Jean Dubuffet, Petit baiser, 1941
QUATORZIÈME
LIVRAISON
Wanda
Landowska joue Scarlatti
- 56 fragments –
(juin 1994)
<fragment 38>
Ça part comme une flèche
<frg 44>
Une araignée toute menue est suspendue à l'abat-jour; habite le même
grenier que moi
<frg 45> Je ne veux plus. Ne peux plus. Arrête de
respirer. Joue à écrire mes dernières phrases
<frg 46>
Blandine Verlet, clavecin Hans Ruckers II, 1624 (Musée d'Unterlinden,
Colmar)
<frg 48>
Dans le nouveau Livre des Fragments je fais le point. Ne dors
plus. Ne respire plus. Il fait, malgré juin, froid
<frg 49> En pleine journée je regarde pendant une
demi-heure une vidéo de Damiani achetée il y a quelques mois à Paris et que je
n'avais pas encore vue.
Ce qu'ils font, ce sont des choses que nous avons faites
<frg 52> Ce
qui compte c'est le travail de suppression, les fragments que je laisse tomber.
A la première cinquantaine, je n'en trouve pas un qui vaille, je supprime
<frg 53>
Mais ça me fait avancer
<frg 55> Plusieurs fois les ratures sont si rageuses
que le papier est déchiré; pas le moyen de déchiffrer un seul mot; il a
vraiment zébré chaque mot
<frg 57>
Fragments de description de la belgicaine côte. La plage, le sable, la
digue. Les mouettes. La pavé, les dalles du trottoir. C'est là que nous avons
marché. Les dalles ont reçu nos pas. Et les mâts où claquent les drapeaux. TOYOTA.
CARLSBERG. Les gazons. Les jardinières. Les trams. Tout un recueil de courtes
notations que j'ai numérotées. Une laideur innombrable. Comme par hasard. La
mer du nord. Mer grise.
Elle m'avait envoyé un
plan de la localité. La rue. La maison. L'appartement. Elle avait oublié de me
noter l'étage. J'étais devant la rangée de sonnettes, penaud.
<frg 60>
Milliers de milliers de gens que viennent peupler ces immenses
immeubles. Dix étages. Quinze étages. Balcons. Vue sur la mer. Mer grise. Des
couples. Des familles
<frg 62>
Elle me raconte ses séjours d'autrefois, me montre l'un ou l'autre
hôtel. Ses tantes, ses cousines, ses parents. Je ne peux pas l'imaginer petite
fille. J'essaye de retenir les noms d'hôtels. Pourquoi m'a-t-elle fait venir
là? je ne comprends pas. Où dormirai-je? Je n'ai pas demandé. Elle ne m'a pas
fait venir pour ça. Pourquoi suis-je venu? Les pavés de la rue, les dalles du
trottoir. Je regarde tout et ne perçois rien. L'hôtel s'appelle Beau-Séjour.
Tous les hôtels s'appellent toujours Beau-Séjour, plus ils sont moches, briques
peintes en blanc, plus ils s'appellent Beau-Séjour.
Mon enfant ma sœur,
poème de Baudelaire.
Elle me traîne chez un traiteur acheter des tomates aux
crabes
<frg 63>
Blandine Verlet, Gérard Damiani. Rapprochement. (voir frgs 50 et 51)
<frg 66>
Pendant deux jours sans écrire une ligne, j'écris dans ma tête sans
interruption; le troisième jour j'écris un lettre de vingt pages. Lettre
inutile. C'est comme écrire une lettre pour annoncer qu'on va se supprimer
<frg 67> La
plupart des fragments sont supprimés; fallait les écrire mais pas les garder;
pas seulement raturer mais faire disparaître, sans traces
<frg 69>
Blandine Verlet joue Bach
<frg 83>
Certains fragments ne servent qu'à retenir des noms. Rencontres. C'est
pour plus tard (cf 73, 74, 77, 79)
<frg 89>
Plus d'une heure passée sur la note précédente (88), - à noter
observations & réflexions sur Damiani
<frg 93>
Fragments à réutiliser ailleurs et plus loin. Parfois à partir d'un mot,
c'est toute une page
<frg 94>
Damiani, rapidement, pendant une heure, quinze pages, comme s'il y avait
urgence
<frg 95> Le
fantasme des calepins d’Hippocrate. Œuvre lacunaire
<frg 99>
Les trente premiers frgs sont perdus; ils concernaient presque
exclusivement les préparatifs de voyage en Normandie (ou à la belgicaine côte,
je ne sais plus). Elle avait écrit Je t'y invite cordialement, m'avait
envoyé la photocopie de la localité, avait dessiné une petite flèche en face de
la maison de la rue des Sables.
Voyage initiatique.
Pendant les étapes je faisais des notes dans un carnet
de poche, une trentaine de pages numérotées. Le carnet est resté dans une
cabine téléphonique. Perdu. Mes trente premiers fragments, dont certains
m'avaient paru au moment où je les notais d'une importance capitale. Je ne
retrouve plus les formulations. Notes inutiles.
