collage Jean Dubuffet
seizième livraison
La larve pâle
33 notes
(1980)
We
are satisfied that the earth is round
Ludwig Wittgenstein
La vessie indisposée, la cervelle dolente, les artères
coincées, les pieds gelés et fissurés, les cuisses tremblantes, les doigts
inondés de mercurochrome, les mollets mous, le cœur infirme, tubes et canaux
plissures émiettements nodosités crampes interruptions hoquets, c'est
l'égrotance, la souffretude, c'est la morbidité, l'atteinte, le mal-être, oui
c'est ça: le mal-être, c'est-à-dire tout ce que tu peux nommer et donc souffrir
comme carie colite consomption jaunisse rachitisme lèpre mélancolie, surtout
ça: mélancolie, - mélancolie aiguë, parfums qui depuis des siècles suintent
dans les couloirs, le linge moite et la patate réchauffée. La morgue: une porte
comme les autres. Fleurs mauvaises sur les robes de chambre, vases par terre,
tulipes transparentes, anémones anémiques, le cou mou et courbé, pieds
enveloppés dans des sacs en plastic, gangrène, hygiène assenée à coups de
paragraphes, stagnations fétides, urines et eau bénite où se noient les
mouches, la religion est tapie dans le stuck, il n'y a pas de ciel, ma chérie,
il n'y a que le stuck.
La
trouille de la mort, c'est pas ici et maintenant, c'était du temps des
sourires. J'étais en pleine santé et je n'avais qu'un souci; ne pas claquer, la
vie était trop belle. Je guettais ma physiologie, au qui-vive, j'étais si
heureux que c'était pas le moment de faire le paquet, je disais: tout mais pas
ça!
Je reviens
des roseaux, ma journalière promenade; y flottait un chat gonflé, et ça bouffe
et ça grouille, horreur d'Epinal, c'est pas ça la mort, - la mort c'est quand
je pense à toi si vive.
Passer
patiemment dans la sève d'un jeune bouleau, ça serait bien, ne pleure pas
puisque je ne pleure pas. Je savais que je guérirais, le monde va comme il va
et en allant il m'apprend ceci qui est essentiel: il n'y a qu'à pas s'émouvoir.
J'ai
quelques amis déjà assez âgés, Roa Bastos et Carlo Coccioli, ils sont dans une
autre province. Et Milan Kundera et Kenneth White, leur chemise à carreaux,
leur façon de tenir la cigarette, de décapiter l’œuf à la coque, d'étaler la
marmelade d'orange anglaise, d'avaler le whisky.
Du côté de
Montaigne ça sent le foin, ça me réconcilie avec les mots. Le monde va et la
graine de bouleau prépare son germe, une poignée de terre suffira.
Je souris
poliment civilement; mon urbanité m'entoure, pellicule de boniments, je finirai
pillant Montaigne par citer Plutarque, nous ne faisons que nous entregloser. Je
réajuste les plis de mon veston.
Ma main
est aussi la main qui s'est posée sur ton sein. Je suis dans une autre
province.
Je me
reposerai quelques jours quelques semaines dans les collines, l'odeur du foin
me ravigote. Face à la toute commune camarde j'ai écrit ces quelques lignes -
et c'est déjà trop de geste, je n'aurai jamais le temps de m'en repentir.
Je dis
et plaide gueule pleure murmure braille bégaye bredouille ma solitude et tu me
reçois avec un bout de sourire qui signifie: en as-tu bientôt fini avec ton
cirque, nous sommes là, je suis là, ils sont tous là.
Je vais te
dire un secret qui ne te dit rien et explique tout: je voudrais avoir assez de,
disons, génie pour écrire neuf ou dix mesures de tango; je mettrais toute ma
métaphysique dans la bedaine du bandoneón.
Jordi
Sabatés, l'ami catalan, laisse tomber quelques notes du phono, elles sont moins
perdues que moi, salut Jordi, je t'aime, si
vols que et deixi d'aimar...
