La fameuse page 35
que tout le monde voulait lire, écrite à l’encre indigo sur vingt-deux lignes,
travail calligraphique avec un stylo-plume vintage en ébonite, c’est une magie
de beauté et d’énigme, les uns voulaient accéder à la page, juste par penchant
esthétique, trouver divertissement raffiné sinon consolation existentielle
devant une œuvre séduisante pour le seul regard, les autres, plus virulents,
plus curieux, plus angoissés, désiraient comprendre
la page, la conquérir, l’investir, l’envahir, puisque l’information avait
circulé, vague & allusive, qu’au bas de la fameuse page 35, l’œuvre de
Sigrist s’était abruptement interrompue, que la fameuse page 35 était sa
dernière page, roman avorté, manuscrit sabordé, et parmi les vingt-deux lignes
on trouverait sans doute un indice, si infime fût-il, on trouverait quelque
part dans la syntaxe une imperceptible faille, on trouverait la fine mais
décisive écharde qui signalerait l’endroit précis où tout a soudain basculé,
les hypothèses les plus extravagantes circulaient sur la thématique sans doute
secrète & cryptée de la fameuse page 35, sur le champ sémantique, sur les
métaphores et les métonymies, et ce sont débats à San Francisco, à Lausanne, à
Tokyo, les érudits se passionnent & s’exaspèrent, tandis que le manuscrit
avec la fameuse dernière page somnole au fond d’un tiroir quelque part dans les
Pyrénées où personne n’ira jamais le chercher.
dans: "Kafka à la Fenice", péripéties improbables
chapitre 40 / inédit
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