Pierre Aleschinski - Taste of the Abyss |
91.
Quand, au gré des
variations d’humeur, je me sens soudain en danger d’amenuisement sinon de
liquéfaction, j’attrape vite, comme on attraperait une seringue de survie, le « Comment
c’est », et je lis à haute voix, une page ou deux, et lis deux fois, parfois
trois, parce qu’il faut rythmer, reconstituer la syntaxe, placer mentalement
virtuellement des virgules, au moins les virgules, parfois les points, parfois
les points de suspension, mais c’est risqué, en général je ne risque pas, j’ai
pas assez de reins pour ça, qui suis-je, Sam, pour décider de tes points de
suspension, si cela se passe au milieu d’une phrase, ça fait brèche, fissure,
une espèce d’abîme, soudain, au milieu d’une phrase, faille fatale &
mortifère, comme dans un glacier de Patagonie, on n’en revient pas, et pourtant
la phrase avait peut-être commencé de façon anodine, il était question de
balais et de torchons dans un sombre débarras, ou tout juste d’une araignée qu’il
fallait écraser dans l’escalier de la cave, mais si cela fait, mine de rien,
allusion au destin de l’âme, ou même seulement du cœur, le fragile cœur, le cœur
brusquement désaimé, tu n’en finis pas de tomber, tu t’amenuises, te liquéfies,
la question du comment c’est ne se pose plus.
LE MURMURE DU MONDE, vol. VIII
inédit
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