Jean-Marie Biewer, Arbre, 2010
NEUVIEME LIVRAISON
1.
Comment Savitzkaya parle des
femmes, comment Haldas parle des femmes, comment D.F. Wallace parle des femmes,
comment Perros parle des femmes, comment Calaferte parle des femmes, comment
Thomas Bernhard parle des femmes, comment Derrida parle des femmes, comment
Spinoza parle des femmes, comment Tertullien parle des femmes, comment saint
Augustin parle des femmes, comment Pavese parle des femmes, comment Max Frisch
parle des femmes, comment Leopardi parle des femmes, comment Kundera parle des
femmes, comment Knausgaard parle des femmes.
2.
Comment je me suis soudain levé
en pleine nuit, à trois heures, tout à fait éveillé, me suis préparé un café,
comment dans le couloir j’ai vu sur la paroi l’ombre de ma tête, une tête
échevelée, hirsute, scharf wie ein Scherenschnitt, comment dans la petite
chambre bien chauffée, parce que le chauffage était resté allumé, j’ai ouvert
le cahier.
3.
Et comment j’ai écrit en haut
d’une nouvelle page comment Savitzkaya parle
des femmes, comment Pasolini parle des femmes, comment Svevo parle des
femmes, comment Gadda parle des femmes, comment Gaddis parle des femmes,
comment Michaux parle des femmes, comment Michot parle des femmes, comment
Mankell parle des femmes, comment Strindberg parle des femmes, comment Hamsun
parle des femmes, comment Deleuze parle des femmes, comment Habermas parle des
femmes, comment Nancy parle des femmes, comment Jankélévitch parle des femmes,
comment Michelet parle des femmes, comment Saint-Évremond parle des femmes,
comment Bayle parle des femmes, comment Sábato parle des femmes, comment
Cortázar parle des femmes, comment Neruda parle des femmes, comment Hikmet
parle des femmes, comment Pinget parle des femmes, comment Claude Simon parle
des femmes, comment Yves Simon parle des femmes, comment Pouchkine parle des
femmes.
4.
Et ce n’est pas intéressant
comment ils parlent des femmes mais comment ils parlent d’une femme.
5.
Comment à un moment donné de
leur vie ils parlent d’une femme, et puis plus tard et plus loin encore de
cette femme, ce qu’ils sont devenus, elle et lui, si elle est morte, et puis
d’une autre, elle aussi singulière, quels mots ça donne, quelles phrases au fil
du temps, assez de phrases peut-être pour faire un livre, ou deux ou trois.
6.
Le plus souvent les femmes sont
inventées, comment Tolstoï, Flaubert & Stendhal inventent des femmes, comment
je suis en pleine nuit dans la petite chambre devant ce cahier, muet, me posant
plein de questions, me demandant comment ils ont parlé des femmes, comment
Dadelsen parle des femmes, comment Klée parle des femmes, comment Pontalis
parle des femmes, comment Gombrowicz parle des femmes, comment Szentkuthy parle
des femmes, comment Harrison parle des femmes, comment Walser parle des femmes,
comment Hohl parle des femmes, comment l’Arétin parle des femmes, comment Baffo
parle des femmes, comment Pepys parle des femmes.
7.
Comment je me suis levé en
pleine nuit, d’un moment à l’autre abruptement éveillé, paumé, perdu, me suis
installé dans la petite chambre, devant l’étroite table, comment j’ai ouvert
mon cahier.
8.
Comment je me suis en pleine
nuit réveillé à cause d’une femme, j’ouvre mon cahier mais n’arrive pas à
écrire un seul mot, puis j’écris en haut de la nouvelle page : comment Savitzkaya parle des femmes…
9.
Au réveil je sens comment aussitôt
cela coule & se précipite, der
innnere Silbensturzbach, lambeaux de mots et bribes de phrases, ça dévale
et dégringole, ce sont mes tentatives de réplique à cette voix, lettres que
j’écris dans ma tête, innombrables billets, et aucun qui soit envoyable, pas la
peine, peine perdue, c’est un projectile qui m’a heurté, jeté par terre,
mitraille de mots qui m’a traversé de part en part, les sinusoïdales sur les
écrans sont pleines de syncopes, de ruptures, d’interruptions, comme des
simulations d’arrêt de cœur.
10.
Je cherche encore & encore refuge dans
l’endormissement, me rééquilibrer, me rassurer, me remémorer comment juste
avant le sommeil elle avait accueilli ma tempe sur son épaule, ma joue tout
près de son sein, et comment je respirais l’odeur de sa peau et comment, dans
un attendrissement extrême, j’écoutais son souffle pendant qu’elle dormait, puis
soudain sa voix, comme dans une autre vie, et toutes douceurs effacées, voix
rude, elle dit : ‘Tu me fais penser
à ces vioques…’
11.
Brève foudroyante salve de mots
qui me traverse de part en part, je n’ai aucune protection, autrefois il y
avait ces armures avec d’épaisses écailles de métal et de grossières cottes de
maille, pas question, j’ai plusieurs côtes cassées, ça saigne en dedans, je
sens le goût du sang jusque dans ma bouche, mais faut pas que ça coule, faut
que je marche, que je reste debout, je ne dois pas décevoir mon entourage, je
ruse.
12.
En cachette dans la maison
plusieurs fois par jour je vais me coucher, sous trois couettes je plonge dans
le sommeil, et aussitôt la voix se refait entendre, ‘tu me fais penser à ces vioques qui se plaignent…’
13.
Et dans la paradoxale
horizontalité de l’endormissement, entre hébétude et hyperlucidité, je marmonne
mes répliques, les répète & ressasse dans l’espoir de m’en souvenir au
réveil pour les écrire sur le feuillet, et ça m’empêche de m’endormir mais ne
me réveille pas assez pour que je puisse me mettre debout, puis après quelques
heures je me lève, titube jusqu’à la cuisine, me prépare un café, par la
fenêtre du sud je regarde le paysage.
14.
Il fait une si splendide journée
d’automne, un soleil d’or & de miel, dont la lumière est magnifiée par un
tout léger voile de brume, en bas dans la vallée la Moselle scintille, et coule
paisible presque majestueuse.
15.
Beaucoup d’arbres sont déjà pris
par la jaunerie, parfois aussi dans les arbustes ça rougeoie violemment, et je
pense que je suis si heureux de vivre.
16.
Et je retourne quand même me
coucher, je suis trop fatigué, sous les trois couettes il fait encore chaud, des
pages et des pages à écrire, tout un paquet de billets, je les écrirai plus
tard dans la journée (ou la nuit), même si c’est inutile, tellement inutile, pour
le moment je me laisse glisser vers l’endormissement.
17.
Et je me remémore ce moment où
pour la première fois je posais ma tempe sur le nu de son épaule, je n’étais
pas encore si vieux que ça, doucement inouïe transgression, quand de nouveau la
voix se fait entendre, ‘tu me fais penser
à ces vioques qui se plaignent de n’avoir plus…’
18.
Dans mon cœur c’est comme une
soupape de bile noire qui saute, et je sens comment tout mon sang vire au noir,
et je patauge dans une sargasse de mélasse, mare noirâtre où flottent des
radeaux pourris sur lesquels gesticulent de poisseux homoncules aux abois, guignols
rachitiques & cadavéreux, je dors profondément pendant plus de deux heures.
19.
Et quand je me réveille il y a
dehors toujours ce soleil d’or et de miel, je me lève, mets ma chemise blanche
et vais à la fenêtre du sud, l’ouvre et respire profondément, sono grato di
averti incontrata, puis la voix, ‘tu me
fais penser à ces vioques qui se plaignent de ne plus avoir tous les vagins à
leur disposition…’
20.
Dans plus de la moitié de
l’arrondissement, ils ont débaptisé toutes les rues et toutes places et
tous les boulevards par où je suis passé, éponge est passée sur tous les
panneaux.
21.
Comment cette femme court, nue,
le long du talus, elle a déposé son manteau, sa blouse, sa jupe, son linge, ses
bas, ses souliers dans l’herbe près d’un arbuste, personne ne l’avait jamais
vue entièrement nue, même pas son mari, elle court le long du talus, et une
trentaine d’autres femmes nues courent avec elle, l’une derrière l’autre, le
long du talus, elles courent jusqu’au bord de la fosse où elles sont fusillées.
22.
Elle annonce qu’il s’agit d’une
composition Pour balais &
applaudissements, do si si la, je décide aussitôt d’aller acheter un piano,
l’inspiration arrive, c’est moi qui ferai la partition.
23.
Il dit : Dans Deleuze je
comprends moins de la moitié.[1]
24.
Dans la vitrine des Pompes
funèbres, une avalanche de fleurs en plastique, de toutes les couleurs. Et il
pleut sur le boulevard.
25.
Il pensa mais sans le
dire : Il n’est pas pensable d’adorer une vulve plus que moi la tienne.
26.
Il dit : Sa présence dans
ma tête est une dévastation.
27.
La scène où Marie-Madeleine
prend Jésus pour le jardinier n’est que dans Jean (29.14-17).
28.
La tirette, on sera d’accord
là-dessus, le principe de la tirette, je veux dire le principe du
fonctionnement de la tirette ainsi que ses prolongements jusque dans
l’imaginaire ou même dans la spéculation scientifique, on sera d’accord
là-dessus que c’est une technologie tout à fait originale & étonnante, impitoyable
efficacité de l’engrenage, et cela pourra me servir de métaphore pour mieux
expliquer ce cas de faillite d’un phénomène mental crucifiant qui me préoccupe
à titre personnel, vous les voyez, donc, ces deux rangées de fines dents, qui
se font face, fixées dans une longue rangée à intervalles égaux & très
étroits, arrimées fermement au bord du tissu ou du nylon, et configurées
chacune à avoir une concavité d’un côté et une convexité de l’autre, puis
s’approche cet engin en métal un peu monstrueux en forme de nez et ingurgite
les dents une par une dans les deux trous du nez et passe dessus comme sur un
rail en les conjuguant fermement,
convexité de l’une dans concavité de l’autre, et vice versa, et à mesure que le
nez avance ainsi il laisse sortir par son orifice rectangulaire d’arrière la
rangée des dents régulièrement ancrées l’une dans l’autre, là où il y avait
ouverture il y a maintenant fermeture, et c’est là tout le sens si significatif
de ma métaphore, à savoir que la destination et le destin de toute tirette est
d’être fermée — métaphore que j’applique aux brèches & failles dans mes
synapses, qui sont en si grand nombre décrochées l’une de l’autre, crochet
après crochet, et ça ne forme plus chaîne, l’enchaînement est cassé,
interrompu, aucun courant ne passe, les connexions ont lâché, les jonctions
indispensables pour le va & vient entre les sensations et les mots, entre
les sentiments et ce qu’ils peuvent susciter comme formulation, dite ou même
écrite, ne subsistent que quelques faibles gués dans la béance, sinon même ceci
ne serait pas passé… — et l’hébétude dans mes circonvolutions se propage,
plusieurs zones cruciales ne sont plus en vibration, bref la tirette mentale
est en panne — et tout ça parce qu’il n’y plus aucun signal de la feuille à
Nicot.
29.
Comment est-il bloody dieu
possible que ces trognons de remembrance restent ci & là fichés dans les
alvéoles de ce crâne de plus en plus archaïque, quelques millions de fichiers
en désordre, pagaille dans la chronologie, et pas mal de cryptage, et je n’en
finis pas d’arpenter cette maudite Patagonie, suspends mon écharpe à la ramure
d’un arbuste flétri, comme pour marquer un territoire où je ne reviendrai
jamais plus, devant moi que méandres & marais, puis quand passe la grue
cendrée, je sais que c’est l’heure, grue du soir, cantilène du crépuscule sur
une clarinette de pacotille, fausses notes fauves & mauves, broken answers of remembrance, et ça
continue à vibrer dans les alvéoles.
30.
Nach
so langem Verharren im halbschattigen Hintergrund, verwurzelt im stickigen Dickicht
eines farnigen Urgehölzes, fühlt er wie ein inneres Aufbegehren, Aufbäumen, ein
Drängen nach außen, nach vorne, eine Art Sehnsucht nach Auflösung, Auslöschung,
er reißt an den Wurzeln, es knackt und schmerzt und blutet, doch er reißt
weiter und weint und winselt und steht schlussendlich aufrecht und tastet nach
vorne um Fuß zu fassen und macht einen Schritt, setzt einen Fuß vor den andern,
und sieht dann in der Lichtung diese Frau, die ihre Hände ausstreckt, zu einer
Schale geformt, und er fühlt sein Glied sich regen, ragen, und sein Samen
schnellt hervor, gellender Schrei, eine Wollust, eine Verzweiflung, eine
Vernichtung.
31.
Le rythme tout à fait lent &
ralenti, il se le permet comme si c’était à lui que revenait la permission, encore
une de ces outrances sous le ciel d’hiver où resplendissent modestement
quelques colifichets de bleuité parmi la grise désolance, on est rassuré que
quelques bulbes parmi les racines du grand hêtre dorment, hibernent,
fantasment, songent des songes coloriés de jaune de bleu de rouge de
blanc, ça me
sérénise considérablement de thématiser ainsi la question du rythme, c’est
comme une sorte de revanche sur l’aphasie qui s’impose si mortifèrement au
moment de l’asphyxie, revanche qu’il se permet, comme si c’était à lui que
revenait la permission, mais c’est comme ça que ça se passe : au plus
noir du noir on épingle du jaune du rouge du bleu du blanc, et je me tiens
debout et pose mes pas, posément, dans un rythme lent & ralenti, et j’écris
sans rature aucune le poème de la petite idole des songes qui perd ses
ailes, la petite idole des songes qui annonce son suicide.
32.
Jeu des bouteilles à la mer, par
brouettées entières, slivovice whisky genièvre mirabelle tequila, du haut de la
falaise où finit la terre, petites paperoles de brouillons, gémissures
& sourd-muettes
gesticuleries, index visant le ciel, pouce pointant le cœur, et que je te
commotionne, et que je t’assombrisse & te tracasse, le clown avale son nez rouge
et du coup ne chie plus que du sang, le ressac broute la falaise, le continent
va s’effriter, ça brouillasse
à l’horizon
et la perspective se bouche, les cent milliards de cellules dans la cervelle s’embrouillent,
les sonnets d’antan se chaotisent à jamais, une
bouteille finira par accoster au Labrador, mon âme dissoute dans la lie.
33.
On ne sait jamais au départ si on
peut dire comme ça, puis on dit, et c’est dit comme ça et pas
autrement, pas la peine d’y revenir, de retoucher, toutes les nuances se
perdent dans la violence de l’élan déclaratif, j’ai avancé jusqu’ici pour éjecter
ces syllabes, comme ça et pas autrement, une giclée, un jaillissement,
kalachnikov ontologique, dérisoire mitraille propulsée dans le giron du
firmament, pure perte, encore une tentative, donc, de se positionner, dans les
confuses coordonnées du nulle part, du non-lieu, tous les endroits, si
géographiques soient-ils, sont fraudés, pastichés, pas la
peine de faire le catalogue des patelins, marcher, marcher dans des baskets
effilochés, zone
piétonne,
passage clouté, sens unique, la voie lactée n’est
qu’un autre nom pour l’impasse du cordonnier.
LE CAHIER DE NAROKI
neuvième livraison
(inédit)
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jeudi 15 février 2018
LE CAHIER DE NAROKI - neuvième livraison
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