mercredi 21 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - treizième livraison

Jean Dubuffet Pisseur, 1961



TREIZIÈME LIVRAISON


33 notes dans "LE CULOT DU CALAME"

Une liasse iconologique
(avril-mai 1984)


Ce qui m'importe est les images
Louis Scutenaire


Etudier les études de ceux qui étudient. Ma passion pour la passion de Linné.
Un entomologiste habite dans ce pays: Alfred Mousset. Je demanderai à le voir. Entre 2000 et 2500 espèces d'insectes répertoriées sur le territoire grand-ducal; l'entomologiste en a 1000 dans ses boîtes. Il les attrape, les tue, les épingle: de l'animal, être animé, ne lui reste que l'effigie. La collection, une manie que je comprends.
Une liste des collectionneurs, cela remplirait des milliers de pages.

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Coccinelles: 46 espèces dans notre pays, dont plusieurs dans notre maison. Comme les chrysopes elles sont très utiles, parce que carnivores, gobent les pucerons.

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Petites coupures & vignettes, important. Les souliers de Patrick Wolff, Femmes priant de Joe Gantz, dans une chambre vide trois femmes nues agenouillées mains jointes sur deux grandes tables. Très chastes, très nues, sans trace de linge. Pourquoi cette pièce est-elle si vide? Le plantes ont disparu, les machines à écrire ont été escamotées, les calendriers arrachés du mur - moments de violence qui ont sans doute précédé cette scène de sérénité religieuse. La dactylo et les deux secrétaires soudain fantasmées en nonnes nues... L'une a le sein tout blanc, aucun soleil ne l'a léchée. Leurs toisons sont enfouies entre les cuisses fermées, les muqueuses ne sont pas disponibles. A celle qui se penche le plus - peut-être la plus pieuse - on lui verrait l'anus si on changeait de point de vue. A partir de la photo, par définition astreinte à une irréversible immobilité, on peut soi-même, sans bruit, faire d'autre clichés. J'aurais sans doute, fait fonctionner l'appareil - ouvrir le diaphragme - au moment où elles montaient sur la table, probablement forcées d'écarter les jambes, ou encore je les aurais guettées lorsque dans la chambre voisine elles s'apprêtaient: se dénudaient sans doute avec des gestes simples furtifs routiniers et donc excitants; ouvrent blouse dégrafent soutif baissent slip sans aucun talent, ce ne sont pas des professionnelles du défringage, heureusement. Devant la grande fenêtre aucun passant ne passera, nous sommes au quinzième étage. Et dans cent autres pièces qui entourent celle-ci, des centaines de femmes très belles ne prient pas, ne sont pas nues, sauf sous leurs habits. C'est un jour comme les autres, un quelconque jeudi, et tous les imaginables Monsieur Pomme ou Poire, s'agrippant à leurs impossibles parapluies, déambulent sur tous les imaginables boulevards .

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Images, impact; fascination et déception à la fois de fixer figer les choses qui sans cesse passent disparaissent s'engloutissent. Images, celles aussi quand je ferme les yeux, celles dont je me souviens. Illusoire disponibilité: il faudrait prendre les images une à une: les numéroter, les titrer (les épingler comme l'entomologiste), - puis les contempler un certain temps, temps à fixer selon les sujets et les qualité de la prise - puis la détruire déchirer brûler - et conserver les clichés seulement dans la tête.

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Car paradoxalement les images empêchent qu'on voie, elles gâchent le regard, émoussent la sensibilité: puisqu'un geste suffit pour replacer l'image devant les yeux.
Reproduction  transgression  effraction  péché...

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La photo: un instant inouï --- or, elle rend cet instant répétable. Instant qui dure: faramineuse supercherie.

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L'image d'un jet de sperme.

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Stèle pour un geyser.

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Et terrible, sublime, ceci: dat straks al die duizenden lezers m'n kuntje kunnen zien... et montre ce qu'on ne peut pas montrer - et on regarde ce qu'on ne peut pas voir.

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Ce qu'il faudra dire, de vive voix ou dans une lettre: chaque centimètre de terrain que tu abandonnes maintenant, il faudra laborieusement le reconquérir millimètre par millimètre, - alors calcule.

