dimanche 11 mars 2018

LE CAHIER DE NAROKI - vingt-cinquième livraison

Albrecht Dürer, Himmelskörper am Nachthimmel, 1497




vingt-cinquième livraison




La rubrique des grabataires

33 notes

(avril / mai 1996)




La vieille peupleraie, nous la ménagerons. La tempête est passée, une vraie tempête comme on en voit rarement ici, une tempête sauvage, méchante. La peupleraie est restée debout, sans qu'on puisse expliquer pourquoi. J'ai recours à des mots simples, écris le mot peupleraie, écris le mot tempête. Le mot peupleraie me plaît, me met en paix avec moi-même. C'est un mot qui appartient au dehors. Il m'évoque des images, des gravures de Rembrandt, des photos floues du blitzkrieg. Quand le long de la peupleraie allaient des gens sur le chemin de l'abattoir. Je n'échapperai jamais à ces juxtapositions, elles se font d'elles-mêmes. Chaque fois que je rencontre le mot bouleau, je vois le soleil de Bergen-Belsen, les bouleaux faisaient de l'ombre. Le mot peupleraie aussitôt détruit la paix que j'avais momentanément trouvée. Et presque tous les mots sont pareils dans leur virulence. Anémone est un des ces mots, il apporte l'apaisement, et aussitôt après il la détruit; quand elle vire au noir, l'anémone, ça n'a rien de poétique.

*

Je ne vois pas de poésie, ni dans le monde, ni dans les mots; je n'aime pas les poètes, ils chantent des berceuses qui m'empêchent de dormir.

*

Il ne s'est rien passé, il ne se passera rien. Ecrire ce rien. J'écris ça depuis trente ans. Avion qui largue ses bombes comme la tempête ses rafales. Et moi, à l'abri, sous ma charpente, je me concentre sur mes travaux, pioche dans mes syllabes.

*

Compte rendu, dossier d'étude, rien de pittoresque, aucune explication, je n'explique ni ne déclare; au début il y aura des moments abrupts, puis peu à peu quelques leitmotive éclairent le cheminement. Mais ça ne va nulle part, puisqu'il n'est pas dit d'où je viens. Dossier provisoire, et donc inutilisable; mais ce n'est pas une raison d'abandonner.

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Je n'ai jamais essayé de faire de la poésie, c'est allergique, now more than ever seems it rich to die / to cease upon the midnight with no pain…[1]

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Il ne s'est rien passé… Je veux dire que je ne suis pas allé par les mers, que je n'ai pas accosté en Guyane. J'ai fait une randonnée dans les Ardennes, schistes et genêts. Condroz. Famenne. Par un soir de pluie à Huy, j'étais seul, j'errais à travers la ville, de gros nuages noirs, tout noirs, pendaient bas dans le ciel, à tout moment ça pouvait commencer, j'allai acheter un parapluie. Virgile ne relaterait pas cela : l'achat d'un parapluie, juste avant la fermeture des magasins. Trois ans après cette aventure à Huy, j'y pense encore. Il faisait froid, j'étais seul, il allait pleuvoir méchamment d'un moment à l'autre. Quand finalement la fatale pluie tomba, abat d'eau, j'avais mon parapluie.

