dimanche 25 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - seizième livraison

collage Jean Dubuffet



seizième livraison

La larve pâle

33 notes 

(1980)

 

We are satisfied that the earth is round

Ludwig Wittgenstein

   La vessie indisposée, la cervelle dolente, les artères coincées, les pieds gelés et fissurés, les cuisses tremblantes, les doigts inondés de mercurochrome, les mollets mous, le cœur infirme, tubes et canaux plissures émiettements nodosités crampes interruptions hoquets, c'est l'égrotance, la souffretude, c'est la morbidité, l'atteinte, le mal-être, oui c'est ça: le mal-être, c'est-à-dire tout ce que tu peux nommer et donc souffrir comme carie colite consomption jaunisse rachitisme lèpre mélancolie, surtout ça: mélancolie, - mélancolie aiguë, parfums qui depuis des siècles suintent dans les couloirs, le linge moite et la patate réchauffée. La morgue: une porte comme les autres. Fleurs mauvaises sur les robes de chambre, vases par terre, tulipes transparentes, anémones anémiques, le cou mou et courbé, pieds enveloppés dans des sacs en plastic, gangrène, hygiène assenée à coups de paragraphes, stagnations fétides, urines et eau bénite où se noient les mouches, la religion est tapie dans le stuck, il n'y a pas de ciel, ma chérie, il n'y a que le stuck.
La trouille de la mort, c'est pas ici et maintenant, c'était du temps des sourires. J'étais en pleine santé et je n'avais qu'un souci; ne pas claquer, la vie était trop belle. Je guettais ma physiologie, au qui-vive, j'étais si heureux que c'était pas le moment de faire le paquet, je disais: tout mais pas ça!
Je reviens des roseaux, ma journalière promenade; y flottait un chat gonflé, et ça bouffe et ça grouille, horreur d'Epinal, c'est pas ça la mort, - la mort c'est quand je pense à toi si vive.
Passer patiemment dans la sève d'un jeune bouleau, ça serait bien, ne pleure pas puisque je ne pleure pas. Je savais que je guérirais, le monde va comme il va et en allant il m'apprend ceci qui est essentiel: il n'y a qu'à pas s'émouvoir.
J'ai quelques amis déjà assez âgés, Roa Bastos et Carlo Coccioli, ils sont dans une autre province. Et Milan Kundera et Kenneth White, leur chemise à carreaux, leur façon de tenir la cigarette, de décapiter l’œuf à la coque, d'étaler la marmelade d'orange anglaise, d'avaler le whisky.
Du côté de Montaigne ça sent le foin, ça me réconcilie avec les mots. Le monde va et la graine de bouleau prépare son germe, une poignée de terre suffira.
Je souris poliment civilement; mon urbanité m'entoure, pellicule de boniments, je finirai pillant Montaigne par citer Plutarque, nous ne faisons que nous entregloser. Je réajuste les plis de mon veston.
Ma main est aussi la main qui s'est posée sur ton sein. Je suis dans une autre province.
Je me reposerai quelques jours quelques semaines dans les collines, l'odeur du foin me ravigote. Face à la toute commune camarde j'ai écrit ces quelques lignes - et c'est déjà trop de geste, je n'aurai jamais le temps de m'en repentir.
   Je dis et plaide gueule pleure murmure braille bégaye bredouille ma solitude et tu me reçois avec un bout de sourire qui signifie: en as-tu bientôt fini avec ton cirque, nous sommes là, je suis là, ils sont tous là.
Je vais te dire un secret qui ne te dit rien et explique tout: je voudrais avoir assez de, disons, génie pour écrire neuf ou dix mesures de tango; je mettrais toute ma métaphysique dans la bedaine du bandoneón.
Jordi Sabatés, l'ami catalan, laisse tomber quelques notes du phono, elles sont moins perdues que moi, salut Jordi, je t'aime, si vols que et deixi d'aimar...
A Jordi je disais je t'aime. Après trois ou quatre mois dans les collines je reviendrai, c'est promis. T'embrasser ou t'étrangler? On verra.


Nous ne savons pas ce qui se promène la nuit sur la grand-route
entre les galaxies et peut-être vaut-il mieux que nous ne le sachions pas
Arthur C. Clarke

Primavera, comme signal, comme arpège de violon, gracile draperie; le saut en mars, encore tôt, spring, Frühling.
Le pronom me démange, je me prononce, parce que la larve pâle, encore, me broute le cœur.
Dans les rameaux nus brillent les gouttes de pluie et l'herbe depuis dix jours verte fraîche perce à travers le jaunasse.
La grosse larve, image forcée, c'est la langueur qui s'agrippe dans le plexus. Et voilà bien le mot simple que la plume appelle: panique.
Le temps d'écrire le mot panique, avec tous ses sédiments sémantiques. Le temps d'écrire, mais pas le temps d'expliquer.
Faux dans l'herbe; herbe mouillée, faux rouillée.
C'est jamais le moment d'expliquer. Toute explication est toujours ridicule obscène catholique et poisseuse.
La trouille c'est la trouille ça s'explique pas.
J'ai fouetté ma pauvre pouliche, l'ai gavée de tabac de café, et elle continue à me traîner.
J'arpente le champ de l'ignorable.
Je comprends, comprends trop, ne comprends plus rien, veux tout comprendre, ne veux plus rien comprendre, j'écris pour comprendre, et quand j'écris je ne comprends plus, quand je dors je comprends tout, et quand je me réveille les rêves sont dissous, dans les rêves j'ai tout compris, pendant le sommeil mes chimies se réconcilient, la vie et les rêves sont chimiques, voilà la seule science rescapée de la nuit, tous les traités chimiques sont occultes parce que diurnes, chaque jour je retourne à la nuit et chaque nuit le jour me reprend et je veux comprendre.
Parfois ça saigne. Le sang, disait-il, c'est de la chimie. Et tu comprends pourquoi je ne comprends pas. Quelques litres de liquide rouge... Tu comprends...? Moi pas. Parfois ça saigne. La vie c'est à cause du sang. Au secours! Aiuto, aiuto!
Les docteurs et leurs maximes ne m'ont rien appris, je les hais et continue à les haïr, ce sont des terroristes de l'intellect, ils tirent à bout portant, sans avertir.
J'aime le regard d'amitié du savant sur les grenouilles, les sauterelles; je feuillette les petits livres des savants, je lis et relis, Jean Rostand et Jean-Henri Fabre. Pendant un demi-siècle Fabre nous a récité les insectes, il ne tonitrue pas, il regarde, scrute, écrit des phrases d'une beauté essoufflante. Regarder les insectes, spiar le fila de rosse formiche. Montale aussi. Moi aussi. Rostand en passant parle du Dieu. En passant. Il parle du Dieu parce qu'on ne peut pas ne pas parler de lui, und dennoch denken wir des Gottes oft, on nous a trop parlé de lui, impossible de le taire.
Le Dieu se tait, et j'aime les silences de Rostand. J'aime la pudeur et la fraternité.
La faux dans l'herbe mouillée.
J'aime le peu de paroles, j'aime le presque silence. Fabre habille l'horreur d'une robe de fiançailles. La grande sauterelle verte ouvre et fouille le ventre de la cigale : après l'orgie musicale, la tuerie.
Quel roman veux-tu, cigale, qu'on te dédie ? Tout est consommé, voici déjà de toujours le trépas, pianissimo.
Les docteurs les maximes les sauterelles les cigales. Et, de toujours, ma larve pâle.


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