Jean Dubuffet Pisseur, 1961
TREIZIÈME LIVRAISON
33 notes dans "LE CULOT DU CALAME"
Une liasse iconologique
(avril-mai 1984)
Ce qui m'importe est les
images
Louis Scutenaire
Etudier les études de ceux qui étudient. Ma passion pour la
passion de Linné.
Un entomologiste habite dans ce pays: Alfred Mousset. Je
demanderai à le voir. Entre 2000 et 2500 espèces d'insectes répertoriées sur le
territoire grand-ducal; l'entomologiste en a 1000 dans ses boîtes. Il les
attrape, les tue, les épingle: de l'animal, être animé, ne lui reste que
l'effigie. La collection, une manie que je comprends.
Une liste des
collectionneurs, cela remplirait des milliers de pages.
*
Coccinelles: 46 espèces dans notre pays, dont plusieurs dans
notre maison. Comme les chrysopes elles sont très utiles, parce que carnivores,
gobent les pucerons.
*
Petites coupures & vignettes, important. Les souliers de
Patrick Wolff, Femmes priant de Joe Gantz, dans une chambre vide trois femmes
nues agenouillées mains jointes sur deux grandes tables. Très chastes, très
nues, sans trace de linge. Pourquoi cette pièce est-elle si vide? Le plantes
ont disparu, les machines à écrire ont été escamotées, les calendriers arrachés
du mur - moments de violence qui ont sans doute précédé cette scène de sérénité
religieuse. La dactylo et les deux secrétaires soudain fantasmées en nonnes
nues... L'une a le sein tout blanc, aucun soleil ne l'a léchée. Leurs toisons
sont enfouies entre les cuisses fermées, les muqueuses ne sont pas disponibles.
A celle qui se penche le plus - peut-être la plus pieuse - on lui verrait
l'anus si on changeait de point de vue. A partir de la photo, par définition
astreinte à une irréversible immobilité, on peut soi-même, sans bruit, faire
d'autre clichés. J'aurais sans doute, fait fonctionner l'appareil - ouvrir le
diaphragme - au moment où elles montaient sur la table, probablement forcées
d'écarter les jambes, ou encore je les aurais guettées lorsque dans la chambre
voisine elles s'apprêtaient: se dénudaient sans doute avec des gestes simples
furtifs routiniers et donc excitants; ouvrent blouse dégrafent soutif baissent
slip sans aucun talent, ce ne sont pas des professionnelles du défringage,
heureusement. Devant la grande fenêtre aucun passant ne passera, nous sommes au
quinzième étage. Et dans cent autres pièces qui entourent celle-ci, des centaines
de femmes très belles ne prient pas, ne sont pas nues, sauf sous leurs habits.
C'est un jour comme les autres, un quelconque jeudi, et tous les imaginables
Monsieur Pomme ou Poire, s'agrippant à leurs impossibles parapluies, déambulent
sur tous les imaginables boulevards .
*
Images, impact; fascination et déception à la fois de fixer
figer les choses qui sans cesse passent disparaissent s'engloutissent. Images,
celles aussi quand je ferme les yeux, celles dont je me souviens. Illusoire
disponibilité: il faudrait prendre les images une à une: les numéroter, les
titrer (les épingler comme l'entomologiste), - puis les contempler un certain
temps, temps à fixer selon les sujets et les qualité de la prise - puis la
détruire déchirer brûler - et conserver les clichés seulement dans la tête.
*
Car paradoxalement les images empêchent qu'on voie, elles
gâchent le regard, émoussent la sensibilité: puisqu'un geste suffit pour
replacer l'image devant les yeux.
Reproduction
transgression effraction péché...
*
La photo: un instant inouï --- or, elle rend cet instant
répétable. Instant qui dure: faramineuse supercherie.
*
L'image d'un jet de sperme.
*
Stèle pour un geyser.
*
Et terrible, sublime, ceci: dat straks al die duizenden
lezers m'n kuntje kunnen zien... et montre ce qu'on ne peut pas montrer - et on
regarde ce qu'on ne peut pas voir.
*
Ce qu'il faudra dire, de vive voix ou dans une lettre: chaque
centimètre de terrain que tu abandonnes maintenant, il faudra laborieusement le
reconquérir millimètre par millimètre, - alors calcule.
*
Ourselves and the primitive
Ourselves and the barbarian
Ourselves and the pagan
Ourselves
*
L'envie, dit le photographe (Byron Newman), irrépressible
après une interminable journée de prises de vue, d'écarteler le corps de liane
du mannequin, qui toute la journée avait posé pour un catalogue de maillots de
bain.
