dimanche 14 août 2016

AUTRE LIASSE, chapitre 2 - le clou, le marteau

Robert Campin, Annonciation, 1427



CHAPITRE 2


1.
Il n’y a qu’un seul argument en faveur de notre détestable religion : avoir inspiré la peinture flamande, Van Eyck, Van der Weyden, Van der Goes, Robert Campin et Jérôme Bosch.

2.
Devant le monument aux morts dans un village allemand : « Unseren Helden / Sie gaben ihr Leben für das Vaterland ». Donné leur vie pour la patrie ? Des héros ? Non. Crevés inutilement, misérablement et massivement pour un meurtrier de masse.

3.
L’homme, un jour il y a très longtemps, ne s’est plus satisfait de voir la pluie tomber, il eut envie de savoir d’où elle vient. Et il ne trouva d’autre explication que de dire : c’est inexplicable, c’est donc un dieu qui fait la pluie. Il y eut ainsi à travers les millénaires des milliers de dieux qui faisaient la pluie et plein d’autres choses. La plupart de ces dieux sont tombés en désuétude, on a oublié jusqu’à leurs noms.

Aujourd’hui l’homme sait pourquoi il pleut. Mais pour beaucoup ce dieu inventé dans la nuit des temps est toujours là. Ils ont un nom pour le dieu. Ils disent : c’est mon Dieu, il est un et unique, le seul vrai dieu, tous les autres ne sont pas vrais. Ils disent : mon Dieu a tout écrit dans un livre. Livre unique, il n’y a pas d’autre livre.

Ils disent : c’est mon Dieu qui fait la pluie, et fait l’univers, et me fait. Ils appellent ça religion.

4.
Ce gros clou, avec un gros marteau, je pourrais me l’enfoncer dans le crâne. J’ai le clou. Et j’ai le marteau.

5.
Ce n’est pas moi qui trouve la Voie, disait Qinggong (1272-1352), mais c’est la Voie, quand je ne la cherche pas, qui me trouve, vivant en solitaire dans la montagne, contrairement à tant d’autres ermites, il n’acceptait pas les aumônes, il se nourrissait de ce qu’il cultivait, vivait au rythme du soleil, se couchait avec lui, se levait avec lui, aimait dormir, sauf aux nuits de pleine lune : il veillait, sortait sa table et lisait les soutras dans la nuit, c’était une vie de liberté mais sans béate insouciance, quand des vieilles femmes venaient lui voler ses pousses de bambou, quand les gamins amenaient les bœufs dans son lopin de blé, quand les vers et les guêpes ravageaient ses herbes aromatiques, quand les sangliers et les écureuils dévoraient ses réserves de riz, mais souvent aussi, oubliant tout, il laissait son esprit flotter, oubliant les soucis, oubliant les dates, il regardait les nuages passer, rien de vrai dans les nuages, rien de faux, et sur sa page, il laissait trotter son pinceau, composant des quatrains à sept syllabes.

6.
Quand sonne à midi la cloche catholique, c’est pour nous appeler à la pénitence : faut prendre garde de ne pas aller en enfer. Quand sonne à minuit la cloche bouddhique, c’est pour nous rappeler l’impermanence : faut prendre garde de ne s’attacher à rien.

7.
La gigantesque autofiction de Proust, vous pouvez tout raconter, disait-il (à Gide), mais à condition de ne jamais dire : Je.

8.
Ce dont je me languis le plus, disait Naroki (941-1016) vieillissant & esseulé, ce dont je me languis le plus, c’est l’odeur de sa peau, la saveur de ses aisselles, le goût de son trésor secret dont je m’abreuvais extatiquement.

9.
L’actrice afro-américaine Hattie McDaniel gagna en 1940 l’Oscar du meilleur second rôle pour le personnage de Mammy dans « Gone with the Wind ».  La cérémonie des prix eut lieu au Coconut Club à l’Ambassador Hotel à Los Angeles, où il fallut passagèrement suspendre le règlement ségrégationniste pour que la lauréate puisse être présente. Par contre il n’était pas possible qu’elle prît place à la table principale, à côté de Clark Gable et Olivia de Havilland. On l’installa à une table à part.

10
La pâle, pudique & virginale ellébore, je l’ai placée à l’ombre au pied de l’érable japonais où elle somnolera jusqu’en hiver - et fleurira dans la grisaille et la froidure.


AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII

inédit


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