dimanche 18 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - onzième livraison

Max Beckmann, Stilleben



ONZIÈME LIVRAISON



33 notes 381e carnet de L. Torganov
(Odessa, 7 mars 1893)







Ce visage, à l'exclusion de tous les autres, ce visage-là. Ce regard.

Ce regard que j'évite de regarder, car il me transperce, passe à travers moi. Me vise. Me met à mal.

Elle dit: Sors, sors de chez toi, t'enferme pas, va voir des gens.

*

Je ne sors pas. Il n'y a pas de gens. Je ne vois pas de gens. Je ne vois rien.

*

Les nuages, à vue d'œil se pétrifient, et tombent par terre, grand fracas.

*

Je vis encore ceci, maintenant, comme ça. Demain, je ne sais pas.

*

Demain. Demain j'irai la voir. L'écouter.

Demain, encore, elle dira: Sors, va quelque part, va voir des gens. Il y a des gens intéressants en ville.

La porte va tomber dans la serrure. Fermée. Quatre murs.

*

Elle dit, à l'autre bout du fil: Maintenant je vais me déshabiller et me mettre au lit, je suis crevée et demain je dois me lever tôt.

*

Elle dit le mot: déshabiller. Me dit ce mot-là.

*

Je vais, sans doute, tomber malade. Tomber dans la démence. Balbutier. Ne pas être capable de faire des phrases. Je veux lui répondre --- mais je ne sais dans quelle langue parler. Je ne sais plus quelle est sa langue

*

La langue dans sa bouche.
La langue dans mon dictionnaire.

*

Elle dit: Sors, va voir des gens. Je ne veux pas sortir, ne veux pas voir des gens. Je veux la voir, elle. Elle dit: Je vais me coucher, il est tard.

*

Maintenant je ne vais plus dire autre chose. Je vais sans cesse revenir au départ. Ce point zéro dont je ne sais plus rien. J'ouvre les yeux. Regard. Ce visage à l'exclusion de tous les autres.

*

Sa langue dans sa bouche, sa salive sur ses lèvres, je me souviens.
Et son regard que j'évite de regarder. Si elle me regarde, elle ne me voit pas. Elle me transperce. Elle passe à travers moi.

*

Je ne sors plus.

Elle dit: Sors, va voir des gens. Je ne veux pas voir des gens.

*

Je suis parvenu au seuil zéro des mots. J'appelle les mots à ma rescousse, les mots arrivent, ne peuvent plus rien pour moi.

*

Elle dit: Maintenant je vais me déshabiller, je vais me coucher, il est tard, j'ai mal à la tête, je suis fatiguée, demain je dois me lever tôt.

*

Je vais sans doute tomber malade. Me restent peu de jours. Me restent peu de mots. Me restent quelques feuilles. Blanches.

J'épuise les mots. Les mots ne reviendront plus. Les mots refuseront de venir. Je ne saurai plus dans quelle langue m'exprimer. Les mots seront méconnaissables. Pure sonorité, amas de syllabes.

*

Comme quelqu'un qui, dans un cauchemar, marche sur place, sans avancer, je dirai des mots muets, insensés.

*

Elle regardera. Son regard me transpercera.

*

Elle dira, pour la centième fois: "C'est comme ça", "Ainsi vont toutes choses", "Chacun a ses soucis". Elle ne dira pas: "Qui es-tu?" Elle ne dira pas: "Je ne t'ai jamais vu."

Je la regarderai. Essayerai de dire quelque chose. Aucun mot ne sortira. Le nuages, avec fracas, tombent du ciel, frappent de profonds cratères. Elle me regarde. Elle ne me voit pas. Elle continue à parler. Je n'entends plus rien.

*

Elle dit le mot déshabiller, comme si elle avait un corps.

*

Je vois le corps qu'elle n'a pas.

*

Pendant deux jours et deux nuits je ne mange rien, je cherche le vertige, et le vertige me prend. Mon estomac se tord. Ma cervelle fonctionne. Le troisième matin je recommence à manger. C'est comme si je voulais me mettre à mort. Ne plus fonctionner. Mais je respire, je suis conscient de respirer. Dans ces conditions, pas question de voir des gens.

*

Elle dit: Sors, prends l'air, va voir des gens, va en ville, il y a des gens intéressants.

Elle dit: Fais comme moi, va voir des gens.

*

Et le soir, tard, au téléphone, elle dit: Et maintenant je vais me déshabiller.

Dit ce mot-là. Mot qui désigne le corps. Mot qui vise. Transperce, me transperce.

*

Longtemps je ne savais pas où elle habitait. Elle m'expliquait: En haut, à mi-pente, dans les collines, dans les étages. Souvent elle partait dans les fjords. Depuis notre rencontre elle ne partait plus dans les fjords.

*

Pendant plus d'une année je suis allé, de temps en temps, la voir dans les collines, à mi-pente, dans les étages. Il y avait un ascenseur, datant de 1898, vieille machine. Jamais jusque là dans ma vie je n'étais allé voir quelqu'un en utilisant un ascenseur.

*

Dans l'ascenseur, je me souviens, il y avait un miroir. Aussi vieux que l'ascenseur. Vieux. Je m'y regardais. Vieux. Peut-on être aussi vieux à mon âge?

Elle ne m'avait jamais dit: Tu es vieux.

*

Une fois que je lui parlais d'un épisode de mon adolescence, elle dit: Tiens, je n'étais pas encore née.

*

Pourquoi n'est-elle plus retournée au fjord? Je ne demande pas. J'évite le sujet.

Six mois. Plus que du téléphone. J'avais dit: Vaut mieux que je ne te voie plus.

Je dis: Je ne sais plus comment tu es. Blonde ou brune? As-tu teinté tes cheveux? Es-tu rousse?

*

Je sais qu'il ne faut plus parler d'autrefois. Il y a un an. Deux ans. Avant. Avant que je dise: vaut mieux que je ne te voie plus.

Elle n'a pas protesté. Pour elle, je crois, c'était pareil.

*

Elle dit: Pour personne les choses ne sont simples. Elle dit: Chacun a ses difficultés. Elle dit qu'à Pentecôte elle ira en Crimée pour dix jours. Elle dit: J'ai besoin de partir, besoin de solitude et de soleil.

*

Je la laisse dire. Je ne lui dis pas: Tu aurais pu venir chez moi, aurais pu me demander de venir avec toi.

*

Quand je ferme les yeux: son visage - qu'elle soit ici, près de moi, ou en Crimée...



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