Francis Bacon, Study for a nude, 1951
DIXIÈME
LIVRAISON
— 33
notes, 439e carnet de L. Torganov —
(Odessa, janvier/février 1926)
Les souliers pleins de boue sont
dans l’appentis ;
j’attends
que la boue sèche. La grossière brosse aux poils rêches sert à enlever la boue
séchée.
*
La nouvelle brassée de feuilles,
au pied de la rhubarbe, non encore déployée, et qui a la grosseur d’un poing
d’enfant,
est fascinante et obscène. Elle trouble.
*
De temps en temps une mouette s’égare
jusqu’ici,
ricane au-dessus des cerisiers ; c’est des sons incongrus dans ce
jardinet où normalement il n’y a que le merle et quelques mésanges bleues.
*
Une tige de muflier misérablement
mais courageusement s’est incrustée dans un interstice du pavé et arbore
tout au bout une chiche rougeâtre fleur dans le maussade climat de
février.
*
Ne pas confondre les successives
maisons ; se souvenir des chatières. S’il y avait un chat et comment il circulait,
dedans & dehors.
*
Au bord supérieur de la lucarne
basculante du grenier, à la barre de fermeture, j’ai attaché une épaisse corde
qui sert à ouvrir, en tirant, pour faire basculer la fenêtre. Et pour la
refermer je me sers d’un long manche à balai avec lequel je repousse. A voir
cette corde qui pend, on pourrait penser que le locataire a pu avoir des
velléités de suicide.
*
Peu à peu, très peu à peu, très
modérément l’ordre revient. Ça a commencé avec la table de nuit. La dizaine de
livres empilés, je les ai remis dans l’étagère. Des livres à l’horizontale
existent à peine, on ne peut pas suffisamment les identifier, sauf celui du
dessus. Et cela encombre l’espace. Et encombre l’esprit. Maintenant, sur la
petite table de nuit (rouge) il reste un seul livre, « En gagnant mon pain»
de Gorki, paru il y a une dizaine d’années. Il y aussi un verre avec quelques
crayons couleur. Pour les soulignements. Et aussi une lampe avec un abat-jour
marron clair. C’est une toute nouvelle lampe. Je suis content de tout cet
ordre. Et les somnifères qui traînaient dans leurs petites alvéoles de plastic
blanc sur fond d’aluminium sont maintenant dans le tiroir de la petite table de
nuit, hors de la vue, comme s’ils n’existaient pas. Je suis content aussi de la
nouvelle lampe. La nuit je n’ai qu’à ouvrir le tiroir pour prendre mon
somnifère, je déchire la lamelle d’aluminium en dessous de l’alvéole et libère
un comprimé. Chaque nuit, je prends un somnifère. Chaque nuit, depuis le départ
de Nada. Et aussi le bloc où je fais cette note nocturne. Le lendemain j’arrache
la feuille du bloc pour aller copier la note au grenier dans mon cahier. Toutes
mes notes depuis toujours se font dans des cahiers.
*
Il y a eu des maisons avec
chatières et des maisons sans chatières.
*
Mieux valait que j’eusse ça dans
la tête deux fois plutôt que pas du tout.
*
La machine à écrire Erika, un
jour qu’elle me résista, je me mis en colère tellement que je la jetai contre
le mur. Et il fallut acheter une nouvelle machine Erika.
*
Au bout de la fière orchidée
blanche les cinq derniers boutons dépérissent, ne vont pas éclore. Faut-il les
arracher ou les laisser ainsi, rabougris, brunissants, moribonds ? Les
treize fleurs écloses, elles, sont radieuses.
*
Il y a eu des maisons sans
rivière et sans cygnes. Et donc sans danger d’inondation.
*
Quand j’ai copié la note je
froisse la feuille arrachée au bloc et la jette dans la corbeille.
*
La nouvelle lampe à abat-jour
marron clair, je l’ai laissée allumée pendant le jour, du matin au soir, pour
le plaisir d’avoir une nouvelle lampe.
*
Mieux valut que je disse ça deux
fois plutôt que pas du tout. Ça ne me dérange pas de ressasser.
*
Je ne me suis pas éloigné
d’Odessa depuis des mois, sans doute des années, je ne me souviens plus exactement.
