lundi 26 février 2018

LA CAHIER DE NAROKI - dix-septième livraison

peinture Jean Dubuffet




LAMBEAUX, ARRACHURES

33 notes

(1980)


je ne me souviens pas du temps où j'étais sans mots

Bernard Noël, "Treize cases du je"


    Il n'est pas d'autre domaine : solitude du sexe et de la mort. Truisme et retruisme.
   Et l'amour est une coccinelle, straño bicho de Dios, qui parfois vient atterrir sur le bout de mon petit doigt.
Le gros du sens dans la senteur ? Des fois je n'ai pas envie d'être lucide. Fuir ou forer, voilà la question. Ou seulement fureter ? Fouiner de toutes mes papilles dans tes plis et replis ?
Lorsqu'elle est là, qui m'a ému, qui m'émeut, me met hors de moi, - et en même temps me claquemure dans la plus ténébreuse turne, pied-à-terre dans la perdition, lorsqu'elle est là : senteur de belle sueur, de cuir, d'exquis arôme chimirique, message de plus loin que tous les genièvres du Pérou.
Et les adolescentes qui reviennent de la salle de gymnastique, charriant fragrance fauve, écœurante peut-être, ou seulement précise, sans ambages, je ne sais pas au juste, mon nez n'a jamais été jusqu'à la moiteur de leurs aisselles.
Celle qui à dix-sept ans, il y a très longtemps, me coupait le souffle, irrespirable de près ; ce n'est que bien plus tard que je m'approchais, l'aspirant jusqu'aux extrêmes extrémités de ma cervelle.
Mais assez, les odeurs c'est un autre livre, et qui me décourage et me fascine, qui thésaurise tout le savoir sur les séjours prénatals et postmortels.
J'ai dû être, il y a des millénaires, au parfum du paradis.
Je veux bien que Pichon écrive son bouquin de 421 pages ; que d’autobiographie ! Je n'y entends rien, presque rien, à sa minutieuse malédiction ; il écrit pour se sauver - fuite ou salut ? -, page après page la chronologie en pagaille, ratage et radotage. Je fais moins bien que lui, évidemment, mais je voudrais faire cent fois mieux.
Pour commencer, j'éviterai l'autobiographie, question de politesse, je l'éviterai jusque dans la moindre subordonnée.
Un livre n'est pas un confessionnal ; je me débarrasse de ce que je trimbale, mais sans prendre les gens pour des curés.
Je suis et veux rester curieux de Je - pronom qui n'a pas fini de m’intriguer ; qu'est-ce qu'il a à voir avec moi ?
Il fallait d'abord raconter des histoires de bite, anecdotes sans fioritures, sans empesage lyrique, - ensuite les classer et ne plus y revenir. Vous vouliez la privatiser, l'universelle spermitude, voilez-vous la face, et le reste, mettez toutes les cravates, et le reste, dont regorgent vos bahuts. Quatre cent vingt et une pages, c'est trop et pas assez ; sur les seules odeurs il en faut faire mille et trois.
Toi aussi que tu mettes cette combinaison blanche, et que tu t'accroupisses en la soulevant, que tu écartes les jambes pour que je voie, que tu sois bandante et branleuse, qu’intentionnellement ostensiblement tu mettes en scène l'abduction, montrant pour montrer.
Mais le scénario débile te hérisse, le machin macho, même debout comme ça à froid, tu n'en as que foutre, et ma raison raisonnante opine fort dans ton sens.
Et pourtant voici : dans son appartement je pensai soudain : cela ne m'embêterait pas de l'entendre pisser. Pensée presque fraternelle. De là à souhaiter le fluide chaud sur mes mains, - je ne sais pas. Si, peut-être, si, je peux m'imaginer ce moment.
Je dirais tout ça pour t'enquiquiner gentiment. Je suis comme un collégien qui au petit matin de la Pentecôte s'exercerait à de très gros mots dans la Galerie des Glaces de Monsieur Quatorze.
Tu sais combien je suis pudique, mais tu ignores tout de ma pudeur.
Le blottissement, des fois, me réussit, mais c'est celui du hérisson. Et quand j'écris c'est contre le froid. La tiédeur ne convient pas, paraît-il.
Je ne sais plus quand écrire comment écrire comment aligner les mots, je me cache pour écrire, c'est pas lumineux, pas convenable. Subrepticement quels procédés d'assagissement inventer ? Quelles affirmations ? Quel oui contre le gel ?
J'écris à la dérobée tout le temps, et si je n'écris pas, j'écris tout de même et c'est toujours le même écrire, comment sortir de l'écrire, - en écrivant.
J'écris je me planque je dissimule les meurtrissures : des bleus qui n'ont pas couleur de ciel.
J'explique ce qui me bouleverse. Le froid d'octobre, j'en reste miné, froidure qui m'a subverti les fibres. Puis ces quelques lignes de Xavier Grall sur Perros. L'amitié. Pudeur de l'amitié. Je voudrais chialer, sans pudeur, s'il n'y avait pas ces quatre murs qui me toisent. Solitudes au fond du galetas ; toutes les façons de conjuguer conjurer le je-ne-suis-pas-mort.
Les pommes s'agrippent à l'arbre défeuillé. Les morceaux de sommeil que je continue à traîner, lambeaux arrachures qui m'encombrent les vaisseaux ; le je du songe qui me tyrannise aveuglément.
Et c'est avec des bribes d'âme dans l'âme que je débobine une leçon sur le cogito, cherchant et trouvant les mots mais quels mots, Descartes planqué dans ses mansardes bataves.
La voix cassée de Georges Perros, amputée, - revêche et sèche amitié que nul ici ne partage concède comprend approuve; histoire, dit-il, de m'engager dans la monotonie intégrale…, autres bribes que je traîne qui me traînent, précieux détritus, secrètes fringues qui capitonnent contre le gel précoce.
Je ne serai plus comme avant, Perros, comment sans panache sans privautés mettre ton nom au fil de ma barbouille, amitié sans référence, intolérablement invisible, - quelle inqualifiable pudeur pour dire cette poignée de mains qu'il n'y aura jamais eue…
Tutoiement pour lequel je ne vous aurai jamais demandé la permission.
Et la joie d'écrire, malade gourde et indécente, enthousiasme des mots, alliances alliages alluvions allusions, envie de dire, malfichu et maladroit, crâneur et fanfaron, sincère et cabotin, fringale de dénommer de débaptiser, de bousculer les molécules vieillardes trop longtemps agglutinées, césariennes sur des portées en souffrance, zizanie dans le lexique, entrer dans la confidence des syllabes en vadrouille, à l'écoute de la vie secrète des mots, complots attentats, violer de trop anciennes fiançailles, cambrioler les métaphores, divorces copulations.
Et malgré tout : sans cesse revenir au savoir de toujours avec les mots de jamais. Savoir de nulle part. Pressentiment sans cesse renouvelé de pouvoir être à l'unisson sporadiquement - fulgurances implosions - avec Héraclite Montaigne Novalis Baudelaire, prendre le chemin risqué de la tangente, trajectoires qui se flairent se nouent se nodifient nidifient, marcher marcher, mais aussi sans cesse le goût de l'étape halte station.
Fascination du migrateur: ses ailes ses nids. -- il est capable des continents des océans, -- capable de la couvée, les plus lointaines, les plus fortes nostalgies, la plus intense paresse.
Partir sans cesse et sans cesse arriver, sans jamais savoir où on va où on tombe la veste, hiberner et se consumer, trop de chaleur trop de gel, et l'horreur de la seule possible tiédeur.
Le hérisson se déblottit et, franc ou poseur selon la saison, couine ses bobards.



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