dessin Antonio Saura |
chapitre XXXIII
1.
Le reste de ma vie, je vais sans
doute le passer à comprendre ça : ce qui arrive quand arrive l’amour, et corollairement
peut-être aussi, dans l’hypothèse où il me sera accordé encore un petit rabiot
de temps, considérant l’âge de soixante et treize que j’ai présentement fini
par hautement atteindre, ce qui se passe quand l’amour passe & s’en va — et je me
comporte comme si j’étais le premier à devoir examiner ce sujet, et n’en suis
toujours, potachement, que dans les tout premiers prolégomènes.
2.
L’incommensurable sublime leurre
de l’amour auquel on est livré vendu bradé cédé soldé soumis exposé aliéné abandonné,
corps & âme.
3.
Se présente tel ou tel sujet, et
je me dis qu’il faudrait le mettre en mots. Corvée. Je temporise, laisse
macérer. Écris autre chose, et ça se
met en mots tout seul, sans que j’aie à me tourmenter.
De temps en temps c’est un sujet
imposé, texte commandé, et le délai approche, le délai arrive, le délai est là,
le délai passe, le délai est dépassé, malaise & pression, j’espère qu’on me
laissera encore un peu de temps, je vais m’y mettre, promis, bientôt, et je ne
m’y mets pas, quand j’écris, j’écris autre
chose, j’ai très envie, j’ai besoin d’écrire autre chose, je n’ai jamais
manqué d’inspiration, l’urgence d’avoir à écrire ceci m’inspire à écrire cela,
et ça coule de source, les mots
viennent, se mettent en rang sur la page, la pointe de ma plume,
tranquillement, trace les phrases, un vrai plaisir.
4.
Ma planche « De senectute »
doit être reconstituée, Powys Améry Detembel, puisque de l’extérieur me
parvient l’opinion que je commence à me faire vieux, chose que jusque là je ne
voulais pas vraiment admettre. Puis soudain je me souviens que l’amante, il y a
quelque temps, avait dit : Tu vas devenir vieux, et un jour tu ne pourras plus. Elle avait dit cela en
souriant, elle était dans mes bras, nue. Je pense, aujourd’hui, qu’elle
commençait déjà à me désaimer.
5.
Emploi spécial du verbe pouvoir, verbe attributif sans attribut :
tu ne pourras plus… Le « Trésor
de la langue française », dans l’entrée longue & bien fournie de ‘pouvoir’
ne connaît pas ce sens de la puissance mâle de bander.
Mon « Littré », à ce propos,
je ne peux pas le consulter, les quelque vingt volumes ont cramé. Mon « Grand
Robert » non plus, les quatre rouges volumes sont partis en fumée.
6.
Situations où l’amant dit : Je ne peux pas. C’est arrivé deux ou trois fois sur cent. Moments spéciaux, émouvants.
Moments romanesques, faudrait les mettre dans un roman. Plusieurs pages.
7.
Un tel danger de tomber dans le
cynisme & l’amertume, faut résister.
8.
Belle journée d’automne, d’une
infinie douceur & mélancolie, froide mais tout ensoleillée, avec ciel bleu légèrement
atténué par un voile diaphane d’humidité, une de ces journées dont parle Sin Ki
Tsi dans son poème où il dit qu’à l’âge qu’il a, il ne verse plus, comme dans
sa jeunesse, de l’amertume dans ses vers, mais accueille, résigné et
reconnaissant, ce qui vient. Je roule sur l’autoroute, perdu dans mes songeries
quand je vois soudain apparaître le panneau avec la flèche qui indique la
sortie vers la localité où habite celle que j’aime, chez elle aussi il y a
maintenant ce bel automne, peut-être qu’elle est en train de regarder par la
fenêtre ce même ciel que moi, mais je continue à rouler tout droit, elle n’aurait
aucun plaisir à me voir, elle m’a assez vu.
9.
Dans les « Essais » je
relis le chapitre sur la mort (I,20), que j’ai lu pour la première fois en 1959,
j’avais dix-sept ans, relu quinze ou vingt fois depuis, je le relis comme si je
le lisais pour la première fois ; mon édition Garnier, en trois volumes,
couverture jaune pâle, n’existe plus, elle a été détruite, je relis dans le
volume rouge édité par Villey, mes trois volumes rouges Villey, achetés à
Marseille en 1999, ont disparu aussi, j’ai racheté Villey, en un volume, 1400
pages.
Il écrit :
Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie; c'est à ses despens. Le
continuel ouvrage de vostre vie c'est bastir la mort. Vous estes en la mort
pendant que vous estes en vie. Car vous estes apres la mort quand vous n'estes
plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie; mais
pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le
mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement.
Il écrit : Comme nostre naissance nous apporta la
naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort.
Parquoy c'est pareille folie de pleurer de ce que d'icy à cent ans nous ne
vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La
mort est origine d'une autre vie. Ainsi pleurasmes-nous: ainsi nous cousta-il
d'entrer en cette-cy: ainsi nous despouillasmes-nous de nostre ancien voile, en
y entrant. Rien ne peut estre grief, qui n'est qu'une fois. Est ce raison de
craindre si long temps chose de si brief temps! Le long temps vivre et le peu
de temps vivre est rendu tout un par la mort. Car le long et le court n'est
point aux choses qui ne sont plus.
Aristote dit qu'il y a des petites bestes sur la riviere
de Hypanis , qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à
huict heures du matin, elle meurt en jeunesse; celle qui meurt à cinq heures du
soir, meurt en sa decrepitude. Qui de nous ne se moque de voir mettre en
consideration d'heur ou de malheur ce moment de durée? Le plus et le moins en
la nostre, si nous la comparons à l'eternité, ou encores à la durée des
montagnes, des rivieres, des estoiles, des arbres, et mesmes d'aucuns animaux, n'est
pas moins ridicule.
Ces deux
passages sont des ajouts qu’il griffonne à la marge du Premier livre, peu de
temps avant sa mort ; ils ne paraîtront que dans l’édition posthume de
1595.
10.
S’entendre dire ‘je t’aime’
par quelqu’un qu’on n’aime plus, c’est une épreuve passablement scabreuse,
contre laquelle on a, en vain jusqu’ici, cherché des remèdes, cérébraux autant
que pharmacologiques. —
Charles-Albert
Bellavicqua, Traité élémentaire de psychologie positive, Lausanne, 1921, p. 487
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
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