Faudrait consulter les carnets de l’époque. Avant j’ai vécu quelques années,
assez misérables, à Rostov, Zapadnaya ulitsa, dans un vieil immeuble noir &
malsain, au troisième étage, avec vue sur la manufacture de balais, haute
cheminée qui émettait une fumée pestilentielle nuit & jour ; puis
quelques mois à Novossibirsk, c’était horrible, je me suis enfui. Et j’ai fini
de m’installer définitivement ici. Le climat me convient. Quant aux gens, je ne
les vois pas, presque pas.
*
Je passe mes journées dans la
petite chambre du fond qui donne sur le jardinet avec les deux cerisiers et le
pied de rhubarbe aux larges feuilles ; quelques platebandes (en
hibernation) d’oignons, d’oseille, de poireaux, de persil, de ciboulette, de
cerfeuil, d’estragon, de laitue, de carottes, de pommes de terre. Les soupes
que je préfère, c’est les soupes vertes.
*
Bien que marchant pensivement,
et donc lentement, bien que regardant pensivement vers la terre, j’ai mis les
pieds dans la flaque d’une l’ornière au bord de la ville. D’où la boue sur mes
souliers. Mes souliers dans l’appentis, à sécher.
*
Il y a eu une maison qui a
brûlé. Je me réveillai à cinq heures du matin, et la maison brûlait.
*
L’araignée, au coin de la
fenêtre du jardinet, du matin au soir n’a pas bougé. Le soir j’ai crié, mais
comme toutes les araignées, elle est sourde. Je ne sais pas si elle est morte.
*
L’orchidée aux cinq boutons
transis, je l’ai mise à bassiner, toutes les aériennes racines dans l’eau
(décalcifiée au carbone).
*
Je suis remonté, pensivement, la
Rozkydailivs’ka ulitsa, jusqu’au coin de la Staroportofrankivs’ka ulitsa, puis,
pensivement, je suis redescendu la Rozkydailivs’ka ulitsa, sur l’autre trottoir.
Le ciel était clément, j’avais le soleil dans le dos.
*
Laisser allumé la lampe pendant
le jour c’est du gaspillage. Mais le bonheur c’est du gaspillage aussi.
*
Sur les trois épaisses
couvertures du lit, deux sont en épaisse laine, et une en épais coton. Celle en
coton est celle du dessus, elle est presque blanche.
*
Parfois aussi je passe toute une
journée au grenier où il y a la lucarne basculante avec la grosse corde. Une
table et une chaise.
*
Le lit n’est pas étroit mais
large. Je pourrais me coucher en diagonale, et même en largeur, mais je ne le
fais pas. Je reste de mon côté.
*
C’est une boue qui sèche vite.
Elle sèche en une nuit. C’est à cause de notre géologie.
*
Jamais aucun Mortin à l’horizon.
*
Depuis mémoire d’homme je
n’avais toujours eu que deux couvertures. La troisième, en laine, acquise plus
tard dans ma vie, c’était pour Nada quand elle venait dormir, elle était
frileuse. Depuis, j’ai gardé la troisième couverture – comme si j’avais gardé
sa frilosité.
*
Dormir, c’était toujours dormir
nu.
*
Je n’ai plus lacé mes chaussures
depuis des mois ; ce n’est pas que les lacets soient cassés. Il y a
quelque temps j’avais un jour oublié de lacer mes souliers (les noirs, ceux que
je mets à la mauvaise saison), et je me suis rendu compte que je marchais tout
aussi bien dans mes souliers quand ils ne sont pas lacés.
*
Dans mon large lit, après le
départ de Nada, je ne me suis plus jamais couché de son côté.
*
On dit d’un violon qu’il miaule.
*
Après avoir j’ai nettoyé la boue
des souliers avec la grossière brosse aux poils rêches, je me mets en devoir de
nettoyer la brosse pour qu’elle soit prête à l’emploi la prochaine fois qu’il
m’arriverait de mettre les pieds dans la flaque d’une ornière. Mais je n’ai
plus pris ce sentier-là. Il y a beaucoup d’autres sentiers. Je ferai mes
expériences.
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