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Ourselves and the primitive
Ourselves and the barbarian
Ourselves and the pagan
Ourselves

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L'envie, dit le photographe (Byron Newman), irrépressible après une interminable journée de prises de vue, d'écarteler le corps de liane du mannequin, qui toute la journée avait posé pour un catalogue de maillots de bain.
Qui dit mannequin, qui dit écarteler (mot dans lequel se cache l'abduction aussi bien que la torture), qui dit cela dit ce qu'on ne dit pas: que l'attendrissement n'est pas tendre mais facilement violent; tu me tortures dans ma tête et dans mes bourses, alors je veux me venger. Dans l'homme ça se passe comme ça: verser mon sperme ou ton sang.
L'arme à double tranchant, il la brandit dans sa cervelle et entre ses cuisses, et la plus grande douceur et la plus grande agression, c'est presque le même geste.

C'est la femme égarée démente heureuse qui dit stich zu stich zu.

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Corps avec qui faire l'amour pendant et après, corps montré caché, celle qui se montre devenant peu à peu sans se rendre compte lubrique et ensorcelée - le jour où après soixante photos j'ai fait l'amour avec elle, elle était toute mouillée; c'est les yeux qui mouillent, les poils et les petites lèvres pleins de larmes.

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J'appelle ce dessin « La fille renversée », d'après une photo sportive découpée il y a quelques semaines. Attitude des corps, postures - comme dans le ballet où chaque seconde l'image du corps se casse et se refait. Sur la photo, un garçon passe le long du mur, se retourne et regarde: et voit celle qui est debout, voit sa croupe tendue, les fesses écartées, l'anus dépétalé sous les deux culottes qui la cachent.

L'essentiel par conséquent manque sur mon dessin: les vêtements des filles et le garçon voyeur.

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Titre pour un dessin encore à inventer: « La dérobée » - puisque c'est à la fois celle qui est dissimulée et sans robe.

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Comment langagièrement épuiser cette puissante dialectique du montrer-cacher: on cache ce qui est à montrer, on montre ce qui est à cacher.
Toute image vit de cette tension, de l'icône byzantine au chromo pornographique.
Les tentatives d'utiliser (de monnayer) cette fascination et donc finalement de casser la dialectique montrer-cacher ne peuvent que foirer: le strip et le peep aboutissent nécessairement au dilettantisme, au ridicule et à l'horreur.
Selon quels codes punir cette criminalité qui porte atteinte à nos secrets.

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Est-elle seulement analysable, la mécanique de la transgression? Il y a toujours le manque.
Un manque bipolaire: l'absolue pureté - l'absolue obscénité. Ni l'obscénité ni la pureté n'existent; il n'y a de pureté qu'obscène comme il n'y a d'obscénité que pure: sans cesse contamination.
Sans les anges la putain ne serait rien - et le fantasme le plus putassier de la putain c'est que je la sais la sens la souhaite ange.
Je fornique avec l'ange et m'agenouille devant la pute, adoration et profanation comme actes d'une même ferveur.

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C'est d'abord une évidence et ensuite un aveu: ton appareil psychique s'alimente pour trois quarts de trivialité; le petit quart qui reste étant réservé, bien entendu, au sublime.
Et si je fais ici mon petit Panofski portatif sur une iconologie de rencontre, il faudra d'abord débroussailler la brousse des petits riens futiles qui foisonnent avec une vitalité effrénée.
Je ne serai jamais sublime qu'à propos et au milieu de la trivialité.
Le kitsch de la belle âme ne se marchande pas dans ma boutique.

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Mon très peu de temps, je vais l'employer à écrire ce que j'ai envie d'écrire, et j'ai envie d'écrire des fadaises et des lubies, des absurdités sans conséquence et des fantasmes non commercialisables.

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Je me mettrai par exemple à admirer le très talentueux petit dessin du collègue Patrick Wolff, qui n'a aucun complexe à varier un thème goghien -- et la trivialité intense et convaincue n'est qu'un hommage à la plus solennelle érudition.

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Pour une iconologie authentique: pas question qu'elle méprise ou délaisse quelque image que ce soit.
Définition minimum et maximum: tout est image qui est dans les deux dimensions: le Boeuf écorché, la Sixtine et le grain de beauté sur la hanche gauche d'une quelconque Sally ou Dorothée.
(Concours de l'érudition aussi, sûr: Heidegger et Derrida, qu'ont-ils à dire sur les Souliers...?)

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Wolff, dit-on, ça fait un quart de siècle qu'il bosse - j'irai fureter dans ses cartons; j'espère qu'il va pas tout vendre. Et puis de toute façon, son image, je l'ai, Kunst im Zeitalter der Reproduzierbarkeit, l'image collée ci-contre en tant qu'indice de l'image, la vraie - et la vraie... qu'a-t-elle à foutre avec des souliers.

