agapanthe hors saison - photo L. Sch. |
chapitre XXVIII
1.
Aux mots on va demander ce qu’ils
savent. On demande à rencontrer ce
que cela signifie. Et tout un réseau de significations se met à vibrer,
attirance attachement appétence aimantation convoitise désir envoûtement
fascination séduction passion possession fusion conjonction accouplement
copulation pénétration — puis ces mots demandent à être mis en syntaxe.
2.
Entre cet homme vieillissant et
cette femme jeune se passe une histoire unique & belle.
Elle était venue vers lui, parce
qu’elle l’avait lu, le comparant à tant d’autres, elle l’avait élu, lui,
intriguée, attirée, et elle le lui fit savoir. Elle l’a rencontré avant de le
rencontrer.
C’est sans doute à cause de lui
et à travers lui qu’elle devient à son tour écrivain.
3.
Dans cette
nouvelle, cette autre maison, comme je l’avais fait il y a neuf ans dans une
autre nouvelle maison, où aussi les murs blancs étaient nus & vides, où
aussi il fallait que je mette mes marques, transformer un lieu tibétainement
dépouillé en demeure toute mienne, mettre images par dizaines, centaines, barioler
les murs, centaines de facettes pour un autoportrait éclaté & bribaire,
peintures dessins partitions portraits, ce
qui m’importe est les images, disait Scutenaire, complice en iconolâtrie,
dans cette nouvelle, cette autre maison, celle sans doute, me dis-je, qui sera
ma dernière demeure, au cas où je mourrai at home, ma maison, je le sais, ne
protège de rien, habiter c’est un verbe à la fois rassurant & terrifiant,
faut tout le temps exorciser, quand je dis ceci est maintenant ma nouvelle
maison, je ne suis pas dupe, je suis tout à fait conscient que je suis dans le
passage, le transit & la transgression, que l’emploi du pronom possessif
est une agression, une provocation du destin, ma maison où il n’y a personne d’autre
que moi, ma maison qui abrite ma quotidienne & permanente solitude, ma
maison témoin de mes titubantes déambulations, de mes balbutiants soliloques,
dans cette nouvelle, cette autre maison, comme dans l’autre nouvelle maison, il
y a neuf ans, dans cette maison encore toute vide & vierge, la première
image que j’ai clouée au mur était un portrait de Thomas Bernhard, sa poignante
effigie peu de temps avant sa mort.
4.
Marie de Gournay découvre les « Essais »
en 1584, elle a dix-neuf ans, elle est subjuguée, elle n’avait jamais rien lu
de pareil. Elle écrira : Montaigne
écrit ceci, Jupiter l’a dicté.
Quatre années plus tard, en été
1588, Montaigne vient la voir, chez elle, à Gournay sur Aronde, en Picardie,
non loin de Compiègne ; il revient de Paris, où règne le chaos de la
révolte contre le roi ; il se relève d’une grave affection qui a failli l’emporter.
Dans ses bagages, il amène la toute nouvelle édition, en trois livres, des « Essais »,
publiée chez Abel l’Angelier, imprimeur-libraire à Paris.
Il passe quelques semaines chez
elle, ils relisent ensemble le nouveau texte, discutent, corrigent, annotent ce
volume qu’on appellera « L’exemplaire de Bordeaux ».
A l’automne Montaigne retourne en
Aquitaine. Ils ne se reverront plus. Montaigne meurt le 13 septembre 1592, à l’âge
de 59 ans — elle en a vingt-cinq.
Marie n’apprendra sa mort qu’au
printemps 1593, avec six mois de retard.
Deux ans plus tard, en 1595, elle
sera l’éditrice de l’édition posthume des « Essais », celle qui jusqu’aujourd’hui
fait foi, établie d’après les milliers de corrections et d’ajouts que le maître
avait inscrits dans « L’exemplaire de Bordeaux ».
5.
Quand il demandait : Pour qui écrire ? (II, 7) — elle répondait : Pour moi, que pour moi.
6.
Je veux prendre
Jouve, il n’est pas là, je ne le trouve pas. Jouve doit être dans les rescapés,
ils sont là, les rescapés, disséminés par centaines dans un désordre
indescriptible, alignés sur de nouvelles étagères qui sentent bon l’épicéa.
Je voulais
relire son texte sur Alice, peinte par Balthus. Debout, moitié nue, elle peigne
ses cheveux, un pied posé haut sur une chaise, cela lui ouvre les jambes.
Jouve écrivait :
elle démontre son sexe.
Je lisais Jouve
à Paris, en 1967, tout ce que j’ai écrit à Paris, milliers de feuillets, a été
détruit, je ne sais plus ce que j’écrivais sur Jouve.
7.
Elle écrit : lorsqu’il me louait, je le possédais. (Préface
aux « Essais », 1595)
Il écrit : Je
ne regarde plus qu'elle au monde.
Il écrit : J'ay pris plaisir à publier en plusieurs
lieux l'esperance que j'ay de Marie de Gournay le Jars , ma fille d'alliance: et certes aymée de moy
beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude,
comme l'une des meilleures parties de mon propre estre. (…)
Le jugement qu'elle fit des
premiers Essays , et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule
en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m'ayma et me desira long
temps sur la seule estime qu'elle en print de moy, avant m'avoir veu, c'est un
accident de tres-digne consideration. — « Essais », livre
II, chap. 7
8.
C’est une
variante. Parce que c’était lui, parce
que c’était elle. C’est écrit comme ça.
9.
L’immense
chagrin qu’il soit parti, elle le transforma en vingt pages éblouissantes :
la Préface à son édition des « Essais »
de 1595.
10.
L’agapanthe, arrêtée depuis plus
de six semaines, refait encore, soudain, une fleur, comme si elle ne pouvait
pas se résoudre que c’est fini.
LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit
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