mardi 27 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - dix-neuvième livraison

peinture Jean Dubuffet



dix-neuvième livraison


LES SANGSUES DE THÉMISON

33 notes

(juin 1985)



When you wake up
You are not dead
RON PADGETT



Tout ça sur fond résolument de pas confiance — sinon c'est platement pléonastique, écrire ça va, si ça va.

Ecrire c'est contre et malgré. Là où je suis c'est pas à y être.

Contrairement à d'autres mois, juin n'a rien à expliquer. En juin déchiffreras. Juin est le plus lunatique mois à cause du solstice ; le soleil, au tropique du cancer, paraît stationnaire pendant quelques jours, et cela m'occasionne dans la chimie interne des perturbations qui chaque année à la même époque me valent une épidémie à la fois langoureuse et virulente dans la totalité des molécules sans exception.

Neurones et synapses fomentent leur coup d'état, la séparation des pouvoirs dans les glandes est abrogée, imbroglio des fluides d'en haut et des fluides d'en bas, le réseau courtcircuite, die Welt ist alles was der Phall ist.

L'émotion, dit Hippocrate, c'est quand viennent les larmes. J'aurai passé une bonne partie de ma longue jeunesse, sinon de ma courte vie à étudier l'âme & le corps, deux étiquettes blanches d'une même entité qui n'a pas de nom (je simplifie un peu mais c’est ça), nous savons qu'il y a l'âme à cause du corps comme nous savons qu'il y a le corps à cause de l'âme, et ce vice versa n'aura jamais fini de nous faire spéculer, examiner, forer, fouiller. Obsédés de clarifier, nous n'arrêtons de creuser, cherchons lumière dans les profondeurs, alors tout se complique. Les sangsues de Thémison finissent leur carrière sur un divan viennois. Et sans que je sois jamais devenu savant ni d'ailleurs vraiment adulte et mature, j'ai encore et encore fréquenté les hommes de science, Hippocrate, Empédocle, Alcméon de Crotone, qui contribua à fonder la neurologie, et plus loin et plus tard Paré et Harvey ; et aussi Servet que d'innommables salauds, par bondieuse et perverse bigoterie, ont fait cramer vif à Genève. Les comportements les plus fondamentaux, nous le savons maintenant, ne dépendent que de 1% du volume de l'encéphale.

Je fais encore semblant qu'il n'y a ni lieu ni date. Alors que, toujours, tu le sais, il n'y a qu’ici & maintenant, truisme exsangue et débile, mais qu'il faut sans cesse remémorer, par mesure de secours et de survie. Le mois de juin, maintenant, - et mon galetas dans mon village parmi mes collines sous mes nuages, ici. Je fais encore semblant qu'il n'y a ni enjeu ni enchaînement, que j'écris par diversion et amusette. Je fais encore semblant que famille et métier ne sont pas au centre du réseau. Mais écrire c'est désamorcer des évidences, c'est chambarder le réseau.

Une scie au loin scie stridemment et sciemment des tranches de silence, un mammifère mélancolique meugle son stupide malaise, dans la coquille renversée de l'escargot les larves gloutonnes et frénétiques s'esbaudissent dans un brun bouillon de pourriture, deux mouches sur la toile cirée copulent sans conviction, les peintres mobiles des Ponts & Chaussées vaporisent des traits d'union sur le mitan de la route.

Sur les tombes, gravées deux dates côte à côte, séparées par un tiret. Le tiret, disait Giraudoux, c'est la vie.

Je fais encore semblant que je n'ai pas rêvé, combien de temps suis-je resté dans les bras de Mort Fée... ? Je fais semblant de connaître le lieu et le jour, je me réveille et je dis le lieu et le jour, ici & maintenant — et pourtant c'est si peu possible, si peu probable que je me confonde avec celui qui dit ici & maintenant. Ce n'est pas à moi de dire ici & maintenant, parce que sur le papier c'est déjà ailleurs & autrefois. Je fais semblant d'être assis à écrire, je fais semblant qu'on puisse être ici & maintenant. Tant qu'il y aura d'encre et de papier au monde, je ferai semblant. Où je suis c'est pas à y être.

Même chose pour tous, dit Claude Simon, viande à vers.

Fenêtre entrebaîllée, parce que pas tout à fait ouverte, par la fenêtre tout est possible, y compris la franchir, par les pieds par le regard, y compris rester en deçà, sédentaire, engourdi, enraciné, radicelles dans l'ici, faire défiler les paysages les nuages les siècles les arbres les collines, la fenêtre met tout en rectangle, son cadre trace des limites aux divagations, l'essaim de flamants roses ne passera pas ici, et quand dans l'angle sinistre pointe la lune, c'est Mort Fée avec son fichu noir qui me revient.

Nuances, selon Quillet : "On dit en plaisantant : une belle indifférente, et ironiquement : un bel indifférent." Mais la sangsue n'est pas indifférente, et ne plaisante jamais ; alors ça change tout et Quillet ne sert à rien.

