Edvard Munch, Sur les ondes de l'amour, 1897 |
CHAPITRE
4
Je
ne sais pas ce qu’elle devient, je ne sais pas où elle est, je ne sais pas ce
qu’elle fait, je ne sais pas ce qu’elle pense, je ne sais pas si elle est
heureuse, je ne sais pas si elle est malheureuse, je ne pense pas qu’elle soit
heureuse, a-t-elle jamais été heureuse, mais qui suis-je pour penser d’elle
quoi que ce soit, je pense qu’il y a eu des moments où à cause de moi elle a
été heureuse, mais à peine ai-je pensé cela que je me reprends, comment puis-je
savoir cela, je ne sais pas si elle se souvient des moments où elle a été à
cause de moi heureuse, je me souviens qu’un jour, se lovant, nue, contre moi,
elle murmura quelque chose comme : ça je ne l’oublierai jamais, et je
voyais qu’elle avait les yeux mouillés, je ne sais pas où elle a rangé ces
souvenirs-là, je ne sais pas si elle les a rangés, je ne sais pas si elle a gardé
mes lettres, toutes ou quelques-unes, je pense qu’elles les a fait disparaître,
jetées ou effacées, deleted, je me souviens
que parfois elle me disait à propos d’un billet : j’en ai eu les larmes
aux yeux, puis elle efface, click, je continue à vivre, je ne sais pas ce qu’elle
devient, je ne sais pas dans quelle ville elle habite, j’invente à ma mesure un
genre nouveau, l’élégie en prose, je continue à vivre, et j’écris mes murmures
en mi mineur.
Dans
le Jardin zoologique à Berlin, en avril 1945, parmi l’indescriptible chaos des
ruines et des décombres, la splendeur des arbres en fleurs.
Tout
en haut d’un bouleau, à Bergen-Belsen au printemps 1945, un merle qui s’égosille,
Anne Frank est morte depuis deux mois.
Au
petit matin le 25 mai 1994, une douzaine de villageois hutus montent sur la
camionnette, partent ‘au travail’ dans
les collines, reviennent tard l’après-midi : ils ont tué à la machette et
au gourdin quatre cents villageois tutsis.
Pendant que sonne avec insistance la cloche du soir, à 18’06 h, pas six coups mais toute une exubérante volée, je termine la lecture d’un poème de Jim Harrison qui me bouleverse. Être ému par une œuvre, belle récompense de la vie, récompense gratuite, on n’a rien fait pour, on ne l’a pas méritée, elle est gratuite, c’est une grâce. Et l’émotion, c’est aussi une sensation : celle, inouïe, des larmes qui montent.
Au petit matin du 26 mai 1994 ils montent sur la camionnette et retournent ‘au travail’ dans les collines.
6.
Il
fait une prière rétroactive, demande à Dieu d’empêcher la mort, celle de
Mandelstam, pour que les staliniens n’arrivent pas à le faire périr et qu’il
puisse s’évader au Nebraska, celle de Lorca, pour que les canons des fusils de
l’escadron s’étranglent et qu’il puisse se faire héron pour traverser l’océan
jusqu’au Michigan où il n’aimera pas trop la neige mais au moins sera vivant,
celle de Keats, pour qu’il vive encore une fois trente ans et puisse écrire des
poèmes à Rome, celle de Caravaggio, roi des peintres, car pourquoi, Dieu, créer
un grand peintre si c’est pour le laisser mourir si tôt.
Séance
de pose, le 13 avril 1895, dans l’atelier d’Edvard Munch à Berlin : il
fait le portrait lithographique de Harry Graf Kessler, quand soudain fait
irruption une huissière, jeune et énergique, accompagnée d’un agent en uniforme ;
elle vient confisquer le chevalet (valeur : 25 marks), la procédure prend
deux minutes, le temps de signer, et les deux intrus repartent ; Munch
pose sa pierre sur un fauteuil en rotin et continue à travailler ; il ne semble
pas trop affecté par l’incident, fait même une remarque sardonique sur l’énergie
de la jeune huissière – puis peu à peu sombre dans le mutisme et la mélancolie.
Jim,
ayant parlé de Rome, voit soudain sa bien-aimée en compagnie de Keats, ils sont
assis sur l’escalier, Piazza di Spagna, et il se demande s’il peut faire
confiance au jeune poète, et pense que plutôt non, tant pis, pourvu que ça
fasse de nouveaux poèmes.
Montaigne
se gaussait des commentateurs et des glossateurs - et il en eut de superbes, qui lui
consacrèrent une substantielle partie de leur travail, avec passion et empathie :
Sainte-Beuve, Albert Thibaudet, Hugo Friedrich, Jean Starobinski, Floyd Gray,
M.A. Screech, Philippe Desan, Sergio Solmi, Giovanni Dotoli, Stefan Zweig.
Je
ne sais ce qu’elle devient, je ne sais pas sur quel continent elle habite, elle
a voulu s’éloigner, le plus loin possible, elle a voulu en finir avec ça, je me souviens que pendant quelques
brèves années, cinquante fois par jour, dans ma maison, je disais : Elle
est mon amour, tu es mon amour, je me souviens que pendant quelques années j’étais
heureux, à tout moment, à cause d’elle, je me souviens que pendant quelques
années, je n’ai pas connu un seul moment de tristesse, je me souviens, comment
en voiture nous traversions Villefranche, de feu rouge en feu rouge, et qu’elle
dormait à côté de moi, et que je la regardais de temps en temps, ses yeux
fermés, son visage infiniment beau, nous traversions Villefranche, et je
ressentais un immense bonheur, je n’avais jamais connu un bonheur pareil, je ne
sais pas dans quelle ville elle habite, je ne sais pas ce qu’elle pense, je
pense qu’elle est soulagée que je ne sois plus dans sa vie, je disais tout le
temps : tu es mon amour, je pense que je ne l’ai pas rendue heureuse, je
pense que le bonheur qu’elle a pu avoir à cause de moi n’a pas duré longtemps, parfois
je pense que les belles jouissances que j’ai pu lui procurer, c’est son corps
qui s’en souvient mais pas son cœur, elle m’avait dit un jour : c’était un
épisode, considère cela comme un épisode, c’est un épisode fini, passe à autre
chose, elle est passée à autre chose, je ne sais pas à quoi elle est passée, je
ne saurai jamais à quoi elle est passée, elle habite un autre continent, je
suis passé dans sa vie, je n’existe plus, je pense à elle jour & nuit, et
le plus dur c’est de penser qu’elle n’y pense plus, bon débarras, elle disait :
je n’ai jamais autant joui, le plus dur c’est de penser combien elle
détesterait d’apprendre combien je pense encore à elle, elle est si loin qu’elle
ne m’entend plus, elle est sur un autre continent, et je ne sais pas où est ce
continent, elle ne peut pas se douter de quelle plénitude elle m’a comblé, son
regard son sourire sa beauté ses paroles ses caresses sa jouissance, dans mon cœur
une infinie gratitude pour tout ce qu’elle m’a donné, et je pense aux sept
sublimes syllabes de Peter Hacks : Gehabtes
Glück hilft sterben…
AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit
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