C'étaient des plaidoyers. C'étaient des fragments de
lettres. Lettres pas envoyées
<frg 100>
J'aimerais, un jour, trouver un carnet pareil dans la rue. Notes
incohérentes à faire cohérer. Imaginer cet homme à travers ce qu'il écrit à
propos d'une femme. Romanesque. « Un carnet trouvé à Dunkerque »
<frg 103>
Blandine Verlet pendant que j'écris
<frg 108>
Wanda Landowska, Scarlatti, enregistré en 1949
<frg 131>
Les notes précédentes sur la musique (112 - 130, sauf la 121 sur
Damiani) ne seront pas raturées mais transférées dans le gros cahier musical;
j'y ai travaillé pendant deux soirées
<frg 132>
Ecrire sur la musique m'a fait du bien, cela m'occupe et me divertit. Me
purifie. Je suis embourbé. Je ne veux plus vivre. Je suis fatigué
<frg 133>
C'est un papier très mince, assez poreux, bon marché, la seule plume qui
lui convient, c'est la Waterman à pointe extra fine et encre noire. Pour les
lettres je prends la grosse Montblanc à encre sépia
<frg 135>
Il dit qu'après Beckett il n'a plus vraiment envie de lire la
littérature moderne. Les romans ne l'intéressent pas. Parfois il feuillette Jacques
le Fataliste
<frg 136>
Cela me fait penser que je n'ai toujours pas terminé Comment c'est.
J'ai arrêté au milieu. M'a trop bouleversé. Dérangé. Exalté. Un jour, après
trois ou quatre ans, je continuerai, terminerai
<frg 137>
Les lettres, - celles que je lui ai écrites depuis le début de l'année
remplissent un gros recueil. Les lettres
<frg 139>
Pendant plusieurs mois j'avais arrêté d'écrire, à cause des lettres.
Faut arrêter les lettres. J'y perds la vue, la vie
<frg 140> En trois ans j'ai écrit trois ou quatre
livres: mes lettres. Cela m'a gâché la vue, la vie et le style. Je ne sais plus
écrire
<frg 142> Ecris ces fragments parce que je
n'écrirai plus jamais rien d'autre
<frg 143>
Pour mon seul plaisir de solitude, je note le nom sublime de Blandine
Verlet. Elle joue Bach
<frg 145>
Le livre contre et malgré le livre s'écrit
<frg 148>
Parfois il manque un mot pour démarrer. Je reste assis immobile, pendant
une heure
<frg 151>
En quatre jours cent cinquante fragments. Quelques-uns seront recopiés.
J'ai bien fait de les numéroter
<frg 155> A
plusieurs reprises j'ai essayé de reconstituer quelques-uns des trente
premiers, je n'y arrive pas, me souviens de rien, ce n'étaient peut-être que
des banalités; mais justement: qu'est-ce qu'une banalité...?
<frg 156>
Addition au frg 66: parce que quand elle arrivera, la lettre, on se sera
supprimé, - une annonce posthume. Aura l'air bête qui tiendra la lettre dans la
main. Panique. Aller constater - le salaud, he has done it
<frg 157>
Tout le temps je fantasme ce débile chantage du suicide
<frg 158>
Je suis terrifié, je me tue. Non. Trop triste & trop faible - quand
j'aurai de nouveau des forces je me tuerai
<frg 159> Trop faible & trop triste, ne perçois
plus rien, investis toute mon énergie dans la respiration. Aimerais écrire ça
dans une lettre. Ecoute: Je suis triste, ne respire presque plus. Je n'écris
plus de lettres
<frg 161> Sandro
- Pasolini décrit une fellation
<frg 162> -
à propos de P.P.P./ plus tard
<frg 168> LE
CLAVIER BIEN TEMPERE, c'est un octosyllabe
<frg 169>
Parfois une note vient toute seule, sous forme de quatrain:
Trois fois par mois pendant des heures
nous parlons de nos désespoirs
ton désespoir à toi c'est lui
mon désespoir à moi c'est toi
<frg 170>
Et quand je dis: un jour je vais perdre la raison, tu n'écoutes pas, tu
parles d'autre chose. Mais tu as raison; qu'y a-t-il à répondre à ça?
<frg 171>
Quand elle évoque son futur, elle dit: ce sera un suicide ou un
assassinat, - et dans l'interminable flot de discours par lequel elle recule
(ou appelle?) l'échéance du suicide (ou du meurtre) je suis, moi, perdu quelque
part, petit pronom chétif au fond d'une hasardeuse subordonnée
<frg 175>
L'âge. Les années. L'âge que j'ai. L'âge qu'elle a. Le quinquagénaire:
âge de cinquante à soixante ans. Robert
<frg 176>
Je fais toujours attention: quel âge a-t-il en écrivant ça; parfois
l'auteur mentionne son âge. Haldas dans Les minutes heureuses: 56 ans.
Henri Thomas dans La joie de cette vie: 77 ans. Robert Marteau dans Fleuve
sans fin: 57 ans
<frg 177>
L'homme de cinquante ans: encore trop jeune pour être vieux
<frg 178>
H.T. écrit, à 77 ans: ... le sexe devenu inerte entre les jambes de
l'homme
<frg 179>
Le sexe à cinquante ans: si vertement, si verticalement debout
<frg 183>
En repêchant des notes d'autrefois, je devrais mettre en tant que
référence, non pas la date mais l'âge.
Les centaines de pages que j'ai écrites pendant ma
cinquantième année, la plus dure, la plus difficile de ma vie, je les
élaguerai, conserverai quelques dizaines de phrases, quelques quatrains, ça
suffit
<frg 184>
Quand elle est morte j'avais quarante-sept ans
;
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