A Jordi je
disais je t'aime. Après trois ou quatre mois dans les collines je reviendrai,
c'est promis. T'embrasser ou t'étrangler? On verra.
Nous ne savons pas ce qui se
promène la nuit sur la grand-route
entre les galaxies et peut-être vaut-il mieux que nous ne le sachions pas
Arthur
C. Clarke
Primavera,
comme signal, comme arpège de violon, gracile draperie; le saut en mars, encore
tôt, spring, Frühling.
Le pronom
me démange, je me prononce, parce que la larve pâle, encore, me broute le cœur.
Dans les
rameaux nus brillent les gouttes de pluie et l'herbe depuis dix jours verte
fraîche perce à travers le jaunasse.
La grosse
larve, image forcée, c'est la langueur qui s'agrippe dans le plexus. Et voilà
bien le mot simple que la plume appelle: panique.
Le temps
d'écrire le mot panique, avec tous ses sédiments sémantiques. Le temps
d'écrire, mais pas le temps d'expliquer.
Faux dans
l'herbe; herbe mouillée, faux rouillée.
C'est
jamais le moment d'expliquer. Toute explication est toujours ridicule obscène
catholique et poisseuse.
La
trouille c'est la trouille ça s'explique pas.
J'ai
fouetté ma pauvre pouliche, l'ai gavée de tabac de café, et elle continue à me
traîner.
J'arpente
le champ de l'ignorable.
Je
comprends, comprends trop, ne comprends plus rien, veux tout comprendre, ne veux
plus rien comprendre, j'écris pour comprendre, et quand j'écris je ne comprends
plus, quand je dors je comprends tout, et quand je me réveille les rêves sont
dissous, dans les rêves j'ai tout compris, pendant le sommeil mes chimies se
réconcilient, la vie et les rêves sont chimiques, voilà la seule science
rescapée de la nuit, tous les traités chimiques sont occultes parce que
diurnes, chaque jour je retourne à la nuit et chaque nuit le jour me reprend et
je veux comprendre.
Parfois ça
saigne. Le sang, disait-il, c'est de la chimie. Et tu comprends pourquoi je ne
comprends pas. Quelques litres de liquide rouge... Tu comprends...? Moi pas.
Parfois ça saigne. La vie c'est à cause du sang. Au secours! Aiuto, aiuto!
Les
docteurs et leurs maximes ne m'ont rien appris, je les hais et continue à les
haïr, ce sont des terroristes de l'intellect, ils tirent à bout portant, sans
avertir.
J'aime le
regard d'amitié du savant sur les grenouilles, les sauterelles; je feuillette
les petits livres des savants, je lis et relis, Jean Rostand et Jean-Henri
Fabre. Pendant un demi-siècle Fabre nous a récité les insectes, il ne tonitrue
pas, il regarde, scrute, écrit des phrases d'une beauté essoufflante. Regarder
les insectes, spiar le fila de rosse
formiche. Montale aussi. Moi aussi. Rostand en passant parle du Dieu. En
passant. Il parle du Dieu parce qu'on ne peut pas ne pas parler de lui, und
dennoch denken wir des Gottes oft, on nous a trop parlé de lui, impossible
de le taire.
Le Dieu se
tait, et j'aime les silences de Rostand. J'aime la pudeur et la fraternité.
La faux
dans l'herbe mouillée.
J'aime le
peu de paroles, j'aime le presque silence. Fabre habille l'horreur d'une robe
de fiançailles. La grande sauterelle verte ouvre et fouille le ventre de la cigale
: après l'orgie musicale, la tuerie.
Quel roman
veux-tu, cigale, qu'on te dédie ? Tout est consommé, voici déjà de toujours le
trépas, pianissimo.
Les
docteurs les maximes les sauterelles les cigales. Et, de toujours, ma larve
pâle.
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