1.
Si la
feuille reste dans la machine, je continue à taper, le passage des bateaux dans
la rade, couleur de rouille et d'algue, au troisième top il sera exactement
nada.
2.
Deuxième
alinéa: autre écriture, nouvelle encre, autre typographie...? Il ne faut pas
uniformiser, ça trompe, induit en illusion. La boîte est petite, un enfant de
neuf ou dix kilos, si je dis cercueil, si je dis cadavre, c'est des mots, dans
la caisse on aurait pu mettre des oranges et l'enfant aurait pu vivre.
3.
C'est
comme un jardin, clôture autour, plates-bandes, petits tertres numérotés par
des plaques ovales fixées sur des tiges en métal, 65, 66, 67...100, 101, 102,
103... Derrière la rangée de tertres une rangée de trous: de jeunes arbres y
trouveraient place, mais les deux hommes qui s'affairent autour de l'excavation
ne sont pas jardiniers. Baissés, pliés en deux, ils s'apprêtent à descendre
dans la terre une boîte en bois clair munie d'un couvercle encore entrouvert.
Un peu plus loin, au-delà de la clôture aux pieux blancs (et neufs?) se trouve
une maisonnette couverte de tuiles, habitation ou débarras pour les ouvriers,
on ne sait.
4.
Quelle
légende dit la légende lorsqu'elle dit: « Cimetière de l'escadron de la
mort au Brésil ». Il y a eu, disent les Reuter, les dpa et les AFP, de
bonnes élections, et il y aura encore de meilleures élections. Des plaques
ovales fixées sur des tiges en métal. Comme dans une plantation. Le Brésil, son
sucre, son coton, son café, son caoutchouc, son Christ bras en l'air.
5.
Il va de
soi que cela ne va pas de soi. Et il va de soi que cette sentence est toujours
et dans toutes les situations valable, puisque rien ne va jamais de soi. Ni les
jeunes arbres qu'on met en terre ni les enfants.
6.
Si j'ai
trop de crampes dans le ventre ou dans l'estomac, la machine ne va pas de soi
et il n'y a pas de mots; peu de crampes ou des crampes légères, ça va, ça peut
encore aller, des fois même ça peut rendre les mots un peu plus véhéments: mais
tous les mots, pour le moment, sont répétés, ressassés, doubles, superflus -
filoutés au dictionnaire qui est le débarras des mots. Pieux blancs, donc
neufs. Le mot devra être un outil. Le marteau, et aussi la hache dont parle Kafka.
7.
Sans
projet ni arrière-pensée: je n'ai rien à dire, ni au dehors ni au loin,
seulement au plus près. Et chaque mot est une diversion, je le sais et feins ne
pas le savoir et pourtant je dis: je n'ai qu'à dire, et je dis comme ça vient
comme ça va. Et même s'il n'y a rien, - rien de décisif, aucune lumière
nouvelle, etc, il y aura, au moins, la
juxtapose; elle aura, peut-être, une sorte d'éloquence sans que j'aie à élever
la voix. Depuis longtemps je me suis, pour mon plus grand bien, installé dans
le murmure.
8.
Le seul
Spinoza qui demanderait une retraite studieuse de quelques semaines, non qu'il
fût la première de mes passions, mais on me presse de parler de lui, et je lis,
étudie, consulte... et tombe sur les fulgurantes pages de Fritz Mauthner (Spinozas
Deus) que je parcours, épuisé, après minuit, au lit seul, sans ma femme qui
est à la clinique, the noblest and most lovable of all philosophers,
dit Bertrand Russell.
9.
Comment
du fils de votre voisin on fait un tortionnaire en quelques semaines, et je lis
dans un papier officiel d'un groupe d'enseignants qu'il faut "toujours et
dans tous les cas" obéir aux supérieurs. Et j'ai de nouveau des crampes.
10.
Quelques
jours plus tard on me presse de parler de la liberté chez Jean-Paul Sartre. Je
m'exécute. Je n'ai pas le choix. Et j'ai si sommeil, parfois et soudain.
11.
Dormir
pour faire dormir les crampes.
12.
Les
moutons dans la neige s'ennuient, ne peuvent aller de brin en brin, et ont soif
parce que l'eau gèle. T'en fais pas, me dit-on, ils bouffent de la neige, mais
cela ne me rassure pas. Ma femme, à la clinique, m'avait dit plusieurs fois: va
voir les moutons, s'ils n'ont pas soif.
13.
Quand
j'ai dit à un ami de quoi elle était malade, il a aussitôt pleuré.
14.
Rezvani
commence son journal sur la Giudecca; cela m'a un peu déçu: qui n'écrirait un
journal à V. ? Et puis attention: ceux qui vous écrivent un journal, en
général, c'est-à-dire presque toujours, ils sont bavards et barbants, arrêtent
pas de dire je et moi, Amiel et Green et tout ça, mais moi, franchement, j'aime
me faire barber.
