peinture de Léon Spillaert |
chapitre XVII
1.
Elle entrouvre son peignoir, offre ses seins
et demande à l’homme de poser sa main. Do
you like the way I feel ? (« Blue Velvet »)
2.
Plusieurs fois par jour le réflexe d’aller
sortir un livre du rayon, un livre précis dans un rayon précis, aller au rayon
Chestov où sont cinq ou six livres (achetés en 1967), pour rechercher le
passage où il parle de la banlieue de la
vie, où il parle de la Bodenlosigkeit,
et il y avait, en note, le beau mot russe pour Bodenlosigkeit, Boris de Schloezer n’avait pas réussi à traduire le
mot en français, et avait donc mis l’équivalent, proche, de l’allemand, pas de
sol, pas de solidité, pas d’ensolement, pas de fond, pas de fondement, pas d’enracinement,
nous flottons dans la vacuité.
3.
Plus tard elle dit :
Come to my bedroom. (“Blue Velvet”)
4.
Le rayon Chestov, dans ma bibliothèque, n’existe
plus, l’étagère où étaient Chestov et Kierkegaard et Cioran n’existe plus, la rangée
des étagères philosophiques n’existe plus, le grenier où étaient les étagères n’existe
plus. En allemand, pour grenier, on dit Boden,
le grenier s’est effondré, les poutres ont brûlé, Bodenlosigkeit…
5.
Privauté, comme une sorte de droit acquis :
poser mes paumes sur ses seins, l’infinie douceur de ses seins. Ses seins où je
posais, immobile, ma paume au début de la nuit avant qu’elle s’endorme.
Privauté des mots, quand je la regardais en
face de moi et disais : Je regarde tes nénés, je disais ce mot enfantin,
mot d’enfance, l’émotion devant les seins est infantile, c’est une des plus
anciennes émotions, oubliée mais sans cesse remémorée.
Quand je pose mes paumes sur tes seins, je te
touche à peine, mes paumes prennent tellement la forme de tes seins qu’elles ne
semblent articulées, façonnées que pour ce geste-là, mes paumes ne servent à
rien d’autre qu’à englober tes seins.
Et très attentivement je guette ton regard pour être sûr que, pour savoir si
mon geste te plaît, te fait du bien, pour savoir si ça t’émeut que je sois ému.
Tes seins, tant d’autres les regardent, moi
sur tes seins, j’y pose mes paumes.
6.
Les seins, on les voit, même quand ils ne
sont pas nus. Les seins ne peuvent pas se cacher. Les seins sont objet de
pudeur. De pudeur et de honte.
Les femmes cachent les seins mais les
montrent aussi, certaines avec fierté. Les hommes, instinctivement &
spontanément, regardent les seins. Les hommes ne se lassent jamais de regarder
les seins des femmes, sans cesse ça les émeut & excite.
7.
Modesta adolescente, au couvent, dès que ses
seins commencèrent à s’arrondir, avait l’obligation de les aplatir en les
emmaillotant dans des bandes épaisses & rêches sous sa robe de moniale.
8.
Au Concile de Néponucée, au début du Ve
siècle, le 18e point à l’ordre du jour était la question de savoir
si les chérubins avaient des seins, le débat dura de matines jusqu’à complies.
Lorsque passe au dessous de nos nuages un
escadron de chérubins, déclare Basile de Cos (361-420), l’air est tellement
attendri d’être fendu par les jumelles rondeurs qu’il se met à vibrer
imperceptiblement avec une suavité spécifique qu’on appelle le frémissement chérubinique.
Nicodème de Cappadoce (344-428) demande que
soit retenu qu’il ne faut pas confondre les seins des chérubins avec ceux des
femmes, en effet, dit-il, sur les tuniques immaculées des chérubins, à cause de
la finesse et presque transparence de la soie, nous apercevons nettement les
doubles collines mais jamais cette sorte de saillie, cette délicate
protubérance intermittente du mamelon qui s’érige, puisque les chérubins n’ont
jamais froid et ne sont jamais excités.
Le représentant de la Basse Éthiopie rapporte
qu’un mystique de son pays a eu plusieurs lévitations à la seule vue extatique
d’un torse de chérubin, et ce mystique, dans ses comptes rendus « De
visionibus rerum caelestium » avait explicitement parlé de courbures.
Et il y eut encore plein d’autres arguments
pertinents & persuasifs, de sorte que le vote final, au soir du 18 avril
419, n’a rien de surprenant : 132 votes pour les seins des chérubins, 20
contre, et pas d’abstention.
9.
Hans Christian Andersen, en 1834, dans son
auberge romaine, seul. Avec son membre.
Frank Wedekind, en hiver 1894, dans sa
chambre d’hôtel parisienne, avec Alice, il fait bien chaud dans la pièce, le
feu crépite dans la cheminée, Alice a défait ses longs cheveux, ôté sa robe et
ses bas, ils fument, causent de choses et d’autres, Frank a posé les pieds d’Alice
sur ses genoux, cajole les jolis orteils, en les écartant un à un,
délicatement, puis il sépare les pieds, s’agenouille, sépare les jambes, et
lèche, ohne mich im geringsten sinnlich
dabei aufzuregen [sans du tout m’exciter sensuellement], il savoure la
délicatesse offerte pour elle-même, um
ihrer selbst willen, Alice a les jambes relevées sur les épaules de l’homme
et lui tape avec les talons dans le dos, pour l’éperonner, le stimuler, et le
tenant fermement par les cheveux lui impose son rythme, elle tremble,
tressaille et se cabre, a la fin elle hennit comme une pouliche, Frank remet sa
mâchoire en place et dans la bouche sent se mêler au goût de la femme celui du
sang : il s’est déchiré le frein de la langue, tu es mon amour, dit-il en zézayant.
10.
Avant qu’il parte, elle lui dit : I still have you inside me. (« Blue
Velvet »)
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit
.
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