jeudi 19 novembre 2015

misérable chimie

peinture de Pierre Aleschinski


chapitre XL

 1.

Disais-je. A plusieurs reprises. Laisse-moi te regarder pisser. Mais elle ne voulait pas.

 

2.

Rosée scintille, et gelée blanche crépite, une oreille hypersensible entendrait les cristaux crépiter, rosée de si nombreux matins, gelée blanche de tant de froides saisons, dedans les strates de la terre tant de squelettes, os blancs enrobés de boue, und die Lachtauben gurren, maladie vieillesse chagrin débandade, le sourire est parti où il n’y a plus qu’un crâne, au fond d’une boîte en laiton, un ruban, une mèche de cheveux, quelques cartes postales, quelques lettres, des noms, des prénoms, la gelée blanche étreint les dahlias, mortellement, und die Lachtauben gurren, la bouche était si belle qui souriait, os blancs enrobés de boue, on est vivant, tellement vivant et on écoute la gelée blanche crépiter, et pendant que rien ne se passe, on colle un timbre sur une carte postale de novembre.

 

3.

Le petit chemin sur la colline traverse un bosquet formant une tonnelle qui donne de l’ombre, c’est l’été, nous nous arrêtons pour nous embrasser, puis soudain elle s’agenouille devant moi & me prend dans la bouche.

 

4.

Images et bribes de récit stockés au fil des décennies dans des milliards d’alvéoles de la cervelle, prodigieuse prouesse de la combinatoire chimique, alerté soudain par un mot, par un nom, par un contour, par un son, par une couleur, par une saveur, telle ou telle alvéole se met à vibrer, la capsule éclate et lâche son contenu à vif, ce qui avait été si longtemps enfoui surgit, et voici David dans la fournaise, David dans la fosse aux lions, et une main de spectre écrit en lettres de feu sur la paroi du palais royal, mene tekel upharsin (Daniel, V, 30), et la nuit, in selbiger Nacht (H. Heine), le roi meurt assassiné, Rembrandt inscrit les mots sur son « Belsazer » en 1635, formes, mots & couleurs dans l’alvéole, comme si cela m’appartenait, mais je ne fais que passer, furtivement, je ne suis, avec toute ma misérable chimie, qu’un clignotement sans conséquence.

 

5.

Photo de Lee Miller où l’on voit Max Ernst poser ses deux mains sur les seins nus de Leonora Carrington.

 

6.

Disais-je. Je ne désire que toi. Plus tard elle n’aima plus que je dise ça.

 

7.

Jentgen, je ne me souviens plus de son prénom, c’était le préféré de notre prof de dessin, Harold Thomé, classe de VIe, nous avions treize ans, dessinions sur une grande feuille une scène avec des indiens, Jentgen s’appliquait et  dessinait de façon minutieuse, avec de pittoresques détails, sa feuille parsemée de bonshommes, tous pareils, avec leurs arcs et leurs flèches, et ci & là un cactus géant, nous trouvions cela enfantin et ridicule, (plus tard j’apprendrai qu’on appelle ça l’art naïf), le prof était ravi et Jentgen obtenait la meilleure note. Et pareil pour les autres sujets, cette année-là, pour le château-fort, pour les feuilles d’automne, pour les Vikings,  pour les masques de Carnaval, Jentgen obtenait toujours, et de loin, la meilleure note.

8.

Je me souviens des odeurs de la gouache. L’odeur du jaune. L’odeur du bleu.

 

9.

Je ne saurais dire ce qui a fait éclater aujourd’hui l’alvéole Jentgen, autant le nom que le visage. Sinon, aucune nouvelle de lui, peut-être qu’il est mort depuis trente ou quarante ans.

 

10.

Zizanie dans les pronoms. Quand je disais elle, elle pensait que les gens pensaient que c’était elle. Alors qu’il y a au monde pas loin de quatre milliards de femmes.

 


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS

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