dimanche 25 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - quinzième livraison

Jean Dubuffet, portrait de Jouhandeau, 1946


Quinzième livraison

Bilan silence

(1980)

    33 notes


             Alors là attention ,

j'en ai  pour 10 ans avant d'avoir tout dit

Myrielle MARC,  « Petite fille rouge avec un couteau »


Ça y est, je récris.
Même si pendant plusieurs jours je n'écris pas, cela ne veut pas dire que j'arrête, que j'abandonne. Je n'ai jamais arrêté; j'achète sans cesse des cahiers des carnets des blocs-notes des rames de papier.
Mais il fallait encore expliquer qu'écrire c'était sans cesse arrêter et sans cesse recommencer. Pendant un certain temps, quelques jours ou quelques heures tu n'écris pas, tu es malade, — tu n'écris pas parce que tu es malade et tu es malade parce que tu n'écris pas, impossible de rester assis sur une chaise, la tête est trop lourde et le cou trop faible, le cou ne porte plus la tête, la tête est si pesante qu'il faut la mettre sur un oreiller et ainsi soulager le cou.
Et les doigts étaient si indolents qu'ils n'arrivaient pas à agripper la plume, et la plume pesait vingt ou trente kilos, et l'encre était sèche et farineuse.
Sur l'oreiller, entre le jour et la nuit, entre le sommeil et la veille, entre la lucidité et l'obnubilation, un adjectif va peut-être rencontrer un nom, une phrase va peut-être se former, la machine motative, encore hésitante, encore engourdie, se remet peut-être à girer, une main lente et empotée rampe hors du fouillis des draps, attrape un bout de crayon un bout de papier : et voilà quelques syllabes qui se mettent en syntaxe, et ça repart et c'est reparti.
Ça y est, je récris.
La seule physiologie écrivable, c'est celle des boules -- et encore, la physiologie n'est jamais un sujet facile, attention. Si on n'est pas fort en chimie, — je veux dire cette chimie dont il n'est jamais question dans les manuels et les traités, c'est-à-dire la seule vraie chimie, celle qu'il faut encore découvrir, celle qui manque encore tellement de mots, si on n'est pas calé dans cette chimie-là (il faudrait orthographier chymie pour la distinguer de la courante et vulgaire, celle des marchands de pilules), la physiologie est un thème plutôt à éviter.
Comment ça se passe quand toutes les biles virent au vert, quand les méandres du sang se court-circuitent, quand le sperme en crue inonde les cavités frontales, et surtout comment ça se passe quand les boules se mettent à bouger, quand les pulsions se font sentir, quand ça devient dur & debout, — je restais aux aguets du corps, aux abois de l'âme, et tout était possible, ces crucifiants moments d'immobilité en-deçà de toute évidence, tout était possible: l'arc-en-ciel, le feu d'artifice, l'épidémie, et la terreur tapie dans la rate, le foie, les reins, que d'un moment à l'autre un symptôme ne se révèle…
Cet inqualifiable instant où tu te mets à hurler : j'ai l'épidémie, j'ai l’épidémie !
Et je cours à tort et à travers et d'un bout à l'autre du livre d'Hippocrate pour étudier sa science du délire. Car il se pourrait que tout ne fût qu'un délire. L'euphorie aussi bien que l'aboulie.
Et que nous ne soyons pas tellement à la merci de la physiologie que de notre interprétation de la physiologie. Et d'autre part plusieurs expériences plutôt éprouvantes m'ont fait prendre la résolution de ne plus m'en remettre aux savants, plus précisément, de ne plus remettre ma physiologie à la merci de la science des savants, mais de devenir moi-même assez savant pour introduire de l'ordre et de la hiérarchie dans mes débines.
Comme je n'aurai jamais le loisir de monter jusqu'aux hauteurs de la physiologie scolaire, pour la simple raison que j'ai tant d'autres études à faire, j'ai pensé que le fréquentation régulière d'Hippocrate me ferait le plus grand bien; Hippocrate est un génie et il n'écrit pas ce jargon anglo-saxon embarrassé des traités réservés aux initiés, il écrit un français classique et élémentaire quant à la forme — et quant au fond: je suis presque sûr qu'il a tout dit une fois pour toutes: Quand le sommeil apaise le délire, c'est bon signe (section II); Les délires gais sont moins dangereux; les délires sérieux sont plus dangereux (section VI). Ce sont des mots qui proprement, littéralement guérissent.
Pendant que de nouveau je guérissais, je sentais peu à peu que j'étais en mesure d'envisager de nouveau des interlocuteurs. Même de les dévisager.
Ça y est, disais-je, je reparle. La retraite silencieuse et les études m'ont fait du bien, maintenant je reparle. Et je leur disais l'épisode de Brigitte dans la neige ; je leur disais que c'était vraiment pas la peine de confabuler quand il suffit de relater, je leur disais que mon secret c'était de ne pas inventer, mais simplement de chercher des mots pour dire comment c'est.
Mais j'avouais en même temps que j'étais peut-être doué plutôt pour vivre les choses sublimes que pour les dire.
Alors je dis : je me tairai, vaut mieux que je me taise.
Toujours ce va et vient entre la confidence et cachotterie, mais comment faire autrement, le silence ne vit que d'être interrompu, et la parole ne s'épanouit que d'être rétractée.
Il n'est discours que vers la jugulation, puisqu'on ne parle jamais impunément.
Ils sont tous là, les amis et les camarades, la famille, parents, épouse, enfants, ils sont tous là, les collègues et les copains, les passants et les passagers, et une amante, si tu veux, ils sont tous là mais qu'est-ce qui rend tes paroles écoutables ?
Que veux-tu qu'ils entendent, que veux-tu qu'ils écoutent... ? Tout ce que tu peux dire est inutile.
Les paroles, cela se sait, sont pure profération, mere utterance, ne commentent pas, n'expliquent rien. Les délires sont dangereux : pur crachat parolier. Le langage n'est rien, sinon ce gaspillage essentiel.
Qu’est-ce qui les rend perceptibles, tes interlocuteurs ? Que sais-tu d'eux lorsque devant la page leur regard t’échappe ? Que voient-ils lorsque leur regard est sur la page ?
Les interlocuteurs, la plupart du temps, il se les inventait. Il leur inventait des visages, des yeux, des regards.
L'interlocuteur, s'il n'est pas une convention franchement avouée, est un leurre. Or, une convention, c'est poser comme étant ce qui n'est pas.
Sur les chaises et les fauteuils et les canapés tu distribues tes mannequins, tu prends des cartons à tarte et tu y peins des yeux, des nez, des bouches, et voilà ton public, ta clique & ta claque.
Et tes histoires les fascinent les intriguent et les excitent. Brigitte dans la neige, jeune et jolie, la robe relevée, la culotte sur ses chevilles, ton visage dans sa toison.
Les cartons à tarte sont des pleines lunes en plein jour, — et regardant à la ronde, tu cherches à savoir si tes mannequins ont de belles chandelles entre les cuisses.
Mais la physiologie écrivable n'est jamais celle qu'on croyait. Dans l'encrier il n'y avait plus que des biles viciées et maladives. Du moisi, de la rancissure.
Le mal de ventre lui tordait les boyaux, insupportable, il se levait pour noter deux lignes, il se traînait, les mains et les genoux dans la poussière, rampait du lit à la table, épuisé par les deux lignes, rampait de la table au lit, qu'avait-il à noter ? Aucun intérêt.
Noter l'instant qui vient après l'instant, après le milliardième instant. Une sorte de vertige euphorique, faire abstraction de tout sauf de la douleur ; il faut décommander entrevues et rendez-vous, annuler débats et colloques. Les crampes se soustraient aux notes et vice versa.
Bilan zéro. Bilan silence.
Celui qui aura la syncope ne reviendra pas la raconter, la physiologie racontable, c'est toujours avant la syncope, et avant la syncope il n'y a pas de physiologie. Tous ces gémissements, il faut le dire, ne sont que simulation. L'épidémie dont il est tout le temps question n'est pas l'épidémie, mais seulement la trouille de l'épidémie.
Le grabataire sérieusement grabataire n'a pas l'épaule assez mobile pour atteindre l'encrier. Et puis, faut-il le dire, ce qu'il y a là, ce n'est pas un encrier, c'est un crachoir. Les interlocuteurs ont le visage tout plat, tout enfariné, sur les cartons à tarte il n'y a plus que des grimaces et les fières chandelles ne sont plus qu'un dégoulis de cire molle.


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