jeudi 19 avril 2018

CAHIER HEMA NOIR - chapitre 67

dessin Antonio Saura



67.
Capiteux, depuis trois heures sous le parasol de ma terrasse, je suis assis dans le halo capiteux de ces pensées, seize pots de pensées posés dans deux larges soucoupes, en attente d’être plantées, mais je ne les plante pas, je les laisse sur ma table, des jaunes & des violettes, au parfum capiteux, étymologiquement qui monte à la tête, cela fait une sorte d’euphorique empoisonnement du cerveau, produit une pression sur les tempes, irrite les muqueuses du nez, capiteux on le dit aussi pour l’ivresse que peut susciter une femme, et ça me rappelle avec une sorte de rudesse comment j’étais assis l’autre jour, presque par hasard, à côté d’une femme, et comment je sentais sa senteur, très légèrement très vaguement, mais c’était d’une violence inouïe, cela m’enfonça une épaisse écharde jusqu’au fond de l’âme, sa senteur que j’avais sentie autrefois, il y a si longtemps, dans une autre vie et sur un autre continent, c’était en Patagonie et c’était la capiteuse senteur de sa peau et aussi sa senteur la plus secrète, je n’ai plus jamais, après, depuis, voulu sentir une femme, et voici devant moi ces capiteuses pensées, dodelinant leurs frimousses dans la brise d’avril, tandis que je thématise si maladroitement & si grossièrement les traumatisants mécanismes de notre zoologie olfactive.



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mercredi 18 avril 2018

CAHIER HEMA NOIR - chapitre 66

peinture Roger Manderscheid, 1997





66.
Dire un souvenir sans dire le mot souvenir, s’exprimer sans dire qu’on s’exprime, la mésange tout heureuse & excitée parce qu’elle vient de découvrir cette ronde pelote de poils blancs du clebs qui vient d’être tondu, et la mésange volète encore & encore pour puiser dans la pelote de poils blancs, grand bonheur dans l’âpre souci de la vie, à la mi-avril le ciel était tout bleu et les pétales, déjà, du magnolia chutaient, j’appelai cela une japonaise mélancolie, et ça n’avait rien à voir avec mes mélancolies à moi qui sont moches & mauvaises, saborderaient n’importe quel haïku, il y a cette splendeur du monde et cette laideur de mon âme, et je me hais pour ça, quiconque dit du mal de moi, je lui donne d’avance raison, l’encourage à parler, à tout dire, en rajouter, faire mon procès, sec & impitoyable, il me venait de soudaines fatigues et je m’endormais pendant trois semaines, roupillais dru & profond, dans de sombres strates souterraines, le ciel est tout bleu à la mi-avril, et un vertigineux déséquilibre me guette, mais je fais semblant de ne pas m’en rendre compte, je fais mon histrion, bave et déblatère, le mal qu’on dit de moi est bien dit, que je suis si clumsy et que je ne sais pas m’exprimer, c’est pour ça que je dis tout le temps : je vais m’exprimer, et par la suite n’exprime rien, m’escrime juste à observer le sourire de la mésange si heureuse de ramasser tous ces poils blancs du roquet tondu.




lundi 16 avril 2018

CAHIER HEMA NOIR - chapitre 65

peinture Antonio Saura






65.
Épisode, mot que je haïrai jusqu’à la fin de mes jours, si tant est qu’on puisse dire qu’on hait un mot, mais je m’entends, et ça me rafistole un peu, gesticulation histrioniquement vengeresse, ma vie continue, écrivait Flaubert dans une lettre, continue à se passer sans le moindre épisode, je ne dirais jamais que je hais le mot hérisson, ou le mot Orion qu’on trouve chez Homère et Horace, dans la logique solipsiste de mes fragments disjoints se télescopent les philologismes, les narratèmes et les protocoles de (médiocre) santé, puis dans un narratème, elle dit : tu as été un épisode, et l’épisode est terminé, point, il marquait aussi des narratèmes comme : j’ai égaré le capuchon de mon porte-plume, l’encre va dessécher, je ne vais plus pouvoir amorcer mes phrases, ni mes narrations ni mes méditations, narrations partiellement documentaires, partiellement fictionnelles, méditations parfois décisives quant au thème, parfois parodiques quant aux motifs cervantesques, puis l’écharde traumatisante remue  impitoyablement dans la plaie, le poignard du mot épisode, épisode point, aucun fer, écrit Babel, aucun fer ne peut pénétrer le cœur humain avec un froid aussi mortel qu’un point placé au bon moment, et pendant que je trébuche & bascule, Orion trottine sur son éternel orbite.