Léon Spillaert, La porte ouverte, 1945 |
chapitre XX
1.
Le kaléidoscope fulgurant d’images-souvenirs que
voit, dit-on, le noyé juste avant de mourir.
2.
On laisse derrière soi ruines, gravats &
brisures, et on va, hay que caminar, n’y qu’à cheminer, zigzaguant jusqu’à la
ruine ultime.
3.
Séisme dans l’âme, provoqué par l’irruption,
sur une page lue, d’un nom de lieu, une ville, une place, un quartier — et je
décroche de ma lecture. Et l’écharde du souvenir soudain jailli vibre au plus
vif de la mémoire qui se met à saigner. Souvenir inoubliable, inoublié.
Soudain c’est là de nouveau, présence vive du
passé, vertige devant le gouffre du temps, et profonde mélancolie. Mais prise
de conscience aussi : je suis celui qui a vécu cela, je suis ce que j’ai
été, ma vie est ce que j’ai vécu.
4.
Moments privilégiés, dans la solitude ou dans
le partage ; moments où on n’a été témoin que de soi, moments aussi où on
a été témoin l’un de l’autre.
Moments d’un amour. Ce qu’on a vécu, en cet
endroit-là, avec une femme — et maintenant le souvenir du partage n’est
plus partagé, la femme est loin, hors d’atteinte, ou elle est morte, ou elle ne
t’aime plus, ne veut plus de toi.
Tu voudrais lui dire : Tu te souviens ?
Mais elle n’est pas là, ne peut pas, ne veut pas entendre ta naïve sentimentale
question, et tu ne sauras pas de quoi elle se souvient, tu ne sauras pas si
elle se souvient, tu ne sauras pas si elle a envie de se souvenir, tu ne sauras
pas si tu n’es pas seul à être heureux de ce qui s’est passé entre vous
autrefois.
Ne pas savoir, ne plus savoir ce que l’autre,
auquel on tient, pense & sent, c’est le stade où la solitude n’est plus que
stérile & muette douleur.
5.
Qui suis-je ? Rien par moi-même. Je suis
ce que les autres m’ont fait être. Truisme, je sais, mais je tiens à marquer ça
comme ça.
6.
Je lis une étude sur le Jugement dernier dans
l’art médiéval, quand soudain je tombe sur le mot Cluny.
7.
Bonheur & privilège des vieux couples :
— Tu te souviens… ? — Tu te
souviens… ? Et ils échangent leurs souvenirs communs, et ils soupirent, et
ils sourient, et leurs visages tout ridés sont beaux.
8.
Chez nos amis québécois, c’est la machine à
café qui est brisée, chez nous c’est le cœur.
9.
Je me souviens qu’un jour, attablé à une
terrasse à Genève, je griffonnais dans mon carnet : nous ne vieillirons pas ensemble.
10
Elle se blottit, nue sous la couette, contre
l’amant et, les yeux mouillés, murmure : de ceci je me souviendrai toujours, — scène qui
se passe au VIIIe siècle au Sichuan, c’est dans un quatrain heptasyllabique de
Sikong Yingwu.
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit
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