouvait commencer, j'allai acheter un parapluie. Virgile
ne relaterait pas cela : l'achat d'un parapluie, juste avant la fermeture des
magasins. Trois ans après cette aventure à Huy, j'y pense encore. Il faisait
froid, j'étais seul, il allait pleuvoir méchamment d'un moment à l'autre. Quand
finalement la fatale pluie tomba, abat d'eau, j'avais mon parapluie.
*
La page
te me rejette. N'est pas miroir. La page de ce jour se défend, refuse de se
laisser faire. Ma santé est trop bonne. Je ne suis pas à placer dans la rubrique
des grabataires. J'aime faire des rubriques. Celle des agonisants: pour ne pas
m'y mettre. J'avais d'abord écrit: la page te rejette. Convention: se tutoyer
soi-même. Subterfuge. Je dis je. Je: à partir d'où est vu ce que je vois. Je
vois la peupleraie. Je vois les nuages noirs. La peupleraie me déstabilise. Les
nuages noirs m'incommodent. Je vois les herbes et les arbustes de
Bergen-Belsen. Des gens sont étendus à l'ombre des bouleaux, comme des
pique-niqueurs qui font la sieste, beaucoup de gens, des tas de gens, ils ne respirent pas, ils sont en train de pourrir. Je
me protège. J'évoque Rembrandt. J'achète un parapluie. Je registre. Dans un
magazine je découpe une quinzaine de photos. Femmes qui écartent les jambes.
J'écoute Sylvius Leopold Weiss, il joue son luth, et Jean-Sébastien, attendri
et attentif, lui regarde les doigts. Trop fatigué le soir vers minuit pour
écrire. Due righe almeno, a denti
stretti[2]. Et cette envie de dire il, de faire se
dérouler un récit, une histoire, un roman, un petit roman. Mais non. Dix fois
le même numéro que je compose au téléphone, sans obtenir de réponse. Une voix.
Ma santé n'est pas assez bonne. Ma santé est mauvaise. Ma santé ne vaut rien.
Au milieu de la page ma santé devient mauvaise. J'aurais pu dire, hier soir,
laisse-moi te prendre dans mes bras. Je n'ai rien dit. J'ai parlé avec elle
pendant quatre heures, et à une heure du matin je suis rentré. Sous mon toit.
Pour ne pas dormir. A cinq heures du matin bourrasques de neige, avec foudre
& tonnerre. Foutre. Insomnie. Carnet à côté de l'oreiller. Rallume six
fois. Note des choses à lui dire. J'ai à dire des choses à une personne qui
m'empêche de dormir. Dix fois je téléphone. Sans réponse. J'aurais dit…
j'aurais… Je ne dis rien. Et je diffère la nuit suivante. Remets le sommeil à
plus tard. Quelqu'un m'a dit aujourd'hui, avec une sorte de tourment dans la
voix: comment écrire après Beckett? Je dormirai demain, promis.
*
C'est le
récit d'un voyage, peut-être. La Guyane. Le Condroz. L'église de Léglise. Le ru
d'Amblève. Pendant la nuit il a neigé. Hier tout était calme et muet.
Aujourd'hui aussi. La neige ne va pas rester.
*
Il n'est
désir plus naturel que le désir de connaissance.
Montaigne, (III.XIII, De l'expérience)
*
Parce
qu'il y a le silence.
*
Quand
passe un camion, la colline tressaille, - et le tressaillement ébranle les
assises de ma maison. Quand passe un camion, les poutres de mon grenier
vibrent.
*
Je pense
que je ferais bien, pendant un certain temps, de noter des constatations. Cela
m'occupera, me calmera. Me divertira. Fera fonctionner ma cervelle. Et domptera
mon cœur.
*
Que le
tremblement s'intensifie et la maison s'effondre; c'est mes os qui me signalent
ça.
*
Après
tous les métiers que j'ai exercés, je n'exerce plus de métier. Je gère ma
clochardise, je digère mes héritages. Je ne parle plus devant des micros, ne
m'assieds plus devant des caméras, n'écris plus mes éditoriaux. J'ai changé
d'adresse, de nationalité, de continent, de siècle. Je ne suis plus dans le
bottin.
*
J'ai
noyé mes frères siamois.
*
Il n'est
désir plus artificiel que le désir de connaître.
*
En cinq
jours Strik m'a écrit sept lettres. Trois le seul vendredi. Je me réfère
souvent à Strik. Il demande comment ça s'est passé en Guyane.
*
Dans ma
trentaine j'ai lu les quinze ou vingt ou vingt-cinq (je ne sais plus) volumes
du journal de Julien Gr. Cela m'ennuyait prodigieusement mais je n'arrêtais pas
de lire -- peut-être dans l'espoir de trouver, un jour, une phrase qui me
ferait arrêter, respirer. Mais non. Et maintenant c'est vingt ans plus tard.
*
L'homme
accoudé au comptoir, je l'entends dire: chaque jour je note le temps qu'il
fait, depuis des années, chaque jour, ça m'intéresse. J'aurais eu des questions
à lui poser, mais ne l'ai pas fait, par défaitisme.
*
J'ai lu
trente pages dans La meurtritude de J.Hy. Cela me fascine, et me fait
peur. Elle est folle. Elle écrit parce qu'elle est folle. Elle écrit pour ne
pas être folle. Elle écrit pour ne pas mourir de sa folie. Je lis la
meurtritude pour ne pas être fou. Après trente pages j'arrête de lire, exténué.
J.Hy. n'est pas aussi folle que J.Gr. J'avais vu dans le pavillon de l'hôpital
un homme nu dans un coin de la chambre; sur son lit un matelas en caoutchouc,
pas de drap, pas de couverture, au milieu du matelas une flaque de liquide et
des excréments. J.Hy. n'est pas folle. Je ne sais rien d'elle. Je dis: elle est
folle, parce qu'elle le dit elle-même, elle dit: Jeanne est folle, ou
plutôt elle rapporte ce que disent les médecins et les infirmiers: Jeanne est
folle, Jeanne doit guérir. L'homme nu a la tête contre le mur, il reste comme
ça pendant des heures. Il mange, il chie. J'ai échappé à ça. Pourquoi ai-je
échappé à ça?
*
D. Br.
(c'est dans son livre) dit que pour échapper à l'angoisse qui en pleine rue la
submergeait, elle essayait de retrouver la sensation du pénis en elle.
Retrouver cela. Cela s'était passé la veille. Et maintenant, pour d'autres
raisons, l'angoisse. Tous ces centimètres de queue en elle. Retrouver cette
sensation la délivrerait. Remplissement. Comblement. Me trouble qu'une femme
dise cela. Je ne vois plus les gens; je lis leurs livres. Je ne parle pas à D.,
elle est trop loin, un autre continent, je lis son livre.
*
Je fais
pareil, écris mon livre dans l'espoir que Strik me lira. Un espoir que
j'entretiens mollement depuis des années.
*
La
foison, - la moisson des noms propres. Je t'énerve avec mes noms propres. Je
désigne, énumère des personnes. Normand de Bellefeuille, troubadour. Philipp Glass. Akhenaton. Des gens
que, d'une certaine manière, je rencontre. Ou ce scribe gothique penché sur le
parchemin pendant des années sous une voûte noircie par les chandelles.
Situations que j'imagine, que j'invente. Et loin des soucis concrets et
quotidiens: des mots, des mots, du langage, de l'écriture. Consolation de la
philosophie, - que copie le copiste sous le plafond ogival?
*
Chemin
sur lequel les mots finissent par arriver devant mes lunettes. De même pour les
écrivains chinois, autres noms propres. Su Tung Po et Po Chu Yi. Normand de
Bellefeuille écrit: te pénétrer en écoutant Philipp Glass…
*
Je
transvase dans mon texte des bribes d'autres textes, cela les acheminera devant
les lunettes de Strik, ce sera ma façon de lui donner de mes nouvelles. Et cela
m'évitera d'avoir à parler de la Guyane.
*
Il n'est
désir plus nocif que le désir de connaître.
*
Cinq
pages plus loin il écrit: te pénétrer en écoutant John Cage, sans qu'on
sache à qui il s'adresse; il met dans son livre des phrases qui sont destinées
à quelqu'un.
*
La
question, non seulement de ce verbe troublant, mais bien plutôt celle de
l'interlocutrice. Car ce qui, ici, pénètre, c'est les mots.
*
Insinuer,
inséminer des mots.
*
Neige,
le matin. Sur la colline. Au pays de Chu. Centaines de vers à cinq pieds
calligraphiés par les calligraphes du pays de Chu. Mots pour l'émerveillement.
Partage de l'émerveillement. Ubiquité. Je suis un calligraphe du pays de Chu.
Et c'est moi qui écris le verbe pénétrer. Partage, peut-être, du trouble.
*
Il
écrit: …des été oubliés avec des robes ouvertes sur les seins (jaunes, les
robes et petits, les seins)… Il écrit ça.
*
J'écris: j'ai mis tes seins dans
mon cahier. On ne sait pas qui elle est, elle. Une femme belle et désirable.
Ritournelle. J'écris le refrain de tes seins. Une femme définissable par le
fait d'être désirée. Mais elle? Ne se sent pas définissable. Elle n'est pas
définie.
*
C'était
une tempête comme on en voit rarement ici, hurlante, méchante. Je note le temps
qu'il fait, ça me console et rassure. Je fais l'exégèse des mots. Anémone,
peupleraie, tempête. Je me raconte des histoires, le parapluie de Huy, Léopold
et Jean-Sébastien, mes frères siamois, et Strik. Je parle de tout, sauf de
Strik.
texte paru dans LE PARESSEUX, juillet 1996
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dimanche 11 mars 2018
LE CAHIER DE NAROKI - vingt-cinquième livraison
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