mardi 27 septembre 2016

Proseries, chap. 91

Pierre Aleschinski - Taste of the Abyss



91.

Quand, au gré des variations d’humeur, je me sens soudain en danger d’amenuisement sinon de liquéfaction, j’attrape vite, comme on attraperait une seringue de survie, le « Comment c’est », et je lis à haute voix, une page ou deux, et lis deux fois, parfois trois, parce qu’il faut rythmer, reconstituer la syntaxe, placer mentalement virtuellement des virgules, au moins les virgules, parfois les points, parfois les points de suspension, mais c’est risqué, en général je ne risque pas, j’ai pas assez de reins pour ça, qui suis-je, Sam, pour décider de tes points de suspension, si cela se passe au milieu d’une phrase, ça fait brèche, fissure, une espèce d’abîme, soudain, au milieu d’une phrase, faille fatale & mortifère, comme dans un glacier de Patagonie, on n’en revient pas, et pourtant la phrase avait peut-être commencé de façon anodine, il était question de balais et de torchons dans un sombre débarras, ou tout juste d’une araignée qu’il fallait écraser dans l’escalier de la cave, mais si cela fait, mine de rien, allusion au destin de l’âme, ou même seulement du cœur, le fragile cœur, le cœur brusquement désaimé, tu n’en finis pas de tomber, tu t’amenuises, te liquéfies, la question du comment c’est ne se pose plus.


LE MURMURE DU MONDE, vol. VIII
inédit




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