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La page te me rejette. N'est pas miroir. La page de ce jour se défend, refuse de se laisser faire. Ma santé est trop bonne. Je ne suis pas à placer dans la rubrique des grabataires. J'aime faire des rubriques. Celle des agonisants: pour ne pas m'y mettre. J'avais d'abord écrit: la page te rejette. Convention: se tutoyer soi-même. Subterfuge. Je dis je. Je: à partir d'où est vu ce que je vois. Je vois la peupleraie. Je vois les nuages noirs. La peupleraie me déstabilise. Les nuages noirs m'incommodent. Je vois les herbes et les arbustes de Bergen-Belsen. Des gens sont étendus à l'ombre des bouleaux, comme des pique-niqueurs qui font la sieste, beaucoup de gens, des tas de gens, ils ne respirent pas, ils sont en train de pourrir. Je me protège. J'évoque Rembrandt. J'achète un parapluie. Je registre. Dans un magazine je découpe une quinzaine de photos. Femmes qui écartent les jambes. J'écoute Sylvius Leopold Weiss, il joue son luth, et Jean-Sébastien, attendri et attentif, lui regarde les doigts. Trop fatigué le soir vers minuit pour écrire. Due righe almeno, a denti stretti[2]. Et cette envie de dire il, de faire se dérouler un récit, une histoire, un roman, un petit roman. Mais non. Dix fois le même numéro que je compose au téléphone, sans obtenir de réponse. Une voix. Ma santé n'est pas assez bonne. Ma santé est mauvaise. Ma santé ne vaut rien. Au milieu de la page ma santé devient mauvaise. J'aurais pu dire, hier soir, laisse-moi te prendre dans mes bras. Je n'ai rien dit. J'ai parlé avec elle pendant quatre heures, et à une heure du matin je suis rentré. Sous mon toit. Pour ne pas dormir. A cinq heures du matin bourrasques de neige, avec foudre & tonnerre. Foutre. Insomnie. Carnet à côté de l'oreiller. Rallume six fois. Note des choses à lui dire. J'ai à dire des choses à une personne qui m'empêche de dormir. Dix fois je téléphone. Sans réponse. J'aurais dit… j'aurais… Je ne dis rien. Et je diffère la nuit suivante. Remets le sommeil à plus tard. Quelqu'un m'a dit aujourd'hui, avec une sorte de tourment dans la voix: comment écrire après Beckett? Je dormirai demain, promis.

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C'est le récit d'un voyage, peut-être. La Guyane. Le Condroz. L'église de Léglise. Le ru d'Amblève. Pendant la nuit il a neigé. Hier tout était calme et muet. Aujourd'hui aussi. La neige ne va pas rester.

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Il n'est désir plus naturel que le désir de connaissance. Montaigne, (III.XIII, De l'expérience)

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Parce qu'il y a le silence.

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Quand passe un camion, la colline tressaille, - et le tressaillement ébranle les assises de ma maison. Quand passe un camion, les poutres de mon grenier vibrent.

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Je pense que je ferais bien, pendant un certain temps, de noter des constatations. Cela m'occupera, me calmera. Me divertira. Fera fonctionner ma cervelle. Et domptera mon cœur.

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Que le tremblement s'intensifie et la maison s'effondre; c'est mes os qui me signalent ça.

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Après tous les métiers que j'ai exercés, je n'exerce plus de métier. Je gère ma clochardise, je digère mes héritages. Je ne parle plus devant des micros, ne m'assieds plus devant des caméras, n'écris plus mes éditoriaux. J'ai changé d'adresse, de nationalité, de continent, de siècle. Je ne suis plus dans le bottin.

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J'ai noyé mes frères siamois.

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Il n'est désir plus artificiel que le désir de connaître.

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En cinq jours Strik m'a écrit sept lettres. Trois le seul vendredi. Je me réfère souvent à Strik. Il demande comment ça s'est passé en Guyane.

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Dans ma trentaine j'ai lu les quinze ou vingt ou vingt-cinq (je ne sais plus) volumes du journal de Julien Gr. Cela m'ennuyait prodigieusement mais je n'arrêtais pas de lire -- peut-être dans l'espoir de trouver, un jour, une phrase qui me ferait arrêter, respirer. Mais non. Et maintenant c'est vingt ans plus tard.

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L'homme accoudé au comptoir, je l'entends dire: chaque jour je note le temps qu'il fait, depuis des années, chaque jour, ça m'intéresse. J'aurais eu des questions à lui poser, mais ne l'ai pas fait, par défaitisme.