Et quand c'est la nuit, je suis contre la femme qui est ma femme, dans le noir de la nuit une femme qui dort, chaude et belle, elle ne me dit pas ses rêves. Et dans les chambres alentour, les gosses qui dorment, les enfants qui sont nos enfants, je ne sais rien de leurs rêves.

Je ne suis pas encore tout à fait remis des nouvelles qui ont déferlé en mai, carambolages envahissements effondrements, viol du ciel et des nuages, et voici, en juin, ces nouvelles de juin, pareilles à celles de mai, et pourtant j'ai si peu feuilleté les gazettes, si peu regardé l'écran, les nouvelles s'insinuent, s'imposent, marées journalières qui viennent déverser leur écume de cruauté, de bêtise et de malheur.

Sur le panneau rose du Garage il y a dessiné gracieux un nuage olive pâle en forme de cul.

C'est presque jamais comme ça, Mort Fée ne vient pas dans le songe, le coup de lune ne frappe pas la nuit, l'horreur n'est pas somnifère, mais aussi longtemps que je trime dans la trame de mes jours, — je veux dire: aussi longtemps que je suis de mon vivant, — je veux dire: aussi longtemps que ma longévité continue à se confirmer, — je veux dire, simplement: aussi longtemps que j'écris, libre à moi de faire évoluer Mort Fée comme ça me plaît, elle va, elle vient, elle se promène à ma seule guise, avec son fichu fichu, et puis aussi certain jour, pourquoi pas, en porte-jarretelles, je lui reluquerai toutes ses fesses puisqu'elle les a si belles, et puis d'ailleurs quand c'est vraiment sérieusement le moment,  ça ne s'appelle plus Mort Fée.

Ce qu'il y a : il y a une souris dans la salle de bain, un lézard dans la cuisine, une guêpe dans la chambre à coucher, une coccinelle dans les chiottes, il y a une blatte dans le vestibule, plusieurs araignées dans le galetas, une baleine sur le cerisier, une moule dans la culotte, un ourson sur la plage, une coquille sur la page.

La voile noire, elle est sur le mât de la nef qu'on a vue sur des gravures de bois dans les vieux folios de la BN. Ce qui m'excite & m'amuse, c'est que les gravures on peut se les approprier sans accroc: au nez de la BN et de toute la cohorte de cloportes à képi, on découpe ou décolle les gravures et les recolle en un endroit de son choix, pourquoi pas, c'est pas la BN le propriétaire, Marco Polo n'a jamais vu les images qui ornent son livre des merveilles, rien ne me revient aussi légitimement que les images, si je n'avais pas les images, je serais orphelin avec mes mots, la nef au mât à la voile noire me revient, elle met depuis toujours le cap sur moi, au gré des quatre vents, et quand elle perd la tramontane, elle cingle à dos de nuages et lambine et louvoie parmi mes vertes collines .

Si je n'ai pas l'image pour les mots, pourquoi les mots, à moi la nef et les mots de surcroît.

Avec un peu de chance, les jolies adolescentes égyptiennes qui batifolaient parmi roseaux & nénuphars existent encore, fines poudres chimiques disséminées dans la géologie nilotique, rien ne se perd quand tout est perdu. Qui osera encore, devant l'éternelle et frêle beauté des nénuphars, défendre le point de vue des âmes... ?

La trouille, c'est à cause de l'horizon, où malgré & contre toute attente la nef va surgir. Tu lis trop de romans ; tu ferais mieux d'écouter le flash de seize heures.

Et les mots, c'est tout ce qui me sert à faire venir l'image de la nef. Et quand il y a les images, je suis déjà moins nerveux moins émotif moins larmoyant moins trouillard. Après tout, c'est pas qu'à moi que ça arrive. La BN, c'est plein de nefs de ce genre, voile noire ou pas. Et là, pour le moment, où la nef arrive, j'y suis pas. Là où la nef arrive au gré des quatre vents, c'est pas à y être.

Ce qu'il y a encore : un hanneton dans la soupente.

Des éboulements, des coups de grisou, des coups de grâce, des raz de marée, des ressacs, des typhons, des décadences, des banqueroutes, des îles englouties, des montagnes éclatées, et on disait, c'est les dieux qui se vengent.

Mais ici dans mes alentours, c'est très athée, il n'y a de sacré que les lézards, les crapauds et les limaces, et ça vous rote et ronronne des psaumes sans piété aucune. Ça n'a rien de jésuitique. La seule preuve ici de Dieu, ce serait un geai paré des plumes du paon, mais le geai est assez joli tel qu'il est, et puis, sauf aux froidures de février il ne se montre de toute l'année. Quand en juin le geai jase c'est loin des oreilles.

Les musicologues qui viennent nous expliquer la tristesse de Mozart, évidemment je les conchie, — car c'est vraiment pas l'affaire des savants, le ré mineur.

Hypnos, maître du sommeil, fils de la Nuit et frère de Mort Fée, a dicté à Char quelques feuillets de petites proses ; j'achète le livre en hiver 1967, je vais m'installer à la terrasse de la Rhumerie, boulevard S. Germain, je lis ; quand on sait qu'on meurt et qu'on va mourir, c'est une telle prose qu'on écrit.

Qu'il n'a plus assez de fric pour prendre l'autobus, qu'il descend en ville acheter des aiguilles, la came vient de Hollande par la poste, deux grammes, depuis quelques jours je suis en manque, c'est chiant, et ça n'arrive pas, j'en suis à mordre l'herbe et le chiendent, enveloppe scellée au scotch pour pas qu'ils essayent à la vapeur, classique, si les veines sont dessus ou dessous, il veut savoir si j'ai des bouquins sur cette question, parce que les médecins ne veulent rien lui expliquer, l'un d'entre eux lui a même dit que les veines c'est partout (!!?), je n'ai que mon vieux Harvey, lui dis-je, je ne sais s'il peut te servir, c'était un big & famous savant, c'est lui qui a découvert tout ça, c'est des vieilles planches que j'ai carottées à la BN, lui dis-je, au nez des cloportes à casquette, il pue assez bien, je n'ai que cette salope de teeshirt, il le porte à manches longues, jusqu'aux poignets, à cause de la flicaille, dit-il, qui pourrait s'intéresser aux traces de piquouse sur les avant-bras, et il se retrousse: troué comme un oeuf de thé, parfois je shoote mal, dit-il, et tout le paquet part du mauvais côté, en aval, je vous dis, en aval, j'ai la main qui s'affole, un milliard de fourmis et de termites, j'ai peur de me bousiller la main, un jour elle me tombera, c'est sûr, mais j'arrête pas, et le pied, là je sais encore moins comment m'y prendre, les toubibs, c'est vraiment les derniers salauds, pas question de prendre son pied par le pied, et il se marre de me faire marrer, et peut-être que je ne saurai plus marcher, dit-il, désagréable, la main, malgré les termites, tu marches.

Il y a des éruptions des affaissements des débâcles des avanies des cyclones de la mitraille, — les bétons autant que les plâtres tombent en poussière, les cadavres vite pourrissent, se dessèchent, le sang est décoloré non seulement par le soleil mais encore par la farine plâtreuse, alors c'est déjà moins horrible.

Nous ne comptons pas les hommes ici, parce que ça n'a pas de sens, ces centaines de millions par paquets de chiffres, nous feuilletons les magazines aux photos couleur, nous nous coupons les ongles à intervalles réguliers, sur les images on voit des pays lointains, des îles inconnues, des éruptions qui sont à voir, pas à souffrir, des rituels repoussants, parfums et puanteurs, un type déserte les millions de millions et grimpe sur les pentes du Népal, et arrivé en haut il regarde les panoramas que personne n'a jamais vus, il ramène des images que les magazines reproduisent, et nous regardons le monde d'en haut, comme les anciens dieux, puis nous nous coupons encore les ongles, quelques-uns achètent des tickets d'avion, là aussi il y a des panoramas à voir, toutes les Alpes d'un seul coup d'œil. Effraction inversement proportionnelle quant à la distance mais analogue quant au défi : le paysage de la vulve visitée par le détail, anfractuosités, crêtes et ravines, canyon féerique d'une extravagante, lunatique et bizarre beauté. Il n'est pas possible d'imaginer les hommes : les hommes toujours ne sont que des images et des chiffres.

Tous les conidés, qui sont mollusques à coquille conique, dont le Conus geographus (Linné) possèdent une glande venimeuse dans la tête et une série de minuscules dents radulaires en forme de harpon, servant à injecter un venin neurotoxique dans la peau de la victime, ils tuent par morsure ou par piqûre, selon. (Je note et retiens ça, non seulement par utilité et précaution, mais encore à cause de dans la tête.)

Tout le temps que je regardais Pascale Ogier dans son dernier film, je la regardais morte. Il y a quelques années, un artiste, Benjamin Baltimore, l'avait mise à la place de Vénus sur la coquille de Botticelli. Alors tout le temps que je regarde Pascale Ogier, je la regarde nue.

Elles ne sont pas, les fleurs, comme nous, qui sommes pudiques & triviaux, elles sont lascives & sublimes, portent le sexe en plein visage. Après tous ceux et malgré tous ceux qui ont noté ça, j'ai besoin de noter ça, car avant que je le note, on ne l'avait pas vraiment noté, puisque j'ai une manière de noter - faut-il le noter ? - qu'ils n'ont pas.

Et pourtant c'est la pudeur qui est excitante, je vois des pudeurs jusque dans la pornographie, les cuisses quand elles sont encore jointes, on n'est pas sûr si elles vont s'écarter. La beauté d'un sexe, c'est toujours par effraction.

Quarante siècles avant Harvey les Chinois savaient que le sang transite dans l'organisme, qu'il y a nécessairement un rapport d'analogie entre le cycle du sang dans les vaisseaux et celui des astres dans le ciel. Il n'y a pas de rivalité entre ces savoirs, ce sont savoirs qui s'ignorent réciproquement ; et pourtant, le savant chinois et le savant anglais savent la même chose ; et l'ignorance étanche et intense où je suis s'accommode bien de cet amalgame.



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