jeudi 15 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - neuvième livraison

Jean-Marie Biewer, Arbre, 2010




NEUVIEME LIVRAISON


1.
Comment Savitzkaya parle des femmes, comment Haldas parle des femmes, comment D.F. Wallace parle des femmes, comment Perros parle des femmes, comment Calaferte parle des femmes, comment Thomas Bernhard parle des femmes, comment Derrida parle des femmes, comment Spinoza parle des femmes, comment Tertullien parle des femmes, comment saint Augustin parle des femmes, comment Pavese parle des femmes, comment Max Frisch parle des femmes, comment Leopardi parle des femmes, comment Kundera parle des femmes, comment Knausgaard parle des femmes.

2.
Comment je me suis soudain levé en pleine nuit, à trois heures, tout à fait éveillé, me suis préparé un café, comment dans le couloir j’ai vu sur la paroi l’ombre de ma tête, une tête échevelée, hirsute, scharf wie ein Scherenschnitt, comment dans la petite chambre bien chauffée, parce que le chauffage était resté allumé, j’ai ouvert le cahier.

3.
Et comment j’ai écrit en haut d’une nouvelle page comment Savitzkaya parle des femmes, comment Pasolini parle des femmes, comment Svevo parle des femmes, comment Gadda parle des femmes, comment Gaddis parle des femmes, comment Michaux parle des femmes, comment Michot parle des femmes, comment Mankell parle des femmes, comment Strindberg parle des femmes, comment Hamsun parle des femmes, comment Deleuze parle des femmes, comment Habermas parle des femmes, comment Nancy parle des femmes, comment Jankélévitch parle des femmes, comment Michelet parle des femmes, comment Saint-Évremond parle des femmes, comment Bayle parle des femmes, comment Sábato parle des femmes, comment Cortázar parle des femmes, comment Neruda parle des femmes, comment Hikmet parle des femmes, comment Pinget parle des femmes, comment Claude Simon parle des femmes, comment Yves Simon parle des femmes, comment Pouchkine parle des femmes.

4.
Et ce n’est pas intéressant comment ils parlent des femmes mais comment ils parlent d’une femme.

5.

Comment à un moment donné de leur vie ils parlent d’une femme, et puis plus tard et plus loin encore de cette femme, ce qu’ils sont devenus, elle et lui, si elle est morte, et puis d’une autre, elle aussi singulière, quels mots ça donne, quelles phrases au fil du temps, assez de phrases peut-être pour faire un livre, ou deux ou trois.

6.
Le plus souvent les femmes sont inventées, comment Tolstoï, Flaubert & Stendhal inventent des femmes, comment je suis en pleine nuit dans la petite chambre devant ce cahier, muet, me posant plein de questions, me demandant comment ils ont parlé des femmes, comment Dadelsen parle des femmes, comment Klée parle des femmes, comment Pontalis parle des femmes, comment Gombrowicz parle des femmes, comment Szentkuthy parle des femmes, comment Harrison parle des femmes, comment Walser parle des femmes, comment Hohl parle des femmes, comment l’Arétin parle des femmes, comment Baffo parle des femmes, comment Pepys parle des femmes.

7.
Comment je me suis levé en pleine nuit, d’un moment à l’autre abruptement éveillé, paumé, perdu, me suis installé dans la petite chambre, devant l’étroite table, comment j’ai ouvert mon cahier.

8.
Comment je me suis en pleine nuit réveillé à cause d’une femme, j’ouvre mon cahier mais n’arrive pas à écrire un seul mot, puis j’écris en haut de la nouvelle page : comment Savitzkaya parle des femmes…

9.
Au réveil je sens comment aussitôt cela coule & se précipite, der innnere Silbensturzbach, lambeaux de mots et bribes de phrases, ça dévale et dégringole, ce sont mes tentatives de réplique à cette voix, lettres que j’écris dans ma tête, innombrables billets, et aucun qui soit envoyable, pas la peine, peine perdue, c’est un projectile qui m’a heurté, jeté par terre, mitraille de mots qui m’a traversé de part en part, les sinusoïdales sur les écrans sont pleines de syncopes, de ruptures, d’interruptions, comme des simulations d’arrêt de cœur.

10.
 Je cherche encore & encore refuge dans l’endormissement, me rééquilibrer, me rassurer, me remémorer comment juste avant le sommeil elle avait accueilli ma tempe sur son épaule, ma joue tout près de son sein, et comment je respirais l’odeur de sa peau et comment, dans un attendrissement extrême, j’écoutais son souffle pendant qu’elle dormait, puis soudain sa voix, comme dans une autre vie, et toutes douceurs effacées, voix rude, elle dit : ‘Tu me fais penser à ces vioques…’

11.
Brève foudroyante salve de mots qui me traverse de part en part, je n’ai aucune protection, autrefois il y avait ces armures avec d’épaisses écailles de métal et de grossières cottes de maille, pas question, j’ai plusieurs côtes cassées, ça saigne en dedans, je sens le goût du sang jusque dans ma bouche, mais faut pas que ça coule, faut que je marche, que je reste debout, je ne dois pas décevoir mon entourage, je ruse.