Qui dit mannequin, qui dit écarteler (mot dans lequel se
cache l'abduction aussi bien que la torture), qui dit cela dit ce qu'on ne dit
pas: que l'attendrissement n'est pas tendre mais facilement violent; tu me
tortures dans ma tête et dans mes bourses, alors je veux me venger. Dans
l'homme ça se passe comme ça: verser mon sperme ou ton sang.
L'arme à double tranchant, il la brandit dans sa cervelle et
entre ses cuisses, et la plus grande douceur et la plus grande agression, c'est
presque le même geste.
C'est la femme égarée démente heureuse qui dit stich zu stich zu.
*
Corps avec qui faire l'amour pendant et après, corps montré
caché, celle qui se montre devenant peu à peu sans se rendre compte lubrique et
ensorcelée - le jour où après soixante photos j'ai fait l'amour avec elle, elle
était toute mouillée; c'est les yeux qui mouillent, les poils et les petites
lèvres pleins de larmes.
*
J'appelle ce dessin « La fille renversée », d'après
une photo sportive découpée il y a quelques semaines. Attitude des corps,
postures - comme dans le ballet où chaque seconde l'image du corps se casse et
se refait. Sur la photo, un garçon passe le long du mur, se retourne et regarde:
et voit celle qui est debout, voit sa croupe tendue, les fesses écartées,
l'anus dépétalé sous les deux culottes qui la cachent.
L'essentiel par conséquent manque sur mon dessin: les
vêtements des filles et le garçon voyeur.
*
Titre pour un dessin encore à inventer: « La dérobée »
- puisque c'est à la fois celle qui est dissimulée et sans robe.
*
Comment langagièrement épuiser cette puissante dialectique du
montrer-cacher: on cache ce qui est à montrer, on montre ce qui est à cacher.
Toute image vit de cette tension, de l'icône byzantine au
chromo pornographique.
Les tentatives d'utiliser (de monnayer) cette fascination et
donc finalement de casser la dialectique montrer-cacher ne peuvent que foirer:
le strip et le peep aboutissent nécessairement au dilettantisme, au ridicule et
à l'horreur.
Selon quels codes punir cette criminalité qui porte atteinte
à nos secrets.
*
Est-elle seulement analysable, la mécanique de la
transgression? Il y a toujours le manque.
Un manque bipolaire: l'absolue pureté - l'absolue obscénité.
Ni l'obscénité ni la pureté n'existent; il n'y a de pureté qu'obscène comme il
n'y a d'obscénité que pure: sans cesse contamination.
Sans les anges la putain ne serait rien - et le fantasme le
plus putassier de la putain c'est que je la sais la sens la souhaite ange.
Je fornique avec l'ange et m'agenouille devant la pute,
adoration et profanation comme actes d'une même ferveur.
*
C'est d'abord une évidence et ensuite un aveu: ton appareil
psychique s'alimente pour trois quarts de trivialité; le petit quart qui reste
étant réservé, bien entendu, au sublime.
Et si je fais ici mon petit Panofski portatif sur une
iconologie de rencontre, il faudra d'abord débroussailler la brousse des petits
riens futiles qui foisonnent avec une vitalité effrénée.
Je ne serai jamais sublime qu'à propos et au milieu de la
trivialité.
Le kitsch de la belle âme ne se marchande pas dans ma
boutique.
*
Mon très peu de temps, je vais l'employer à écrire ce que
j'ai envie d'écrire, et j'ai envie d'écrire des fadaises et des lubies, des
absurdités sans conséquence et des fantasmes non commercialisables.
*
Je me mettrai par exemple à admirer le très talentueux petit
dessin du collègue Patrick Wolff, qui n'a aucun complexe à varier un thème
goghien -- et la trivialité intense et convaincue n'est qu'un hommage à la plus
solennelle érudition.
*
Pour une iconologie authentique: pas question qu'elle méprise
ou délaisse quelque image que ce soit.
Définition minimum et maximum: tout est image qui est dans
les deux dimensions: le Boeuf écorché, la Sixtine et le grain de beauté sur la
hanche gauche d'une quelconque Sally ou Dorothée.
(Concours de l'érudition aussi, sûr: Heidegger et Derrida,
qu'ont-ils à dire sur les Souliers...?)
*
Wolff, dit-on, ça fait un quart de siècle qu'il bosse -
j'irai fureter dans ses cartons; j'espère qu'il va pas tout vendre. Et puis de
toute façon, son image, je l'ai, Kunst im
Zeitalter der Reproduzierbarkeit, l'image collée ci-contre en tant
qu'indice de l'image, la vraie - et la vraie... qu'a-t-elle à foutre avec des
souliers.