Les
"Traités de l'homme"...?, quel ennui, quel gâchis, quelle misère,
neuf fois sur dix ça ne mérite pas de subsister; mais qu'Amiel m'apprenne que
tel jour de l'année 1866 il a fait gris à Genève, voilà qui m'intéresse,
m'excite, me console, me guérit, temps doux, mou et flou: ciel gris sans pluie;
nature dans l'assoupissement capitonné d'une belle paresseuse qui n'a pas
encore sonné sa femme de chambre et qui compte les franges de son ciel de
lit...
15.
Bateaux
couleur de rouille et d'algue passant dans la rade, on est toujours loin de
Venise, hors de Venise. Je n'écrirai jamais à Venise. A la pizzeria Rigoletto,
j'ai demandé ce soir à mes deux filles si elles se souvenaient de Venise. J'ai
dit Venise est la plus belle ville du monde. Même la petite se souvenait. Une
photo prise par un touriste, nous y sommes tous les quatre, adossés au duomo,
il faisait très chaud, les enfants se souviennent. Et maintenant les jours les plus
noirs de notre vie.
16.
Dans
deux semaines on me pressera de parler de Platon, et je parlerai de Platon,
depuis quinze ans je parle de Platon, par petits morceaux, menues portions,
deux pages et demie, Phédon, le sceau de l'absolu, ce que nous appelons
apprendre, c'est ressaisir une science qui nous appartient...
17.
Mettre
l'index quelque part sur le globe; le Bhoutan où je n'ai pas été. Peut-on
décréter la curiosité? On peut. Parfois je pratique de ces ruptures dans le
flux, oriente et canalise la libido sciendi.
Cinquante
mille moines bouddhistes; peut-être le dernier régime théocratique.
Pour un
bout d' temps, je vais étudier tout ça.
18.
Seifert.
Il a fallu qu'il obtînt le Nobel pour qu'on se mette à le lire. J'ouvre son
petit livre et je lis ces vers:
Ton sein
comme
une pomme d'Australie
Tes
seins
comme
deux pommes d'Australie
Comme
j'aime ce boulier d'amour!
J'avais
acheté le livre au lendemain de l'opération de ma femme.
19.
Grammage
du papier sur lequel est imprimé l'Amant de Duras: 90, c'est-à-dire qualité.
Nombre
des mots dans L'Etre et le Néant: 360.000, j'ai compté, quantité.
20a.
Les mots
ne vont pas de soi; si je dis, c'est pour ne pas dire. Je diffère le moment où
il faudrait avoir des mots pour dire ce qui nous arrive, les jours les plus
noirs.
Texte en
miettes dans lequel les ratures ne sont pas prévues, seule rature possible,
permise: d'autres mots. Après et plus loin d'autres mots, progression,
amoncellement.
Je
continue à essayer d'aller au-delà de l'aphasie.
20b.
Pour
escamoter le silence, je lui mets des mots dessus, boulimiquement.
21.
Alors ça
sert peut-être à quelque chose, qu'on me presse de parler de Spinoza, de
Sartre, de Platon. Et je n'ai jamais eu les semaines qu'il faudrait pour le
seul Spinoza. Mieux je le connais, moins je suis capable de parler de lui -
puisqu'il faut, programme oblige, l'expédier (ou l'exécuter...) en quatre ou
cinq leçons.
More
geometrico - apprenez ça par coeur, mes enfants, comme les théorèmes d'Euclide;
pourquoi il est the noblest and most lovable, je ne pourrai jamais vous
le faire entrevoir, et pourtant ce serait peut-être la seule chose qui importe.
Ce n'est
pas la leçon qui compte, mais la façon dont la leçon se fait; cela vaut pour
Spi comme pour mézigue.
22.
Elle a
lu, dans son lit d'hôpital, l'Amant de Duras, avant que je vienne et
après mes départs.
23.
Voudrais
dire choses de la vie et ne dis que mots du lexique.
24.
A la
fois rendre compte de la dispersion et la réprimer. Jour après jour placer
quelques accents dans un jeu concerté entre l'aléatoire et la décision.
Entre
les creux et les pleins une sorte de continuité: quelques foyers autour
desquels tourner, entre avancer et revenir aménager des temps d'arrêt, de
concentration de silence. Entre les jalons qui sont placés et ceux que je
placerai créer des passerelles; - chemins, si méandriques soient-ils, qui
irrigueront une aire où il fait bon évoluer.
Et
ensuite, entre les aires, si discontinues soient-elles, créer d'autres
passages: canaux gués tunnels
ponts tremplins.
