Stig Dagerman 1923-1954 |
chapitre
XXXII
1.
Le rituel
suppliciaire, en Arabie saoudite, repose sur la décapitation publique au sabre
par l’exécuteur vêtu blanc que protège un cordon armé. Il y a foule de
spectateurs. Le condamné est à genoux, parfois étendu au sol, parfois les yeux
bandés. Le crime pénal accompli, suit la levée du cadavre par une ambulance.
Dans certains cas la sentence stipule que le corps supplicié soit ensuite crucifié et exposé publiquement jusqu’au pourrissement.
2.
Le seuil de rupture entre l’horizontalité
de la mélancolie et la verticalité de la tristesse est en règle générale aisément
décelable: dans la mélancolie on flotte, dans la tristesse on tombe. — Leonid Krankov, « Études cliniques sur
les sentiments de base, IVe chapitre », Saint-Pétersbourg, 1909
3.
Depuis le début
de cette année, en neuf mois, l’Arabie saoudite a mis en scène 110
décapitations en place publique. Elle vient d’embaucher huit nouveaux bourreaux ;
dans le royaume wahhabite, le bourreau a le statut de « personnel
religieux ».
4.
Que faites-vous ? Rien. Je laisse la vie
pleuvoir sur moi. — Rahel L.
Varnhagen dans son journal, à Berlin en 1810
5.
Je n’ai pas halluciné, j’ai
touché à l’absolu, j’ai été touché par l’absolu, dans ton regard à toi, dans
ton corps à toi, dans tes mots à toi, mais c’était trop de hauteur, plus tard
l’amante a trouvé ces autres mots, des contre-mots (empruntés à Solange de
Montmorency) : on ne peut pas vivre
sur l’Himalaya, mais nous aurons connu cela : l’ivresse de
l’impossible hauteur, et cela reste dans ma vie, indélébilement, — entaille
qui ouvre un abîme jusqu’au centre de mon être, béance vive & sanglante,
plaie vibrante qui ne se refermera jamais, et en m’adressant encore & toujours
à l’aimée, j’emploie le tu qui me tue, le tu de la proximité d’antan, le tu de
la mythique dyade, le tu absolu. [texte
retrouvé]
6.
FRAGMENTOLOGIE — Les pensées ne nous viennent guère de façon
ordonnée, elles arrivent au gré des moments, des humeurs, des états d’âme.
Images, intuitions, bribes approximatives, idées en voie d’élaboration, diamants
et scories, réminiscences, hallucinations, un vrac confus, éphémère et
provisoire.
Quand nous voulons mettre ces fragments
dans un ouvrage, il y a deux principales manières de le faire : les placer
dans le désordre, comme elles sont venues, ou les classer et ajuster pour les placer
dans une certaine suite ordonnée.
Aristote construisait ses traités
philosophiques et scientifiques en ordonnant ses pensées en un système
construit et cohérent. Cicéron fignolait ses discours, c’étaient des plaidoyers
ou des suites d’arguments philosophiques, fallait pas perdre le fil. Les
scholastiques au Moyen Âge, eux aussi structuraient leurs traités, le plus
souvent avec des chiffres et des subdivisions sophistiquées, une architecture d’arguments,
cathédrales de langage. Et ainsi de suite pour nombre de grands penseurs, de
Descartes à Spinoza, de Kant à Hegel : ce sont des constructeurs de
systèmes, des bâtisseurs d’édifices inébranlables Effort d’ordre et de monumentalité.
Mais ce n’est pas la seule
manière de faire des livres.
Dès l’antiquité, la façon non
ordonnée d’écrire a eu sa tradition ; elle a été pratiquée par Sénèque
dans les « Lettres à Lucilius » et par Plutarque dans ses opuscules
moraux. Ils écrivent, disait Montaigne, à
pieces decousues — c’étaient
ses deux auteurs favoris.
Et c’était aussi sa manière à lui
d’écrire : pour moy (…) les ordonnances
logiciennes et Aristoteliciennes ne sont pas à propos (« Essais, III,
10), ou encore : je prononce ma
sentence [= ce que j’ai à dire] par
articles décousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et d’un
bloc (III, 13). En d’autres termes : J’ai besoin de mes méandres, mes
interruptions, mes suspensions, mes tâtonnements, me demandant tout le temps :
mais comment dire ? — et jamais je n’aurai fait le tour des
choses.
Mourir, oui, mais pas clore, pas
conclure.
7.
A propos de l’agencement de ses « Critiques
et Portraits », Sainte-Beuve écrit, très montaigniennement : Le véritable ordre est celui dans lequel je
les ai écrits, selon mon émotion et mon caprice, et toujours dans la nuance
particulière où j’étais moi-même dans le moment (dans une lettre à
Chaudes-Aigues).
8.
Madame de Sévigné avait pour
maxime : Glisser sur les pensées. S’est-elle
souvenue de Montaigne qui avait écrit : Il fault légierement couler le monde et le glisser, non pas l’enfoncer (III,
10). Et Sainte-Beuve de commenter : Voilà
proprement des mots de Montaigne que lui seul a pu dire de cette sorte en
français (annotation que le lundiste fait dans la marge de son exemplaire
des « Essais »).
9.
Le
solitaire est celui qui n’est pas touché, il y a toujours eu des solitaires qui
ont choisi la solitude et l’isolement, par vœu de n’être pas touché, ou par phobie,
ou par besoin d’une récompense dans l’au-delà, je n’ai aucune envie d’aucune
récompense dans aucun au-delà, ma vie est sur terre, ma mort est sur terre où
j’ai connu l’inestimable privilège d’être touché, sur terre où j’ai eu une
aimée qui me touchait et que je touchais, elle disait : nos peaux sont
compatibles, pour expliquer la
félicité inouïe que nous ressentions à nous toucher, je caressais sa peau, je
léchais sa vulve, je pénétrais son sexe avec mon sexe, plus tard je suis
redevenu solitaire, malgré moi, elle m’a relégué dans la solitude en me
quittant, elle dit qu’elle m’aimait toujours mais qu’il ne fallait plus que
nous nous touchions, je pense qu’elle est solitaire maintenant elle aussi, je
pense que la vie finira par nous précipiter dans le gouffre, je pense que nous
avons vécu le plus grand bonheur qu’on puisse vivre : nous toucher. [texte retrouvé, Carnet de Cape Town]
10.
Avant de sombrer dans le silence,
puis le suicide, Stig Dagerman avait encore écrit un dernier livre : « Notre
besoin de consolation est impossible à rassasier », dix pages — à relire
toutes les six semaines, aussi l’ai-je relu ce matin sous le ciel tout bleu.
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit
très beau et Dagerman pour la fin et les mots d'amour et votre culture qui rend si nécessaire la culture quand elle est ordinaire justement, nourriture, entrée, plat de résistance, dessert. J'aime beaucoup ces petits rendez-vous.
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