*
L'instant où Alix Cléo découvre à l'intérieur de la porte de
l'armoire de la chambre quatorze le miroir qui sera prétexte de la
portraîtrise.
*
Une espèce de démence, de maniaquerie - je me souviens de
l'exposition que Dubuffet nous montra dans les années soixante, art brut. Et
aussi ses propres dessins, le cycle sublime de ses Pisseurs numérotés.
*
Poupée, livre de Bellmer. Quelques images aussi qui ne sont
pas poupée mais femme; caméra à ras de plancher vers la femme debout qui
s'écarte et enfonce un doigt: mouille-le, mon ange, et fourre-le-toi - mais ces
mots ne disent ni ne s'écrivent; on ne peut que les proférer.
Dans ces images de Bellmer, il reste quelque chose de
l'authentique transgression: la saisissante beauté de la laideur, l'horrible
splendeur de la profanation.
*
Les
corps instantanés que forment deux corps
dans
leur désir de n'être qu'un corps.
Octavio Paz, Le singe
grammairien
*
C'est la pulsion d'écrire des traités, des encyclopédies:
transvaser le monde et les livres.
*
Komödie,
de Peter Rosei; j'ai lu trop vite, trop hâtivement, j'étais impatient. Il
raconte en refusant de raconter. Art de la rupture, de la discontinuité, de
l'arrachement, de la déchirure. Dire l'amour sans le dire, exprimer la solitude
sans la nommer. Et le cauchemar de vivre loin, dans une non-ville,
ville-fantôme, le sang coule dans les rigoles, tous les stores sont baissés,
sous le soleil incandescent tout est gris, couleur de poussière.
*
Ce qui traîne sur les lits défaits des chambres d'hôtel, ce
qu'il y a dans les tiroirs au-dessous de la lampe de chevet. Et les paroles,
les rumeurs qui passent à travers les cloisons, coïts sans mystère mais
bruyants.
*
Beauté, est-il encore des
mains discrètes pour dérober
ton corps tiède à l'infection de ce charnier?
René Char, La nuit talismanique
*
Quelques heures à lire et à couper La Croix. Nourriture. Je ne sais pas je ne sais plus; je suis un
chrétien du dehors, de l'extérieur, du lointain, de nulle part. Mais que
suis-je, si je ne suis pas - d'une façon secrète et cachée et inconnaissable -
chrétien...?
Chrétien sans foi et sans église.
Emotion intense à lire ces paroles de chrétiens que La Croix de temps en temps publie;
n'est-ce pas une essentielle fraternité qui dépasse et fait craquer les cadres
des communautés institutionnalisées?
Alors que la presse chrétienne chez nous... Toute-puissante
& omniprésente. Un militantisme crispé qui décoche ses flèches
d'arrière-garde; une théologie infantile et famélique qui n'arrive à
s'articuler que dans le cadre rigide d'éditoriaux agressifs et dogmatiques,
paroles de chrétiens ravalées au niveau d'un journalisme à la fois autoritaire
et provincial, qui prétend parler au nom de toute l'humanité, de toute la
chrétienté et va jusqu'à donner des leçons à l'évêque.
Cléricalisme vindicatif et passablement stalinien, qui
n'hésite pas, à l'occasion, d'ouvrir ses colonnes aux immondes propagandes de
l'Internationale des extrêmes droites fascistes et néo-nazies, tout en jetant
dans la trappe du Silence des voix authentiquement chrétiennes qui ne se
soumettent pas au slogans courants.
*
Jésus n'a pas seulement proféré des paroles, il a eu aussi
des gestes. Le lavement des pieds. Son geste et ses paroles: Tu ne peux pas
comprendre maintenant ce que je fais.
*
Le chaud et les odeurs des corps, chavirement des caresses,
douce démence qui inspire les gestes, ballet improvisé des doigts, des mains,
des lèvres, - corps qui se prennent, s'assaillent, bouche dans l'aisselle, sur
les oreilles, jambes ouvertes, paume sur le delta, doigt qui disparaît,
orifices appellent, langue prend la tige, ensalive le gland, lèvres grandes
s'ouvrent, lèvres petites éclosent, luisent, se gonflent, glissements
enfoncements, ensemble nus heureux.
*
Tous les rêves se parallèlent et s'enchevêtrent, les plus
abstraits les plus absolus les plus éthérés les plus geignards les plus juteux,
homme femme nous nous guettons, homme femme nous nous malaxons.
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire