photo L. Sch. |
chapitre XXI
1.
De plus en plus souvent il se surprend à
parler tout seul, bribes de phrases, en anglais, en français, en allemand,
parfois en italien, jamais dans sa langue maternelle, commentaires qui accompagnent
ses gestes, déclarations sur la vie, apostrophes drôles, solennelles,
triviales, infantiles, clownesques, dramatiques.
C’est la solitude qui fait ça.
Mais ce sont aussi, sans doute, les signes
avant-coureurs de la douce démence, sourde & sournoise, qui va peu à peu se
nicher dans l’âme.
2.
Malgré la grande fatigue où je suis, j’ai
travaillé à mes Elégies, j’en ai une trentaine, et encore deux ou trois en
chantier.
Chantier vient de chanter — c’est un
endroit où ça chante, dans mes Élégies ça chante, ce ne sont pas des airs, ce
sont des mélopées, sotto voce.
3.
Disait Samy Frey à Nathalie Baye : Les
femmes tuent le passé en le taisant, les hommes en en parlant.
4.
Il n’y a que
la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse — Blaise
Cendrars, « La Prose du Transsibérien »
5.
Ce n’est pas un marronnier ni un chêne, c’est
un saule pleureur, Trauerweide.
6.
Strik a pris connaissance de la première
livraison de mes Élégies et répond par retour du courrier, que et que, et que
la scansion est parfois un peu bancale, que et que, et que les métaphores, et
que je devrais étudier les vers qu’écrit Ovide après la défaveur dans son exil à
Tomis près de la mer Noire, et que et que, et que les chutes tombent mal, tes chutes sont téléphonées.
Affres de la disgrâce, ça fait blablater.
7.
Le soleil est bas mais chauffe encore bien, c’est
peut-être pour de bon la dernière journée de l’été, je suis assis au bord de la
rivière, sous un saule pleureur, et je regarde l’eau, je regarde le ciel bleu
et quelques petits nuages blancs dans le ciel bleu. un homme passe au milieu de
la rivière ou passent souvent d’énormes péniches, il est assis dans un tout
petit canot et rame avec lenteur a vigueur, je ne sais pas d’où il vient ni où
il va, c’est une belle image, il va en amont, seul dans son canot, comme moi
seul sur mon banc sous le saule pleureur, j’ai pensé que j’étais là par hasard
et que je voyais cet homme par hasard, je pensais qu’il avait du bonheur à
ramer, lui ne m’a pas vu, je ne sais pas quelles réflexions il aurait faites s’il
m’avait vu, il aurait peut-être pensé, s’il m’avait vu sous mon saule pleureur,
cet homme sous le saule pleureur sur la berge dans le soleil du soir, cet homme
il faut l’imaginer heureux.
8.
C’est la première fois, en cinq mois, depuis
mon installation ici dans le vignoble, que je vais, seul, m’asseoir au bord de
la rivière et je pense que c’est sans doute la dernière belle journée de cet
été, the sunny days are over…
Spinoza pensait qu’il fallait tout faire pour
ne pas tomber dans la tristesse. Et il invitait ses lecteurs à cultiver la
joie.
Une trentaine d’oies, des blanches et des
tachetées, quittant la rivière une par une, en s’ébrouant, viennent claudiquer
flegmatiquement sur la berge.
Elles ne s’intéressent pas à moi.
Je vais mettre quelques oies dans la scansion
de mes Élégies. Pour énerver Strik.
9.
Spinoza avait 65 livres. Spinoza ne cite
jamais. Spinoza disait : Mais savourez donc les parfums.
10.
Le saule pleureur m’émeut & m’accueille.
La rivière a une odeur mouillée.
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit
;
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire