mercredi 30 septembre 2015

mourir, oui, mais pas conclure

Stig Dagerman 1923-1954




chapitre XXXII



1.
Le rituel suppliciaire, en Arabie saoudite, repose sur la décapitation publique au sabre par l’exécuteur vêtu blanc que protège un cordon armé. Il y a foule de spectateurs. Le condamné est à genoux, parfois étendu au sol, parfois les yeux bandés. Le crime pénal accompli, suit la levée du cadavre par une ambulance. Dans certains cas la sentence stipule que le corps supplicié soit ensuite crucifié et exposé publiquement jusqu’au pourrissement.

2.
Le seuil de rupture entre l’horizontalité de la mélancolie et la verticalité de la tristesse est en règle générale aisément décelable: dans la mélancolie on flotte, dans la tristesse on tombe. Leonid Krankov, « Études cliniques sur les sentiments de base, IVe chapitre », Saint-Pétersbourg, 1909

3.
Depuis le début de cette année, en neuf mois, l’Arabie saoudite a mis en scène 110 décapitations en place publique. Elle vient d’embaucher huit nouveaux bourreaux ; dans le royaume wahhabite, le bourreau a le statut de « personnel religieux ».

4.
Que faites-vous ? Rien. Je laisse la vie pleuvoir sur moi. Rahel L. Varnhagen dans son journal, à Berlin en 1810

5.
Je n’ai pas halluciné, j’ai touché à l’absolu, j’ai été touché par l’absolu, dans ton regard à toi, dans ton corps à toi, dans tes mots à toi, mais c’était trop de hauteur, plus tard l’amante a trouvé ces autres mots, des contre-mots (empruntés à Solange de Montmorency) : on ne peut pas vivre sur l’Himalaya, mais nous aurons connu cela : l’ivresse de l’impossible hauteur, et cela reste dans ma vie, indélébilement, — entaille qui ouvre un abîme jusqu’au centre de mon être, béance vive & sanglante, plaie vibrante qui ne se refermera jamais, et en m’adressant encore & toujours à l’aimée, j’emploie le tu qui me tue, le tu de la proximité d’antan, le tu de la mythique dyade, le tu absolu. [texte retrouvé]

6.
FRAGMENTOLOGIE — Les  pensées ne nous viennent guère de façon ordonnée, elles arrivent au gré des moments, des humeurs, des états d’âme. Images, intuitions, bribes approximatives, idées en voie d’élaboration, diamants et scories, réminiscences, hallucinations, un vrac confus, éphémère et provisoire.

Quand nous voulons mettre ces fragments dans un ouvrage, il y a deux principales manières de le faire : les placer dans le désordre, comme elles sont venues, ou les classer et ajuster pour les placer dans une certaine suite ordonnée.

Aristote construisait ses traités philosophiques et scientifiques en ordonnant ses pensées en un système construit et cohérent. Cicéron fignolait ses discours, c’étaient des plaidoyers ou des suites d’arguments philosophiques, fallait pas perdre le fil. Les scholastiques au Moyen Âge, eux aussi structuraient leurs traités, le plus souvent avec des chiffres et des subdivisions sophistiquées, une architecture d’arguments, cathédrales de langage. Et ainsi de suite pour nombre de grands penseurs, de Descartes à Spinoza, de Kant à Hegel : ce sont des constructeurs de systèmes, des bâtisseurs d’édifices inébranlables  Effort d’ordre et de monumentalité.

Mais ce n’est pas la seule manière de faire des livres.

Dès l’antiquité, la façon non ordonnée d’écrire a eu sa tradition ; elle a été pratiquée par Sénèque dans les « Lettres à Lucilius » et par Plutarque dans ses opuscules moraux. Ils écrivent, disait Montaigne, à pieces decousues c’étaient ses deux auteurs favoris.

Et c’était aussi sa manière à lui d’écrire : pour moy (…) les ordonnances logiciennes et Aristoteliciennes ne sont pas à propos (« Essais, III, 10), ou encore : je prononce ma sentence [= ce que j’ai à dire] par articles décousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et d’un bloc (III, 13). En d’autres termes : J’ai besoin de mes méandres, mes interruptions, mes suspensions, mes tâtonnements, me demandant tout le temps : mais comment dire ? — et jamais je n’aurai fait le tour des choses.

Mourir, oui, mais pas clore, pas conclure.

7.
A propos de l’agencement de ses « Critiques et Portraits », Sainte-Beuve écrit, très montaigniennement : Le véritable ordre est celui dans lequel je les ai écrits, selon mon émotion et mon caprice, et toujours dans la nuance particulière où j’étais moi-même dans le moment (dans une lettre à Chaudes-Aigues).

8.
Madame de Sévigné avait pour maxime : Glisser sur les pensées. S’est-elle souvenue de Montaigne qui avait écrit : Il fault légierement couler le monde et le glisser, non pas l’enfoncer (III, 10). Et Sainte-Beuve de commenter : Voilà proprement des mots de Montaigne que lui seul a pu dire de cette sorte en français (annotation que le lundiste fait dans la marge de son exemplaire des « Essais »).

9.
Le solitaire est celui qui n’est pas touché, il y a toujours eu des solitaires qui ont choisi la solitude et l’isolement, par vœu de n’être pas touché, ou par phobie, ou par besoin d’une récompense dans l’au-delà, je n’ai aucune envie d’aucune récompense dans aucun au-delà, ma vie est sur terre, ma mort est sur terre où j’ai connu l’inestimable privilège d’être touché, sur terre où j’ai eu une aimée qui me touchait et que je touchais, elle disait : nos peaux sont compatibles, pour expliquer la félicité inouïe que nous ressentions à nous toucher, je caressais sa peau, je léchais sa vulve, je pénétrais son sexe avec mon sexe, plus tard je suis redevenu solitaire, malgré moi, elle m’a relégué dans la solitude en me quittant, elle dit qu’elle m’aimait toujours mais qu’il ne fallait plus que nous nous touchions, je pense qu’elle est solitaire maintenant elle aussi, je pense que la vie finira par nous précipiter dans le gouffre, je pense que nous avons vécu le plus grand bonheur qu’on puisse vivre : nous toucher. [texte retrouvé, Carnet de Cape Town]

10.
Avant de sombrer dans le silence, puis le suicide, Stig Dagerman avait encore écrit un dernier livre : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », dix pages — à relire toutes les six semaines, aussi l’ai-je relu ce matin sous le ciel tout bleu.

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

inédit




1 commentaire:

  1. très beau et Dagerman pour la fin et les mots d'amour et votre culture qui rend si nécessaire la culture quand elle est ordinaire justement, nourriture, entrée, plat de résistance, dessert. J'aime beaucoup ces petits rendez-vous.

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