jeudi 16 février 2017

Autre liasse, chapitre 23





chapitre 23


1.
Le Kapellmeister du Prince, ce matin de mai 1719, sort déambuler dans le vaste parc du château de Köthen; il vient d’inscrire sur la portée le prélude de la première Suite pour violoncelle; puis au croisement d’une allée, il tombe sur le jardinier, et ils s’entretiennent quelques instants, la question des espaliers de poires: végétation et architecture, foisonnement et mathématiques, c’est comme mes arpèges, dit Jean-Sébastien, et le jardinier, de bonne humeur, sourit; il n’a jamais entendu une note du Kapellmeister qui aime tellement ses vertes poires.

2.
Parlant avec H**, cherchant mes mots, je finis par dire que j’ai été, par cette femme, miraculé & démoli, avec pareille violence miraculé & démoli, et cela continue à se tenir la balance, violemment, et je remercie la vie, chaque jour, de m’avoir ainsi violenté.

3.
Réminiscence d’un mot d’Yves Navarre, lu il y a plus de quarante ans : cette louche lunule qui reste sur l’ongle de l’index.

4.
Ma fille Anna m’a offert ce livre de sa bibliothèque : « En ce moment précis » de Dino Buzzati, carnets, fragments de réflexions, miniatures de récits, souvenirs, biographèmes, rêves et rencontres, angoisse, passion & autodérision— il remplacera celui que j’avais dans ma bibliothèque italienne, acheté en 1966 à Paris, détruit par le feu en avril 2015, cinquante ans après, c’était mon tout premier Buzzati, et au fil des années, j’ai acheté les autres, beaucoup d’autres, et je suis retourné encore & encore à Buzzati, encore & encore à « En ce moment précis », puis je l’ai repris en italien : « In quel preciso momento », d’où j’ai extrait, recopié, imprimé, affiché, encadré, suspendu au mur le texte « scrivi ti prego », que j’ai devant les yeux nuit & jour, « écris, je t’en prie, deux lignes seulement … en serrant les dents … écris, écris … »

5.
Partager cela avec Ovidius Naso, comment dans l’exil, m’identifiant à lui, je me souviens lancinamment de ces moments où, dans l’affolement de la conjonction, l’amante disait : Tu peux venir dans ma bouche, tu peux venir dans mon cul.

Il est au morne bord d’une Noire Mer et les romaines amours sont si loin.

6.
Concernant le geste de Baubo [dénudement & exhibition de la vulve], Brantôme dans « Les Dames galantes » évoque ces femmes égyptiennes d’Alexandrie, qui à l’accueil de leur grand dieu Apis allaient en très grande cérémonie, levant leurs robbes, cottes et chemises, et les retroussent le plus haut qu’elles pouvoyent, les jambes fort eslargies et escarquillées, leur montroyent leur cas [mot codé pour sexe] tout à fait.

Brantôme commente : Je pense que telle vue en était bien plaisante.

Pour la source de cet épisode, Brantôme, érudit dilettante, cite comme presque toujours de mémoire — et se trompe de source : il mentionne que cela se trouve au VIe livre des « Jours Jovials » d’Allessandro Alessandri (1461-1523), où des érudits moins dilettantes n’ont rien trouvé de tel ; il faut aller voir chez Diodore de Sicile ( né en 90 av. JC), IVe livre, chapitre LXXXV et chez Hérodote (484-420 av. JC), IIe livre, chapitre LX.

7.
Eigeneinschätzung der psychosomatischen Befindlichkeit, mit konkomitanter Dramatisierung des Saftes, der nur noch phantomatisch vorhanden ist, nicht mehr explizit sicht- & fühlbar heraustritt, hervorquillt, emporspritzt; nur noch intern während der euphorischen Erregungsverteifung implodiert im Augenblick der iterativ-spasmodischen immer noch intensiven Lustkatastrophe. ― in: Herbert Romainville, „Untersuchungen zur degenerativen Gerontophysiologie“, Hippocratica, Jahrgang XXXIV, Heft 68, S. 103

8.
Il n’y a pas que ça chez Montaigne, la conversation (conférence), à l’étage supérieur avec les écrivains, les Plutarque Sénèque Épicure, mais aussi l’entretien, au hasard d’une rencontre, avec des gens d’ici-maintenant : Je louerais un’ame à divers estages […] qui puisse deviser avec son voisin de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle [= ses affaires de justice], entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier. — « Essais, III, 3 »

9.
Dans un bref dialogue de Lucien de Samosate (~120-~180) intitulé « Conversation avec Hésiode », ce dernier, concernant l’inspiration poétique, déclare : rien de mes rhapsodies ne m’appartient en propre et (…) tout vient des Muses,  puis, concernant la composition des textes, il dit qu’il faut savoir que nous insérons dans nos vers une foule de mots qui ne sont là que pour la mesure et l’euphonie.
La transe — puis l’artisanat.

10.
Lorsque Montaigne, dans « Essais, I, 13 » parle de son livre comme d’une rhapsodie, il pense sans doute à l’étymologie première du verbe grec rhaptein, qui désigne le travail de couture et de rapiéçage.




AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII

inédit




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