peinture de Léon Spillaert |
chapitre XV
1.
Il fait froid dehors, depuis le nord, ça
menace. A l’abri dans la maison montagnarde, Liu Jingxi (1241-1320) suit du
regard un nuage solitaire au-dessus de la cime des montagnes, puis aperçoit au
bord de la fenêtre un papier collé à l’empois, calfeutrage contre le vent du
nord. L’aspect de ce papier l’intrigue. Il le détache, le défroisse, c’est un
manuscrit. Il le déchiffre. C’est un mémoire scellé sur la dynastie du passé,
sans nom d’auteur. Cela annonce le péril imminent d’une invasion de barbares
qui vont déferler par les cols du nord.
Puis, tout songeur & mélancolique, Liu
Jingxi prend son pinceau et trace un quatrain qui évoque la cime des montagnes,
et un nuage solitaire, et un vieux manuscrit oublié & perdu qui calfeutrait
la fenêtre dans la maison montagnarde.
Et la menace, on ne sait pas ce qu’est
devenue la menace.
2.
Deux hantises qui alimentent en permanence
les livres de Jacques Chessex : Dieu et le sexe de la femme. Et ce n’est
pas une polarité : Il n’y a aucune
distance entre le puits des femmes et Dieu (« L’interrogatoire »,
2011), ou encore : Dieu était enfoui
au creux le plus secret de la désirée et de l’aimée (ib.).
En quoi il fait écho à Calaferte, cet autre
obsédé de la même polarité : Quand
le Sexe s’éteindra — Dieu sera réellement mort.
Et Pouchkine dans le « Journal secret,
1836-1837 » : Le minou est le
secret de la vie et de la mort. Cette chair rose, humide, ombrée de boucles
mousseuses, cette vision hypnotisante du vaisseau charnel, est le visage de
Dieu.
3.
Fabio prend l’aimée dans ses bras, la serre
contre lui, aphone & intimidé, n’arrive pas à prononcer un mot, ne dit pas je t’aime — il lui
prend juste la main et la guide jusque là où est la raideur.
4.
Interrompre ça, couper court, Saint-Évremond
écrit dans une lettre au jeune Dery, page de Mme Mazarin, qui était beau garçon
et chantait assez bien, d’entreprendre quelque chose pour préserver ça, le teint pour
longtemps et la voix pour toute la vie — et je vous
dirai avec tous les termes d’insinuation qu’il faut vous faire adoucir par une
légère opération. Et il
explique au garçon que, par la suite, les succès qu’il a maintenant ne vont pas
s’interrompre dans trois quatre ans. Aujourd’hui
vous parlez aux Rois avec familiarité ; vous êtes caressé des
Duchesses ; loué par toutes les personnes de condition, quand le charme de
votre voix sera passé, vous ne serez que le camarade de Pompée [le nègre de
Mme Mazarin] et peut-être le mépris de M.
Stourton [page de Mme Mazarin]. L’argument est persuasif : le mérite qui suit l’opération est aujourd’hui
assez reconnu ; et pour une maîtresse qu’aurait M. Dery dans son naturel,
M. Dery adouci en aura cent. Et puis, avoir femme signifie avoir enfants, votre
fille se ferait engrosser, votre fils se ferait perdre. Votre femme vous ferait
cocu.
Faute d’avoir une femme au bout de ton membre
tu en auras des dizaines dans tes bras. Homme coupé, adouci, quelle chance tu as.
5.
Quand, pendant l’essayage de souliers, on dit :
J’aime beaucoup, c’est bon pour les souliers ; quand, à table, au dessert,
on dit : J’aime beaucoup, c’est bon pour le confiseur ; quand, en
amour, on dit : Je t’aime beaucoup, c’est un enterrement.
6.
Mourir : Montaigne, dans sa jeunesse, pensait
qu’il faut cogiter ; vieillissant, il pensait qu’il faut vivre.
7.
En attendant l’issue fatale, on s’affaire, on
administre administre, papiers papiers, l’eau & l’électricité, qu’il n’y
ait pas de couac, surtout pas de couac, pas d’interruption de fourniture, parce
qu’il faut vivre, dans la lumière, et prendre des douches, se laver les dents,
tirer la chasse d’eau, trier les déchets, papier carton verre plastic métal,
faire provision de PQ, mettre étiquette sur la boîte aux lettres, mettre
étiquette sur la sonnette, qu’on puisse vous situer, trouver si on vous
cherche, le livreur avec un colis Saint-Évremond, le menuisier avec l’ultime
boîte.
8.
Chronologie — L’Étranger de Camus fut publié en
juillet 1942, quelques jours avant la rafle du Vel’ d’Hiv.
9.
Les amours de la panthère, c’est violent
& véhément, pendant une semaine, puis plus rien le reste de l’année.
10.
Sur son lit de mort à l’hôpital, Italo Svevo,
un moment joint les mains, et sa femme Livia Veneziana, lui demande s’il veut
prier, il répond : Quand on n’a pas
prié toute sa vie, c’est inutile au dernier moment.
Et la dernière cigarette, il ne la fume pas,
subtil hommage à Zeno.
Dans "Une vie", il avait écrit: On meurt dans l'état précis où on était né: avec des mains faites pour saisir et incapables de serrer.
Dans "Une vie", il avait écrit: On meurt dans l'état précis où on était né: avec des mains faites pour saisir et incapables de serrer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire