Jean Dubuffet, portrait de Jouhandeau, 1946
Quinzième livraison
Bilan silence
(1980)
33 notes
Alors
là attention ,
j'en ai pour 10
ans avant d'avoir tout dit
Myrielle
MARC, « Petite fille
rouge avec un couteau »
Ça y est, je récris.
Même si pendant plusieurs
jours je n'écris pas, cela ne veut pas dire que j'arrête, que j'abandonne. Je
n'ai jamais arrêté; j'achète sans cesse des cahiers des carnets des blocs-notes
des rames de papier.
Mais il
fallait encore expliquer qu'écrire c'était sans cesse arrêter et sans cesse
recommencer. Pendant un certain temps, quelques jours ou quelques heures tu
n'écris pas, tu es malade, — tu n'écris pas parce que tu es malade et tu es
malade parce que tu n'écris pas, impossible de rester assis sur une chaise, la
tête est trop lourde et le cou trop faible, le cou ne porte plus la tête, la
tête est si pesante qu'il faut la mettre sur un oreiller et ainsi soulager le
cou.
Et les
doigts étaient si indolents qu'ils n'arrivaient pas à agripper la plume, et la
plume pesait vingt ou trente kilos, et l'encre était sèche et farineuse.
Sur
l'oreiller, entre le jour et la nuit, entre le sommeil et la veille, entre la
lucidité et l'obnubilation, un adjectif va peut-être rencontrer un nom, une
phrase va peut-être se former, la machine motative, encore hésitante, encore
engourdie, se remet peut-être à girer, une main lente et empotée rampe hors du
fouillis des draps, attrape un bout de crayon un bout de papier : et voilà
quelques syllabes qui se mettent en syntaxe, et ça repart et c'est reparti.
Ça y
est, je récris.
La seule
physiologie écrivable, c'est celle des boules -- et encore, la physiologie
n'est jamais un sujet facile, attention. Si on n'est pas fort en chimie, — je
veux dire cette chimie dont il n'est jamais question dans les manuels et les
traités, c'est-à-dire la seule vraie chimie, celle qu'il faut encore découvrir,
celle qui manque encore tellement de mots, si on n'est pas calé dans cette
chimie-là (il faudrait orthographier chymie pour la distinguer de la courante
et vulgaire, celle des marchands de pilules), la physiologie est un thème
plutôt à éviter.
Comment ça
se passe quand toutes les biles virent au vert, quand les méandres du sang se court-circuitent,
quand le sperme en crue inonde les cavités frontales, et surtout comment ça se
passe quand les boules se mettent à bouger, quand les pulsions se font sentir,
quand ça devient dur & debout, — je restais aux aguets du corps, aux abois
de l'âme, et tout était possible, ces crucifiants moments d'immobilité en-deçà
de toute évidence, tout était possible: l'arc-en-ciel, le feu d'artifice,
l'épidémie, et la terreur tapie dans la rate, le foie, les reins, que d'un
moment à l'autre un symptôme ne se révèle…
Cet
inqualifiable instant où tu te mets à hurler : j'ai l'épidémie, j'ai l’épidémie
!
Et je
cours à tort et à travers et d'un bout à l'autre du livre d'Hippocrate pour
étudier sa science du délire. Car il se pourrait que tout ne fût qu'un délire.
L'euphorie aussi bien que l'aboulie.
Et que
nous ne soyons pas tellement à la merci de la physiologie que de notre interprétation de la physiologie. Et
d'autre part plusieurs expériences plutôt éprouvantes m'ont fait prendre la
résolution de ne plus m'en remettre aux savants, plus précisément, de ne plus
remettre ma physiologie à la merci de la science des savants, mais de devenir
moi-même assez savant pour introduire de l'ordre et de la hiérarchie dans mes
débines.
Comme je
n'aurai jamais le loisir de monter jusqu'aux hauteurs de la physiologie
scolaire, pour la simple raison que j'ai tant d'autres études à faire, j'ai
pensé que le fréquentation régulière d'Hippocrate me ferait le plus grand bien;
Hippocrate est un génie et il n'écrit pas ce jargon anglo-saxon embarrassé des
traités réservés aux initiés, il écrit un français classique et élémentaire
quant à la forme — et quant au fond: je suis presque sûr qu'il a tout dit une
fois pour toutes: Quand le sommeil
apaise le délire, c'est bon signe (section II); Les délires gais sont moins dangereux; les délires sérieux sont plus
dangereux (section VI). Ce sont des mots qui proprement, littéralement
guérissent.
Pendant
que de nouveau je guérissais, je sentais peu à peu que j'étais en mesure
d'envisager de nouveau des interlocuteurs. Même de les dévisager.
Ça y est,
disais-je, je reparle. La retraite silencieuse et les études m'ont fait du
bien, maintenant je reparle. Et je leur disais l'épisode de Brigitte dans la neige
; je leur disais que c'était vraiment pas la peine de confabuler quand il
suffit de relater, je leur disais que mon secret c'était de ne pas inventer,
mais simplement de chercher des mots pour dire comment c'est.
Mais
j'avouais en même temps que j'étais peut-être doué plutôt pour vivre les choses
sublimes que pour les dire.
Alors je dis
: je me tairai, vaut mieux que je me taise.
Toujours
ce va et vient entre la confidence et cachotterie, mais comment faire
autrement, le silence ne vit que d'être interrompu, et la parole ne s'épanouit
que d'être rétractée.
Il n'est discours
que vers la jugulation, puisqu'on ne parle jamais impunément.
Ils sont
tous là, les amis et les camarades, la famille, parents, épouse, enfants, ils
sont tous là, les collègues et les copains, les passants et les passagers, et
une amante, si tu veux, ils sont tous là mais qu'est-ce qui rend tes paroles écoutables
?
Que
veux-tu qu'ils entendent, que veux-tu qu'ils écoutent... ? Tout ce que tu peux
dire est inutile.
Les
paroles, cela se sait, sont pure profération, mere utterance, ne commentent pas, n'expliquent rien. Les délires
sont dangereux : pur crachat parolier. Le langage n'est rien, sinon ce
gaspillage essentiel.
Qu’est-ce
qui les rend perceptibles, tes interlocuteurs ? Que sais-tu d'eux lorsque
devant la page leur regard t’échappe ? Que voient-ils lorsque leur regard est
sur la page ?
Les
interlocuteurs, la plupart du temps, il se les inventait. Il leur inventait des
visages, des yeux, des regards.
L'interlocuteur,
s'il n'est pas une convention franchement avouée, est un leurre. Or, une
convention, c'est poser comme étant ce qui n'est pas.
Sur les
chaises et les fauteuils et les canapés tu distribues tes mannequins, tu prends
des cartons à tarte et tu y peins des yeux, des nez, des bouches, et voilà ton
public, ta clique & ta claque.
Et tes
histoires les fascinent les intriguent et les excitent. Brigitte dans la neige,
jeune et jolie, la robe relevée, la culotte sur ses chevilles, ton visage dans
sa toison.
Les
cartons à tarte sont des pleines lunes en plein jour, — et regardant à la
ronde, tu cherches à savoir si tes mannequins ont de belles chandelles entre
les cuisses.
Mais la
physiologie écrivable n'est jamais celle qu'on croyait. Dans l'encrier il n'y
avait plus que des biles viciées et maladives. Du moisi, de la rancissure.
Le mal de
ventre lui tordait les boyaux, insupportable, il se levait pour noter deux
lignes, il se traînait, les mains et les genoux dans la poussière, rampait du
lit à la table, épuisé par les deux lignes, rampait de la table au lit,
qu'avait-il à noter ? Aucun intérêt.
Noter
l'instant qui vient après l'instant, après le milliardième instant. Une sorte
de vertige euphorique, faire abstraction de tout sauf de la douleur ; il faut
décommander entrevues et rendez-vous, annuler débats et colloques. Les crampes
se soustraient aux notes et vice versa.
Bilan
zéro. Bilan silence.
Celui qui
aura la syncope ne reviendra pas la raconter, la physiologie racontable, c'est
toujours avant la syncope, et avant la syncope il n'y a pas de physiologie.
Tous ces gémissements, il faut le dire, ne sont que simulation. L'épidémie dont
il est tout le temps question n'est pas l'épidémie, mais seulement la trouille
de l'épidémie.
Le grabataire
sérieusement grabataire n'a pas l'épaule assez mobile pour atteindre l'encrier.
Et puis, faut-il le dire, ce qu'il y a là, ce n'est pas un encrier, c'est un
crachoir. Les interlocuteurs ont le visage tout plat, tout enfariné, sur les
cartons à tarte il n'y a plus que des grimaces et les fières
chandelles ne sont plus qu'un dégoulis de cire molle.
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