peinture Jean Dubuffet
dix-neuvième livraison
LES
SANGSUES DE THÉMISON
33 notes
(juin 1985)
When
you wake up
You
are not dead
RON PADGETT
Tout ça sur
fond résolument de pas confiance — sinon c'est platement pléonastique, écrire
ça va, si ça va.
Ecrire
c'est contre et malgré. Là où je suis c'est pas à y être.
Contrairement
à d'autres mois, juin n'a rien à expliquer. En juin déchiffreras. Juin est le
plus lunatique mois à cause du solstice ; le soleil, au tropique du cancer,
paraît stationnaire pendant quelques jours, et cela m'occasionne dans la chimie
interne des perturbations qui chaque année à la même époque me valent une
épidémie à la fois langoureuse et virulente dans la totalité des molécules sans
exception.
Neurones et
synapses fomentent leur coup d'état, la séparation des pouvoirs dans les
glandes est abrogée, imbroglio des fluides d'en haut et des fluides d'en bas,
le réseau courtcircuite, die Welt ist alles was der Phall ist.
L'émotion,
dit Hippocrate, c'est quand viennent les larmes. J'aurai passé une bonne partie
de ma longue jeunesse, sinon de ma courte vie à étudier l'âme & le corps,
deux étiquettes blanches d'une même entité qui n'a pas de nom (je simplifie un
peu mais c’est ça), nous savons qu'il y a l'âme à cause du corps comme nous
savons qu'il y a le corps à cause de l'âme, et ce vice versa n'aura jamais fini
de nous faire spéculer, examiner, forer, fouiller. Obsédés de clarifier, nous
n'arrêtons de creuser, cherchons lumière dans les profondeurs, alors tout se
complique. Les sangsues de Thémison finissent leur carrière sur un divan
viennois. Et sans que je sois jamais devenu savant ni d'ailleurs vraiment
adulte et mature, j'ai encore et encore fréquenté les hommes de science,
Hippocrate, Empédocle, Alcméon de Crotone, qui contribua à fonder la
neurologie, et plus loin et plus tard Paré et Harvey ; et aussi Servet que d'innommables
salauds, par bondieuse et perverse bigoterie, ont fait cramer vif à Genève. Les
comportements les plus fondamentaux, nous le savons maintenant, ne dépendent
que de 1% du volume de l'encéphale.
Je fais
encore semblant qu'il n'y a ni lieu ni date. Alors que, toujours, tu le sais,
il n'y a qu’ici & maintenant, truisme exsangue et débile, mais qu'il faut
sans cesse remémorer, par mesure de secours et de survie. Le mois de juin,
maintenant, - et mon galetas dans mon village parmi mes collines sous mes nuages,
ici. Je fais encore semblant qu'il n'y a ni enjeu ni enchaînement, que j'écris
par diversion et amusette. Je fais encore semblant que famille et métier ne
sont pas au centre du réseau. Mais écrire c'est désamorcer des évidences, c'est
chambarder le réseau.
Une scie au
loin scie stridemment et sciemment des tranches de silence, un mammifère
mélancolique meugle son stupide malaise, dans la coquille renversée de
l'escargot les larves gloutonnes et frénétiques s'esbaudissent dans un brun
bouillon de pourriture, deux mouches sur la toile cirée copulent sans
conviction, les peintres mobiles des Ponts & Chaussées vaporisent des
traits d'union sur le mitan de la route.
Sur les
tombes, gravées deux dates côte à côte, séparées par un tiret. Le tiret, disait
Giraudoux, c'est la vie.
Je fais
encore semblant que je n'ai pas rêvé, combien de temps suis-je resté dans les
bras de Mort Fée... ? Je fais semblant de connaître le lieu et le jour, je me
réveille et je dis le lieu et le jour, ici & maintenant — et pourtant c'est
si peu possible, si peu probable que je me confonde avec celui qui dit ici
& maintenant. Ce n'est pas à moi de dire ici & maintenant, parce que
sur le papier c'est déjà ailleurs & autrefois. Je fais semblant d'être
assis à écrire, je fais semblant qu'on puisse être ici & maintenant. Tant
qu'il y aura d'encre et de papier au monde, je ferai semblant. Où je suis c'est
pas à y être.
Même chose
pour tous, dit Claude Simon, viande à vers.
Fenêtre
entrebaîllée, parce que pas tout à fait ouverte, par la fenêtre tout est
possible, y compris la franchir, par les pieds par le regard, y compris rester
en deçà, sédentaire, engourdi, enraciné, radicelles dans l'ici, faire défiler
les paysages les nuages les siècles les arbres les collines, la fenêtre met
tout en rectangle, son cadre trace des limites aux divagations, l'essaim de
flamants roses ne passera pas ici, et quand dans l'angle sinistre pointe la
lune, c'est Mort Fée avec son fichu noir qui me revient.
Nuances,
selon Quillet : "On dit en plaisantant : une belle indifférente, et ironiquement
: un bel indifférent." Mais la sangsue n'est pas indifférente, et ne
plaisante jamais ; alors ça change tout et Quillet ne sert à rien.
Et quand
c'est la nuit, je suis contre la femme qui est ma femme, dans le noir de la
nuit une femme qui dort, chaude et belle, elle ne me dit pas ses rêves. Et dans
les chambres alentour, les gosses qui dorment, les enfants qui sont nos
enfants, je ne sais rien de leurs rêves.
Je ne suis
pas encore tout à fait remis des nouvelles qui ont déferlé en mai, carambolages
envahissements effondrements, viol du ciel et des nuages, et voici, en juin,
ces nouvelles de juin, pareilles à celles de mai, et pourtant j'ai si peu
feuilleté les gazettes, si peu regardé l'écran, les nouvelles s'insinuent,
s'imposent, marées journalières qui viennent déverser leur écume de cruauté, de
bêtise et de malheur.
Sur le
panneau rose du Garage il y a dessiné gracieux un nuage olive pâle en forme de
cul.
C'est
presque jamais comme ça, Mort Fée ne vient pas dans le songe, le coup de lune
ne frappe pas la nuit, l'horreur n'est pas somnifère, mais aussi longtemps que
je trime dans la trame de mes jours, — je veux dire: aussi longtemps que je
suis de mon vivant, — je veux dire: aussi longtemps que ma longévité continue à
se confirmer, — je veux dire, simplement: aussi longtemps que j'écris, libre à
moi de faire évoluer Mort Fée comme ça me plaît, elle va, elle vient, elle se
promène à ma seule guise, avec son fichu fichu, et puis aussi certain jour,
pourquoi pas, en porte-jarretelles, je lui reluquerai toutes ses fesses
puisqu'elle les a si belles, et puis d'ailleurs quand c'est vraiment
sérieusement le moment, ça ne s'appelle
plus Mort Fée.
Ce qu'il y a
: il y a une souris dans la salle de bain, un lézard dans la cuisine, une guêpe
dans la chambre à coucher, une coccinelle dans les chiottes, il y a une blatte
dans le vestibule, plusieurs araignées dans le galetas, une baleine sur le cerisier,
une moule dans la culotte, un ourson sur la plage, une coquille sur la page.
La voile
noire, elle est sur le mât de la nef qu'on a vue sur des gravures de bois dans
les vieux folios de la BN. Ce qui m'excite & m'amuse, c'est que les
gravures on peut se les approprier sans accroc: au nez de la BN et de toute la
cohorte de cloportes à képi, on découpe ou décolle les gravures et les recolle
en un endroit de son choix, pourquoi pas, c'est pas la BN le propriétaire,
Marco Polo n'a jamais vu les images qui ornent son livre des merveilles, rien
ne me revient aussi légitimement que les images, si je n'avais pas les images,
je serais orphelin avec mes mots, la nef au mât à la voile noire me revient,
elle met depuis toujours le cap sur moi, au gré des quatre vents, et quand elle
perd la tramontane, elle cingle à dos de nuages et lambine et louvoie parmi mes
vertes collines .
Si je n'ai
pas l'image pour les mots, pourquoi les mots, à moi la nef et les mots de
surcroît.
Avec un peu
de chance, les jolies adolescentes égyptiennes qui batifolaient parmi roseaux
& nénuphars existent encore, fines poudres chimiques disséminées dans la
géologie nilotique, rien ne se perd quand tout est perdu. Qui osera encore,
devant l'éternelle et frêle beauté des nénuphars, défendre le point de vue des
âmes... ?
La
trouille, c'est à cause de l'horizon, où malgré & contre toute attente la
nef va surgir. Tu lis trop de romans ; tu ferais mieux d'écouter le flash de
seize heures.
Et les
mots, c'est tout ce qui me sert à faire venir l'image de la nef. Et quand il y
a les images, je suis déjà moins nerveux moins émotif moins larmoyant moins
trouillard. Après tout, c'est pas qu'à moi que ça arrive. La BN, c'est plein de
nefs de ce genre, voile noire ou pas. Et là, pour le moment, où la nef arrive,
j'y suis pas. Là où la nef arrive au gré des quatre vents, c'est pas à y être.
Ce qu'il y
a encore : un hanneton dans la soupente.
Des
éboulements, des coups de grisou, des coups de grâce, des raz de marée, des
ressacs, des typhons, des décadences, des banqueroutes, des îles englouties,
des montagnes éclatées, et on disait, c'est les dieux qui se vengent.
Mais ici
dans mes alentours, c'est très athée, il n'y a de sacré que les lézards, les
crapauds et les limaces, et ça vous rote et ronronne des psaumes sans piété
aucune. Ça n'a rien de jésuitique. La seule preuve ici de Dieu, ce serait un
geai paré des plumes du paon, mais le geai est assez joli tel qu'il est, et puis,
sauf aux froidures de février il ne se montre de toute l'année. Quand en juin
le geai jase c'est loin des oreilles.
Les
musicologues qui viennent nous expliquer la tristesse de Mozart, évidemment je
les conchie, — car c'est vraiment pas l'affaire des savants, le ré mineur.
Hypnos,
maître du sommeil, fils de la Nuit et frère de Mort Fée, a dicté à Char
quelques feuillets de petites proses ; j'achète le livre en hiver 1967, je vais
m'installer à la terrasse de la Rhumerie, boulevard S. Germain, je lis ; quand
on sait qu'on meurt et qu'on va mourir, c'est une telle prose qu'on écrit.
Qu'il n'a
plus assez de fric pour prendre l'autobus, qu'il descend en ville acheter des
aiguilles, la came vient de Hollande par la poste, deux grammes, depuis
quelques jours je suis en manque, c'est chiant, et ça n'arrive pas, j'en suis à
mordre l'herbe et le chiendent, enveloppe scellée au scotch pour pas qu'ils
essayent à la vapeur, classique, si les veines sont dessus ou dessous, il veut
savoir si j'ai des bouquins sur cette question, parce que les médecins ne
veulent rien lui expliquer, l'un d'entre eux lui a même dit que les veines
c'est partout (!!?), je n'ai que mon vieux Harvey, lui dis-je, je ne sais s'il
peut te servir, c'était un big & famous savant, c'est lui qui a découvert
tout ça, c'est des vieilles planches que j'ai carottées à la BN, lui dis-je, au
nez des cloportes à casquette, il pue assez bien, je n'ai que cette salope de
teeshirt, il le porte à manches longues, jusqu'aux poignets, à cause de la
flicaille, dit-il, qui pourrait s'intéresser aux traces de piquouse sur les
avant-bras, et il se retrousse: troué comme un oeuf de thé, parfois je shoote
mal, dit-il, et tout le paquet part du mauvais côté, en aval, je vous dis, en
aval, j'ai la main qui s'affole, un milliard de fourmis et de termites, j'ai
peur de me bousiller la main, un jour elle me tombera, c'est sûr, mais j'arrête
pas, et le pied, là je sais encore moins comment m'y prendre, les toubibs,
c'est vraiment les derniers salauds, pas question de prendre son pied par le
pied, et il se marre de me faire marrer, et peut-être que je ne saurai plus
marcher, dit-il, désagréable, la main, malgré les termites, tu marches.
Il y a des
éruptions des affaissements des débâcles des avanies des cyclones de la mitraille,
— les bétons autant que les plâtres tombent en poussière, les cadavres vite
pourrissent, se dessèchent, le sang est décoloré non seulement par le soleil
mais encore par la farine plâtreuse, alors c'est déjà moins horrible.
Nous ne
comptons pas les hommes ici, parce que ça n'a pas de sens, ces centaines de
millions par paquets de chiffres, nous feuilletons les magazines aux photos
couleur, nous nous coupons les ongles à intervalles réguliers, sur les images
on voit des pays lointains, des îles inconnues, des éruptions qui sont à voir,
pas à souffrir, des rituels repoussants, parfums et puanteurs, un type déserte
les millions de millions et grimpe sur les pentes du Népal, et arrivé en haut
il regarde les panoramas que personne n'a jamais vus, il ramène des images que
les magazines reproduisent, et nous regardons le monde d'en haut, comme les
anciens dieux, puis nous nous coupons encore les ongles, quelques-uns achètent
des tickets d'avion, là aussi il y a des panoramas à voir, toutes les Alpes
d'un seul coup d'œil. Effraction inversement proportionnelle quant à la
distance mais analogue quant au défi : le paysage de la vulve visitée par le
détail, anfractuosités, crêtes et ravines, canyon féerique d'une extravagante,
lunatique et bizarre beauté. Il n'est pas possible d'imaginer les hommes : les
hommes toujours ne sont que des images et des chiffres.
Tous les
conidés, qui sont mollusques à coquille conique, dont le Conus geographus
(Linné) possèdent une glande venimeuse dans la tête et une série de minuscules
dents radulaires en forme de harpon, servant à injecter un venin neurotoxique
dans la peau de la victime, ils tuent par morsure ou par piqûre, selon. (Je
note et retiens ça, non seulement par utilité et précaution, mais encore à
cause de dans la tête.)
Tout le
temps que je regardais Pascale Ogier dans son dernier film, je la regardais
morte. Il y a quelques années, un artiste, Benjamin Baltimore, l'avait mise à
la place de Vénus sur la coquille de Botticelli. Alors tout le temps que je
regarde Pascale Ogier, je la regarde nue.
Elles ne
sont pas, les fleurs, comme nous, qui sommes pudiques & triviaux, elles
sont lascives & sublimes, portent le sexe en plein visage. Après tous ceux
et malgré tous ceux qui ont noté ça, j'ai besoin de noter ça, car avant que je
le note, on ne l'avait pas vraiment noté, puisque j'ai une manière de noter -
faut-il le noter ? - qu'ils n'ont pas.
Et pourtant
c'est la pudeur qui est excitante, je vois des pudeurs jusque dans la
pornographie, les cuisses quand elles sont encore jointes, on n'est pas sûr si
elles vont s'écarter. La beauté d'un sexe, c'est toujours par effraction.
Quarante
siècles avant Harvey les Chinois savaient que le sang transite dans
l'organisme, qu'il y a nécessairement un rapport d'analogie entre le cycle du
sang dans les vaisseaux et celui des astres dans le ciel. Il n'y a pas de
rivalité entre ces savoirs, ce sont savoirs qui s'ignorent réciproquement ; et
pourtant, le savant chinois et le savant anglais savent la même chose ; et
l'ignorance étanche et intense où je suis s'accommode bien de cet amalgame.
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