Rogier van der Weyden, triptyque du Jugement dernier, détail, vers 1452 |
samedi 28 novembre 2015
pourquoi as-tu écrit ça?
chapitre
XLIV
En Italie, graffitis souvent vus, moins obscènes que
métaphysiques : C’è Dio [Dieu
est — ou : il y a Dieu].
Ce printemps-là [1986], j’écrivais « Angle mort ».
Les framboises sur la colline pourrissaient, nous n’y touchions pas. Ma femme
était malade depuis plus d’un an. L’avenir ? C’était les framboises
interdits. C’était l’angoisse de chaque instant. J’hivernais dans ma cambuse en
plein été, avec mes provisions de petits pois et de sucre. — (texte retrouvé, 18 05 1995)
Un axiome fondamental du discours théologique : Dieu EST par la nécessité de son être. Cela
ne veut rien dire, mais c’est un puissant moteur de la spéculation, et cela
remplit des volumes, dizaines de milliers de pages.
Anges buccinateurs : ont pour mission d’aller
réveiller les morts pour le Jugement dernier. Ils sont fréquemment représentés
dans les sculptures romanes et gothiques, ainsi que dans la peinture du XVe siècle,
notamment chez Van der Weyden (hospice de Beaune en Bourgogne) et Memling (Musée
national de Gdansk).
Je terminai « Angle mort » en automne 1986.
Ma femme le lut et demanda : Pourquoi as-tu écrit ça ? Je n’ai rien
su répondre, il n’y avait rien à expliquer. Je n’ai jamais su et ne saurai
jamais ce qu’elle a compris. Livre de l’angoisse et du dénuement. A Rians, en
Provence, j’écrivais dans la cuisine, face aux champs de maïs. — (texte retrouvé, 28 05 1995)
Ma petite-fille Lisa vient passer le weekend chez moi
dans ma bleue maison mosellane ; le vendredi soir je vais la prendre à son
école villageoise de Harlange, à 90 km de chez moi, dans le nord du pays ;
je passe par le contournement de la capitale, puis emprunte l’autoroute
(panneau : Belgique) jusqu’à Arlon, ça s’appelle « autoroute du
soleil », sans doute parce que c’est celle qu’on prend pour aller de Namur
à Naples…, province du Luxembourg belge (slogan : une ardeur d’avance — image : un sanglier), je bifurque vers
la N4 qui longe notre pays ; c’est la partie de la Wallonie qu’Alain
Bertrand a célébrée dans plusieurs de ses livres ; le village de
Martelange est à cheval sur la frontière, suivant le pointillé de la route, à
droite le Luxembourg et d’affilée une quinzaine de stations d’essence, à gauche
la Belgique et aucune station d’essence, chez nous le diesel est à 0,98 €, je
repasse (l’invisible) frontière 40 km plus loin, encore 10 km d’étroite route
de campagne, quelques petits villages à traverser, c’est le crépuscule, le
brouillard s’est transformé en givre sur les arbres, toute la journée une
maussade brume a voilé le paysage, le thermomètre à presque zéro ; à
l’école, la petite vient se précipiter dans mes bras et s’empresse de me
montrer son tout nouveau doudou : la nuit il sera avec elle sous la
couette.
A l’évocation de son nom, l’élan d’aller sortir
spontanément un des livres d’Alain Bertrand du rayon est brusquement
interrompu : le rayon n’existe plus, les dix livres d’Alain ont brûlé.
La région de la Belgique qui s’appelle aujourd’hui « Province
du Luxembourg », c’est la partie du duché de Luxembourg qui par le traité
de Londres du 28 avril 1839 passe au royaume belge. La ligne de démarcation
suit plus ou moins la frontière linguistique entre francophonie et
germanophonie.
Le duché de Luxembourg, après amputation de sa moitié,
s’appellera désormais grand-duché.
5,2 millions de doudous en peluche ont été vendus l’année
passée en France. Un des principaux fabricants se trouve à Blois. Dans sa salle
d’exposition il fait voir deux doudous presque identiques : l’un coûte 52
€, l’autre 26 € ; et il explique que la différence vient de ce qu’il fait
fabriquer l’un en France, l’autre en Chine. En France le coût de fabrication revient
à 50 € de l’heure — en Chine, c’est 50 € de la semaine.
Après « Angle mort », début novembre 1986,
je commençai à écrire « Pieds de mouche », que je terminai en
novembre 1987. Le livre fut publié en avril 1990, quatorze mois après la mort
de ma femme. Elle n’avait pas lu le manuscrit. Au moment où parut « Pieds
de mouche », je terminai le manuscrit de « Le silence inutile ».
— (texte retrouvé, 18 05 1995)
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