Jérôme Bosch, Le Jardin des Délices, 1500 |
chapitre XXXI
1.
Dans toute histoire d’amour il y a toutes les
histoires d’amour, bien qu’aucune histoire d’amour ne ressemble à une autre
histoire d’amour, et si on fait l’inventaire des histoires d’amour, on constate
qu’il n’y en a que très peu, parmi toutes les histoires, il y en a très peu
d’amour, les histoires d’amour sont dans les livres, et tout est menti, mais ce
sont des mensonges plus vrais que la vérité, la vie n’est jamais vraie, seule
la mort, pour toujours, est vraie, seul l’amour, pour quelques moments, est
vrai, après leur séparation Werther et Lotte se revoient une seule fois, Lotte
avait dit : trotzdem werden die
beiden immer zusammenbleiben [et pourtant ces deux-là resteront toujours
ensemble], elle dit ça dans un roman, et à propos d’un roman, et c’est pour
cela que c’est vrai. —
[texte retrouvé]
2.
Quand on roulait dans le train, dehors,
devant la vitre, cette régulière ondulation des fils électriques, d’un poteau à
l’autre.
3.
Récurrente tentation de m’amuser à des
amertumeries ; me faire du bien en me faisant mal.
4.
Thomas Mann en 1951 dans son exil à Pacific
Palisades, se plaint dans son journal de la complète et inhabituelle défaillance
de sa puissance génitale (vollständiges
und ungewohntes Versagen), puis il ajoute : comme, en l’absence d’une complète érection, je refuse de me masturber,
la fin de ma vie physique sexuelle semble arrivée. Il a 76 ans.
5.
Quand
le sujet triste dort et dort et dort, dort la nuit puis dort le jour, retourne
dormir quatre cinq fois par jour, et, ayant dormi, est toujours triste, c’est
une bien mauvaise tristesse. —
Leonid Krankov, « Études cliniques sur les sentiments de
base, IVe chapitre », Saint-Pétersbourg, 1909
6.
La dyade des amants, dans une mythique bulle,
comme celle fantasmée par Bosch dans son Jardin des délices, la dyade des
amants enlacés dans la nuit, la plus véhémente utopie existentielle, je suis
venu près de toi, très près, trop près, dans une proximité transgressive
inouïe, je suis allé en toi, dans toi, et la mythique bulle a éliminé le reste
de l’univers au point que, parmi tout ce qui est, il n’y a plus que ces deux
amants dans leur élémentaire fragile nudité d’âme et de corps, dans la nuit
immémoriale, pour quelques instants, une fugace étincelle, le temps d’un
balbutiement qui profère la plus banale des paroles, je t’aime, et la bulle tôt ou tard ne pourra qu’éclater, les amants
sont ailleurs, les amants sont nulle part. —
[texte retrouvé]
7.
La dyade des amants, comme utopie
existentielle, cela avait pendant quelques moments trouvé son expression, sur
les feuillets griffonnés par l’amante, assise sur un banc face à la mer, quelques
moments de vérité, quelques moments d’irréalité, une hiérophanie de l’absolu,
après un certain temps, quelques heures, quelques jours, quelques semaines,
peut-être quelques mois, entre le moment du griffonnage et le moment de la
publication, après une brève éternité, cet absolu s’est effrité dissous
désintégré, il n’en reste rien sauf les mots qui le disent, les mots restent
intacts étincelants dans le noir de la nuit, et à cause de ces mots, noir sur
blanc, je sais que je n’ai pas halluciné. —
[texte retrouvé]
8.
Parfois, feuilletant dans d’anciens carnets,
je retrouve des textes, qui me
surprennent, m’étonnent, je veux dire : ça me surprend & m’étonne que
je les ai écrits, bribes éparpillées sur des milliers de pages dans les cahiers
que le Feu a épargnés, et il a épargné moins de cinq pourcents de ce que j’ai
jamais écrit.
Tout ce que j’ai écrit entre 1954 et 2004 a
été détruit. Mais sur les dix dernières années, une grande partie de mes
manuscrits a été sauvée.
Ce sont des manuscrits tout à fait
fatrassiers, toutes les dix ou vingt pages une phrase ou un alinéa à sauver.
9.
Petit matin d’une journée qui s’annonce radieuse,
infinie bienveillance du soleil, la journée est encore toute jeune, il ne s’est
encore rien passé, et tout peut encore arriver, et je prends la résolution de
mieux gérer ma tristesse et la cruciale question des souvenirs qui font si mal,
et je lis dans Rilke une note de mars 1899 : Cultiver l’oubli comme consolation et songe, c’est une sorte de
lassitude et de reniement de la vie [eine Art Ermüdung und
Lebensverleugnung]. Ce que je peux
oublier, je ne l’ai jamais vécu. Mon bonheur est mon or, et — qui est si riche qu’il puisse
oublier son malheur ?
10.
Parfois j’écris des choses émouvantes, — si émouvantes, qu’elles
n’émeuvent que moi.
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit
.
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