fragment 4588 ̶ Sur personne ils n’ont autant écrit que sur
moi, milliers de millions de pages, et j’en ai pris connaissance, évidemment,
sans trop de narcissisme, mais en me concentrant : leurs cogitations
constituent quand même quelque part en quelque sorte une espèce de petit
appendice, une menue apostille au gigantesque domaine de mon omniscience.
Mais la plupart de ces pages sont
sans intérêt, ennuyeuses, indescriptiblement alambiquées, prétentieuses,
inutiles. Sauf quelques-unes.
Quelques-unes m’ont intrigué, un
peu perturbé même : Angelus Silesius, Spinoza, Nietzsche.
Quelques-unes m’ont intéressé, intellectuellement
stimulé : Michel Eyquem de Montaigne,
Dietrich Bonhoeffer, Simone Weil.
Quelques-unes m’ont attendri :
Francis Jammes, Charles Péguy, Ernesto Cardenal.
Une seule m’a ému. Et même estomaqué. Celle-ci, de Primo Levi. Cela se passe le
soir, à Auschwitz, après une ‘sélection’ : Peu à peu, le silence s'installe, et alors,
du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j'entends le vieux Kuhn
en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le
buste. Kuhn remercie Dieu de n'avoir pas été choisi.
Kuhn est fou. Est-ce qu'il ne
voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui
partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à
regarder fixement l'ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien? Est-ce
qu'il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour? Est-ce qu'il
ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune
prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin
de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer?
Si j'étais Dieu, la prière de
Kuhn, je la cracherais par terre.
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