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J'ai lu trente pages dans La meurtritude de J.Hy. Cela me fascine, et me fait peur. Elle est folle. Elle écrit parce qu'elle est folle. Elle écrit pour ne pas être folle. Elle écrit pour ne pas mourir de sa folie. Je lis la meurtritude pour ne pas être fou. Après trente pages j'arrête de lire, exténué. J.Hy. n'est pas aussi folle que J.Gr. J'avais vu dans le pavillon de l'hôpital un homme nu dans un coin de la chambre; sur son lit un matelas en caoutchouc, pas de drap, pas de couverture, au milieu du matelas une flaque de liquide et des excréments. J.Hy. n'est pas folle. Je ne sais rien d'elle. Je dis: elle est folle, parce qu'elle le dit elle-même, elle dit: Jeanne est folle, ou plutôt elle rapporte ce que disent les médecins et les infirmiers: Jeanne est folle, Jeanne doit guérir. L'homme nu a la tête contre le mur, il reste comme ça pendant des heures. Il mange, il chie. J'ai échappé à ça. Pourquoi ai-je échappé à ça?

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D. Br. (c'est dans son livre) dit que pour échapper à l'angoisse qui en pleine rue la submergeait, elle essayait de retrouver la sensation du pénis en elle. Retrouver cela. Cela s'était passé la veille. Et maintenant, pour d'autres raisons, l'angoisse. Tous ces centimètres de queue en elle. Retrouver cette sensation la délivrerait. Remplissement. Comblement. Me trouble qu'une femme dise cela. Je ne vois plus les gens; je lis leurs livres. Je ne parle pas à D., elle est trop loin, un autre continent, je lis son livre.

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Je fais pareil, écris mon livre dans l'espoir que Strik me lira. Un espoir que j'entretiens mollement depuis des années.

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La foison, - la moisson des noms propres. Je t'énerve avec mes noms propres. Je désigne, énumère des personnes. Normand de Bellefeuille, troubadour. Philipp Glass. Akhenaton. Des gens que, d'une certaine manière, je rencontre. Ou ce scribe gothique penché sur le parchemin pendant des années sous une voûte noircie par les chandelles. Situations que j'imagine, que j'invente. Et loin des soucis concrets et quotidiens: des mots, des mots, du langage, de l'écriture. Consolation de la philosophie, - que copie le copiste sous le plafond ogival?

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Chemin sur lequel les mots finissent par arriver devant mes lunettes. De même pour les écrivains chinois, autres noms propres. Su Tung Po et Po Chu Yi. Normand de Bellefeuille écrit: te pénétrer en écoutant Philipp Glass…

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Je transvase dans mon texte des bribes d'autres textes, cela les acheminera devant les lunettes de Strik, ce sera ma façon de lui donner de mes nouvelles. Et cela m'évitera d'avoir à parler de la Guyane.

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Il n'est désir plus nocif que le désir de connaître.

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Cinq pages plus loin il écrit: te pénétrer en écoutant John Cage, sans qu'on sache à qui il s'adresse; il met dans son livre des phrases qui sont destinées à quelqu'un.

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La question, non seulement de ce verbe troublant, mais bien plutôt celle de l'interlocutrice. Car ce qui, ici, pénètre, c'est les mots.

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Insinuer, inséminer des mots.

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Neige, le matin. Sur la colline. Au pays de Chu. Centaines de vers à cinq pieds calligraphiés par les calligraphes du pays de Chu. Mots pour l'émerveillement. Partage de l'émerveillement. Ubiquité. Je suis un calligraphe du pays de Chu. Et c'est moi qui écris le verbe pénétrer. Partage, peut-être, du trouble.

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Il écrit: …des été oubliés avec des robes ouvertes sur les seins (jaunes, les robes et petits, les seins)… Il écrit ça.

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J'écris: j'ai mis tes seins dans mon cahier. On ne sait pas qui elle est, elle. Une femme belle et désirable. Ritournelle. J'écris le refrain de tes seins. Une femme définissable par le fait d'être désirée. Mais elle? Ne se sent pas définissable. Elle n'est pas définie.

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C'était une tempête comme on en voit rarement ici, hurlante, méchante. Je note le temps qu'il fait, ça me console et rassure. Je fais l'exégèse des mots. Anémone, peupleraie, tempête. Je me raconte des histoires, le parapluie de Huy, Léopold et Jean-Sébastien, mes frères siamois, et Strik. Je parle de tout, sauf de Strik.




[1] Keats
[2] Buzzati



texte paru dans LE PARESSEUX, juillet 1996



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