12.
En cachette dans la maison plusieurs fois par jour je vais me coucher, sous trois couettes je plonge dans le sommeil, et aussitôt la voix se refait entendre, ‘tu me fais penser à ces vioques qui se plaignent…’

13.
Et dans la paradoxale horizontalité de l’endormissement, entre hébétude et hyperlucidité, je marmonne mes répliques, les répète & ressasse dans l’espoir de m’en souvenir au réveil pour les écrire sur le feuillet, et ça m’empêche de m’endormir mais ne me réveille pas assez pour que je puisse me mettre debout, puis après quelques heures je me lève, titube jusqu’à la cuisine, me prépare un café, par la fenêtre du sud je regarde le paysage.

14.
Il fait une si splendide journée d’automne, un soleil d’or & de miel, dont la lumière est magnifiée par un tout léger voile de brume, en bas dans la vallée la Moselle scintille, et coule paisible presque majestueuse.

15.
Beaucoup d’arbres sont déjà pris par la jaunerie, parfois aussi dans les arbustes ça rougeoie violemment, et je pense que je suis si heureux de vivre.

16.
Et je retourne quand même me coucher, je suis trop fatigué, sous les trois couettes il fait encore chaud, des pages et des pages à écrire, tout un paquet de billets, je les écrirai plus tard dans la journée (ou la nuit), même si c’est inutile, tellement inutile, pour le moment je me laisse glisser vers l’endormissement.

17.
Et je me remémore ce moment où pour la première fois je posais ma tempe sur le nu de son épaule, je n’étais pas encore si vieux que ça, doucement inouïe transgression, quand de nouveau la voix se fait entendre, ‘tu me fais penser à ces vioques qui se plaignent de n’avoir plus…’

18.
Dans mon cœur c’est comme une soupape de bile noire qui saute, et je sens comment tout mon sang vire au noir, et je patauge dans une sargasse de mélasse, mare noirâtre où flottent des radeaux pourris sur lesquels gesticulent de poisseux homoncules aux abois, guignols rachitiques & cadavéreux, je dors profondément pendant plus de deux heures.

19.
Et quand je me réveille il y a dehors toujours ce soleil d’or et de miel, je me lève, mets ma chemise blanche et vais à la fenêtre du sud, l’ouvre et respire profondément, sono grato di averti incontrata, puis la voix, ‘tu me fais penser à ces vioques qui se plaignent de ne plus avoir tous les vagins à leur disposition…’

20.
Dans plus de la moitié de l’arrondissement, ils ont débaptisé toutes les rues et toutes places et tous les boulevards par où je suis passé, éponge est passée sur tous les panneaux.

21.
Comment cette femme court, nue, le long du talus, elle a déposé son manteau, sa blouse, sa jupe, son linge, ses bas, ses souliers dans l’herbe près d’un arbuste, personne ne l’avait jamais vue entièrement nue, même pas son mari, elle court le long du talus, et une trentaine d’autres femmes nues courent avec elle, l’une derrière l’autre, le long du talus, elles courent jusqu’au bord de la fosse où elles sont fusillées.

22.
Elle annonce qu’il s’agit d’une composition Pour balais & applaudissements, do si si la, je décide aussitôt d’aller acheter un piano, l’inspiration arrive, c’est moi qui ferai la partition.


23.
Il dit : Dans Deleuze je comprends moins de la moitié.[1]

24.
Dans la vitrine des Pompes funèbres, une avalanche de fleurs en plastique, de toutes les couleurs. Et il pleut sur le boulevard.

25.
Il pensa mais sans le dire : Il n’est pas pensable d’adorer une vulve plus que moi la tienne.

26.
Il dit : Sa présence dans ma tête est une dévastation.

27.
La scène où Marie-Madeleine prend Jésus pour le jardinier n’est que dans Jean (29.14-17).

28.
La tirette, on sera d’accord là-dessus, le principe de la tirette, je veux dire le principe du fonctionnement de la tirette ainsi que ses prolongements jusque dans l’imaginaire ou même dans la spéculation scientifique, on sera d’accord là-dessus que c’est une technologie tout à fait originale & étonnante, impitoyable efficacité de l’engrenage, et cela pourra me servir de métaphore pour mieux expliquer ce cas de faillite d’un phénomène mental crucifiant qui me préoccupe à titre personnel, vous les voyez, donc, ces deux rangées de fines dents, qui se font face, fixées dans une longue rangée à intervalles égaux & très étroits, arrimées fermement au bord du tissu ou du nylon, et configurées chacune à avoir une concavité d’un côté et une convexité de l’autre, puis s’approche cet engin en métal un peu monstrueux en forme de nez et ingurgite les dents une par une dans les deux trous du nez et passe dessus comme sur un rail  en les conjuguant fermement, convexité de l’une dans concavité de l’autre, et vice versa, et à mesure que le nez avance ainsi il laisse sortir par son orifice rectangulaire d’arrière la rangée des dents régulièrement ancrées l’une dans l’autre, là où il y avait ouverture il y a maintenant fermeture, et c’est là tout le sens si significatif de ma métaphore, à savoir que la destination et le destin de toute tirette est d’être fermée — métaphore que j’applique aux brèches & failles dans mes synapses, qui sont en si grand nombre décrochées l’une de l’autre, crochet après crochet, et ça ne forme plus chaîne, l’enchaînement est cassé, interrompu, aucun courant ne passe, les connexions ont lâché, les jonctions indispensables pour le va & vient entre les sensations et les mots, entre les sentiments et ce qu’ils peuvent susciter comme formulation, dite ou même écrite, ne subsistent que quelques faibles gués dans la béance, sinon même ceci ne serait pas passé… — et l’hébétude dans mes circonvolutions se propage, plusieurs zones cruciales ne sont plus en vibration, bref la tirette mentale est en panne — et tout ça parce qu’il n’y plus aucun signal de la feuille à Nicot.

