La canne dont elle s’est servie pendant un
certain temps, elle l’a rangée dans le débarras, puis la béquille, elle l’a
rangée aussi, c’est une grand’ place à traverser, à Furnes ou Cambrai, les
pavés des grand’ places se ressemblent, c’est peut-être à Arras, les
interstices entre les pavés sont traîtres, failles parfois profondes, grand’ place
à traverser, vaste comme la vie, et comment savoir ce qu’il y a à l’autre bout,
où pourtant les passants passent comme si de rien n’était, elle s’agrippe
fermement aux manches de son appareil de marche, quatre tiges en aluminium
léger, avec des tampons en caoutchouc au bout, faut pas que ça glisse, et de
traître interstice en traître interstice, c’est la vie à traverser, à chaque
pas elle fait une halte, essaye de se tenir en équilibre, avance l’appareil d’une
quinzaine de centimètres, et refait un pas, et à chaque pas elle se dit :
quel succès dans mon avancée, je n’ai pas chuté, et pas à pas elle avance, et
les nuages dans le ciel passent, pluie et soleil alternent, climat flamand, est-il
permis d’être aussi vieillarde, qu’est-ce qui m’a pris d’entreprendre cette traversée,
d’une faille de pavé à l’autre faille de pavé, et elle fait encore un pas, et
halète, et tremble, et arrête de marcher, il y a trop de pavés, trop de
failles, la grand’ place est trop grande.
"Kafka à la Fenice", improbables péripéties
chapitre 48 - inédit
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