Jalonner
le champ du possible, marquer ses centres et ses périphéries, multiplier les
points de repère.
25.
Etre si
présent au présent, si contemporain de soi-même, qu'à chaque moment il serait
possible de dire sans déchirement: c'est assez, c'est bien.
Mais ce
n'est pas possible, ce ne sera jamais possible, de moins en moins possible,
puisque de mon plein gré j'ai manqué de me faire stylite. S'acoquiner avec la
camarde, c'est le privilège des seuls célibataires.
Ce n'est
pas mourir qui est effroyable, mais quitter.
26.
Les
boules, après vingt jours sont trop pleines, et le vingt et unième jour,
gonflantes, elles irradient une sorte de coriace mélancolie, une dolence à la
fois locale et diffuse -- à les vider, cela sauta par trois fois jusqu'aux
sourcils, séisme, expulsion, crachement de la mitraille jouissive, véhémence
inouïe après ce trop long retardement (qui était aussi un reculement pour
shooter plus loin), s'y mêle aussi l'hébétude du vide soudain, come un
fucile: abgefeuert... (Pavese), à la volupté du videment se vrille le
vertige de la vacance, indescriptible presque-coïncidence de ces instants qui
ne sont plus le temps, ça-va-venir-ça-vient-c'est parti, et me voilà épuisé,
ébranlé et désempli.
27.
Les
noteurs. Livres qui n'avancent pas, parce qu'ils sont ininterrompus. Les
noteurs sont moins barbants que les diaristes, qui croient que ça avance parce
qu'ils mettent des dates.
J'aime
les diaristes autant que les noteurs, parce qu'ils sont à la fois tellement
vains et tellement pathétiques.
Inutile
de dire je meurs, mais à le dire on meurt un peu moins et autrement.
28.
Barbara Sukowa: I'm going to talk about her some day.
29.
Une
survivante raconte. Arrive à Auschwitz; accouche après trois semaines; Mengele
veut savoir combien de temps un nourrisson peut vivre sans manger; on bande la
poitrine à la femme et on lui laisse l'enfant; le sixième jour une infirmière,
prise de pitié, apporte en secret une seringue de morphine. La mère tue
l'enfant et survit.
30.
Bhoutan
n'était pas un nom décrété, mais un signal, puisque je viens de rencontrer Kunga Legpa'i Sangpo, mon troisième fou asiatique depuis
Han Shan et Ikkyu Sojun.
Comme je
préfère ces écoles buissonnières au prêchi-prêcha de nos chaires, tribunes,
dais et baldaquins.
32.
Toutes
leurs réalités? Qu'est-ce que tu en sais? Fantasmes? Qu'est-ce que tu en dis?
J'aurai
beau dire j'ose: j'ose pas. A quoi bon écrire si ce n'est pour oser! Culbuter
le non-dit.
Ecrire,
ce serait thésauriser quelques grains de sable du Sahara d'aphasie.
Oser
n'est pas le mot. On s'attend à des énormités - et ce ne sont que des
petiteries. Expliquer le recul devant les aveux: la honte que ce ne seraient
que des petits riens...
Et le
premier petit rien qui s'échappe entraînerait dizaines et centaines d'autres
petits riens, alors on réprime le premier qui risque de passer. Evitons la
brèche.
Mais
est-ce écrire que d'abdiquer devant la première trivialité qui veut se
faufiler? Craquelure dans la façade.
Je suis
tellement prêt à remplir de pitreries tout un volume! Mais ces mots même
trahissent étrangement une sorte de culpabilisation: car qui décide du clivage
entre élévation et abaissement, entre ascension et platitude?
Ecrire
ce qui vient, ce seraient sans doute des exercices de modestie, gammes de
mortification. Ecrire ce volume trivial, amocher la vigilance surmoïque,- rien
que pour voir... Et puis après, il serait toujours possible de sceller le tout,
recel, et (re)commencer à pseudo-zéro.
Seule
rature: d'autres mots. Ecrire en écrivant contre, contrécrire. La pulsion
langagière: avec le plaisir inavoué, intense et bénéfiquement infantile de
commettre du péché.
(Le
texte n'est pas l'écriture / l'écriture est dans le texte / le texte est moins
que l'écriture / le texte est le lieu où l'écriture a sa chance).
((L'impossible
vrai-et-bien-dit entre le non-dit et le trop-dit)).
33.
C'est
Xavière Gauthier qui les a fait parler, Dire nos sexualités, livre beau
et bandant, sérénisant aussi, parce que sans précautions et sans préservatifs;
parlant des caresses qu'elle se fait, une femme dit: il faut que je crie, un
son très doux, très chantant, - après trois heures dans les Présocratiques
c'est des phrases que j'aime lire, le factice et l'essentiel sans cesse croisé
-- à croiser, à croisiller.
.
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