29.
Comment est-il bloody dieu possible que ces trognons de remembrance restent ci & là fichés dans les alvéoles de ce crâne de plus en plus archaïque, quelques millions de fichiers en désordre, pagaille dans la chronologie, et pas mal de cryptage, et je n’en finis pas d’arpenter cette maudite Patagonie, suspends mon écharpe à la ramure d’un arbuste flétri, comme pour marquer un territoire où je ne reviendrai jamais plus, devant moi que méandres & marais, puis quand passe la grue cendrée, je sais que c’est l’heure, grue du soir, cantilène du crépuscule sur une clarinette de pacotille, fausses notes fauves & mauves, broken answers of remembrance, et ça continue à vibrer dans les alvéoles.

30.
Nach so langem Verharren im halbschattigen Hintergrund, verwurzelt im stickigen Dickicht eines farnigen Urgehölzes, fühlt er wie ein inneres Aufbegehren, Aufbäumen, ein Drängen nach außen, nach vorne, eine Art Sehnsucht nach Auflösung, Auslöschung, er reißt an den Wurzeln, es knackt und schmerzt und blutet, doch er reißt weiter und weint und winselt und steht schlussendlich aufrecht und tastet nach vorne um Fuß zu fassen und macht einen Schritt, setzt einen Fuß vor den andern, und sieht dann in der Lichtung diese Frau, die ihre Hände ausstreckt, zu einer Schale geformt, und er fühlt sein Glied sich regen, ragen, und sein Samen schnellt hervor, gellender Schrei, eine Wollust, eine Verzweiflung, eine Vernichtung.

31.
Le rythme tout à fait lent & ralenti, il se le permet comme si c’était à lui que revenait la permission, encore une de ces outrances sous le ciel d’hiver où resplendissent modestement quelques colifichets de bleuité parmi la grise désolance, on est rassuré que quelques bulbes parmi les racines du grand hêtre dorment, hibernent, fantasment, songent des songes coloriés de jaune de bleu de rouge de blanc, ça me sérénise considérablement de thématiser ainsi la question du rythme, c’est comme une sorte de revanche sur l’aphasie qui s’impose si mortifèrement au moment de l’asphyxie, revanche qu’il se permet, comme si c’était à lui que revenait la permission, mais c’est comme ça que ça se passe : au plus noir du noir on épingle du jaune du rouge du bleu du blanc, et je me tiens debout et pose mes pas, posément, dans un rythme lent & ralenti, et j’écris sans rature aucune le poème de la petite idole des songes qui perd ses ailes, la petite idole des songes qui annonce son suicide.

32.
Jeu des bouteilles à la mer, par brouettées entières, slivovice whisky genièvre mirabelle tequila, du haut de la falaise où finit la terre, petites paperoles de brouillons, gémissures & sourd-muettes gesticuleries, index visant le ciel, pouce pointant le cœur, et que je te commotionne, et que je t’assombrisse & te tracasse, le clown avale son nez rouge et du coup ne chie plus que du sang, le ressac broute la falaise, le continent va s’effriter, ça brouillasse à l’horizon et la perspective se bouche, les cent milliards de cellules dans la cervelle s’embrouillent, les sonnets d’antan se chaotisent à jamais, une bouteille finira par accoster au Labrador, mon âme dissoute dans la lie.

33.
 On ne sait jamais au départ si on peut dire comme ça, puis on dit, et c’est dit comme ça et pas autrement, pas la peine d’y revenir, de retoucher, toutes les nuances se perdent dans la violence de l’élan déclaratif, j’ai avancé jusqu’ici pour éjecter ces syllabes, comme ça et pas autrement, une giclée, un jaillissement, kalachnikov ontologique, dérisoire mitraille propulsée dans le giron du firmament, pure perte, encore une tentative, donc, de se positionner, dans les confuses coordonnées du nulle part, du non-lieu, tous les endroits, si géographiques soient-ils, sont fraudés, pastichés, pas la peine de faire le catalogue des patelins, marcher, marcher dans des baskets effilochés, zone piétonne, passage clouté, sens unique, la voie lactée n’est qu’un autre nom pour l’impasse du cordonnier.



LE CAHIER DE NAROKI
neuvième livraison
(inédit)




[1] ce qui veut dire qu’il comprend presque la moitié

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