dessin Saul Steinberg |
mardi 22 septembre 2015
un bel & parfait néant
1.
Quand on est
triste, on renifle comme un mioche morveux, mais on n’est pas un mioche morveux ;
on renifle comme si on pleurait mais on ne pleure pas — et pourtant il est vrai
que la tristesse a sa physiologie propre qui est un peu crade.
Matthieu XXV, 35-36 : Car
j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez
donné à boire ; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli ; j'étais nu,
et vous m'avez vêtu ; j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en
prison, et vous êtes venus me voir.
4.
Le 17 février 1943, les évêques catholiques hollandais publient une « Lettre
pastorale » dans laquelle ils s’élèvent explicitement contre la
persécution des juifs et contre la contrainte à la collaboration du peuple
hollandais.
Pendant toute la période de l’occupation nazie en Europe cela ne s’était
fait dans aucun autre pays — et surtout pas en Allemagne où, dans ses « Lettres
pastorales », la Conférence épiscopale catholique, jusqu’à la toute fin,
en 1945, appelle les fidèles à l’obéissance au Führer.
Les évêques hollandais écrivent : notre compassion va plus particulièrement aux jeunes gens emmenés de
force du foyer paternel, ainsi qu’aux juifs et à nos coreligionnaires
catholiques venus du judaïsme, exposés à de si grandes souffrances. Nous nous
sentons en outre profondément blessés par le fait que, pour l’exécution des
mesures prises contre ces deux groupes de personnes, on exige la collaboration de
nos propres concitoyens, notamment d’autorités, de fonctionnaires, de
directeurs d’établissements.
De 1939 à 1945, le pape Pie XII n’a jamais officiellement prononcé le
mot « juif ».
5.
Après quelques heures de silence assourdissant dans ma maison, je mets
un disque des quatuors de Haydn, Hob. III, 43, premier mouvement andante ed innocentemente, grâce et
douceur pendant sept minutes, pur chant, autant d’allégresse que de mélancolie,
les quatre voix de cordes s’enchevêtrent et musiquent dans un exquis dialogue —
plus rien n’importe, je laisse la tristesse divaguer, se répandre, se diluer.
Je m’éparpille et m’abîme dans un bel & parfait néant.
6.
Spinoza écrivait
contre la tristesse. La tristesse,
dit-il, est toujours mauvaise. Il la définit comme un affect fondamental,
dérivé du désir, consistant dans la conscience d’une diminution de ma puissance
d’exister. Quand je suis triste, je ne suis plus rien. Parce que je ne suis
plus rien, je suis triste.
Je comprends tout
à fait ce raisonnement, parce que je me souviens très bien comment j’étais du
temps où je connaissais la joie.
7.
Dans un contrat ou une convention, on appose son paraphe sur
chaque page. Montaigne était juriste : dans les « Recommandations à l’imprimeur »
qu’il inscrit au dos de la page de titre de l’Exemplaire de Bordeaux, en vue de
la prochaine édition, il demande : Mettez
mon nom tout du long sur chaque face : Essais de Michel de Montaigne liv.I.
Il n’en a pas été tenu compte.
8.
Tout au fond de
la tristesse on débouche sur une sorte d’au-delà de la tristesse où les
sensations et les sentiments sont comme anesthésiés — la tristesse tente encore,
de loin, d’enfoncer ses échardes, mais on ne sent plus rien.
Tout au fond de
la tristesse, il n’y plus ni espoir, ni regret, ni nostalgie, ni attente, ni
envie.
Tout au fond de
la tristesse, il n’y a plus de sentiments, même pas la tristesse.
9.
Dans le verger nous cueillons des pommes ; les branches, lourdement
chargées, penchent jusque dans l’herbe, nous remplissons deux grandes
corbeilles. Subjugué par le spectacle de la nature qui produit toute cette
profusion de grosses paradisiaques pommes, — c’est un mystère et comme un
miracle —, je dis quelque chose de confus à l’amie H** qui m’aide à faire cette
récolte, je dis : Tu crois qu’il y a
un Dieu qui nous prodigue tout ça, puis je dis : Évidemment non, mais tout se passe comme si…, et je lui demande :
Et toi, crois-tu que c’est un Dieu, elle
pense comme moi que ma question est absurde, et pourtant je vois bien qu’elle
aussi est émue & émerveillée. Bref, l’été est fini, nous sommes dans le
verger, et nous avons grand bonheur à cueillir les pommes. Les corbeilles sont
si lourdes, que nous devons les porter, une par une, à deux.
Je suis triste,
dit-il, me tais me terre me rature. Geste clownesque & dérisoire, comme
pour se venger contre qui me rature. Et n’en a cure. Et cela me rend encore plus triste,
dit-il, et je me rature encore plus.
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j'aime beaucoup votre "manière", découpage, tonalités, références, rappels, etc etc etc
RépondreSupprimerje suis très heureuse de vous suivre