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L'instant où Alix Cléo découvre à l'intérieur de la porte de l'armoire de la chambre quatorze le miroir qui sera prétexte de la portraîtrise.

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Une espèce de démence, de maniaquerie - je me souviens de l'exposition que Dubuffet nous montra dans les années soixante, art brut. Et aussi ses propres dessins, le cycle sublime de ses Pisseurs numérotés.

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Poupée, livre de Bellmer. Quelques images aussi qui ne sont pas poupée mais femme; caméra à ras de plancher vers la femme debout qui s'écarte et enfonce un doigt: mouille-le, mon ange, et fourre-le-toi - mais ces mots ne disent ni ne s'écrivent; on ne peut que les proférer.
Dans ces images de Bellmer, il reste quelque chose de l'authentique transgression: la saisissante beauté de la laideur, l'horrible splendeur de la profanation.

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Les corps instantanés que forment deux corps
dans leur désir de n'être qu'un corps.
 Octavio Paz, Le singe grammairien

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C'est la pulsion d'écrire des traités, des encyclopédies: transvaser le monde et les livres.

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Komödie, de Peter Rosei; j'ai lu trop vite, trop hâtivement, j'étais impatient. Il raconte en refusant de raconter. Art de la rupture, de la discontinuité, de l'arrachement, de la déchirure. Dire l'amour sans le dire, exprimer la solitude sans la nommer. Et le cauchemar de vivre loin, dans une non-ville, ville-fantôme, le sang coule dans les rigoles, tous les stores sont baissés, sous le soleil incandescent tout est gris, couleur de poussière.

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Ce qui traîne sur les lits défaits des chambres d'hôtel, ce qu'il y a dans les tiroirs au-dessous de la lampe de chevet. Et les paroles, les rumeurs qui passent à travers les cloisons, coïts sans mystère mais bruyants.

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Beauté, est-il encore des mains discrètes pour dérober
 ton corps tiède à l'infection de ce charnier?
René Char, La nuit talismanique

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Quelques heures à lire et à couper La Croix. Nourriture. Je ne sais pas je ne sais plus; je suis un chrétien du dehors, de l'extérieur, du lointain, de nulle part. Mais que suis-je, si je ne suis pas - d'une façon secrète et cachée et inconnaissable - chrétien...?
Chrétien sans foi et sans église.
Emotion intense à lire ces paroles de chrétiens que La Croix de temps en temps publie; n'est-ce pas une essentielle fraternité qui dépasse et fait craquer les cadres des communautés institutionnalisées?
Alors que la presse chrétienne chez nous... Toute-puissante & omniprésente. Un militantisme crispé qui décoche ses flèches d'arrière-garde; une théologie infantile et famélique qui n'arrive à s'articuler que dans le cadre rigide d'éditoriaux agressifs et dogmatiques, paroles de chrétiens ravalées au niveau d'un journalisme à la fois autoritaire et provincial, qui prétend parler au nom de toute l'humanité, de toute la chrétienté et va jusqu'à donner des leçons à l'évêque.
Cléricalisme vindicatif et passablement stalinien, qui n'hésite pas, à l'occasion, d'ouvrir ses colonnes aux immondes propagandes de l'Internationale des extrêmes droites fascistes et néo-nazies, tout en jetant dans la trappe du Silence des voix authentiquement chrétiennes qui ne se soumettent pas au slogans courants.

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Jésus n'a pas seulement proféré des paroles, il a eu aussi des gestes. Le lavement des pieds. Son geste et ses paroles: Tu ne peux pas comprendre maintenant ce que je fais.

*

Le chaud et les odeurs des corps, chavirement des caresses, douce démence qui inspire les gestes, ballet improvisé des doigts, des mains, des lèvres, - corps qui se prennent, s'assaillent, bouche dans l'aisselle, sur les oreilles, jambes ouvertes, paume sur le delta, doigt qui disparaît, orifices appellent, langue prend la tige, ensalive le gland, lèvres grandes s'ouvrent, lèvres petites éclosent, luisent, se gonflent, glissements enfoncements, ensemble nus heureux.

*

Tous les rêves se parallèlent et s'enchevêtrent, les plus abstraits les plus absolus les plus éthérés les plus geignards les plus juteux, homme femme nous nous guettons, homme femme nous nous malaxons.



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