peinture de Pierre Aleschinski |
chapitre XXXVI
1.
Explorer le silence — au lieu de
le subir.
Habiter le vide — au lieu de
se laisser aspirer par lui.
S’installer dans le nulle part — au lieu
d’appareiller pour l’ailleurs.
(texte retrouvé — 05 09 1993)
2.
Er will immer noch, anstatt sich ausgehen zu lassen. Les Latins avaient une forme verbale pour ça:
moriturus, celui qui va mourir. Vivens moriturus, pendant que je vis, je
meurs.
3.
A chaque jour son biographème,
parfois il y en a plusieurs, aujourd’hui c’était : Je vais acheter des
pantoufles dans un horrible hypermarché surpeuplé, pantoufles pour l’hiver,
marque Rohde, pointure 41, pour 29,95 €, ainsi que mon eau de toilette
L’Occitane, en flacon vaporisateur, 47 €, sentir bon, ce sont là des choses qui
comptent, émouvant souci de soi de l’homme seul, qui est tout à fait mortel,
mais qui, tant qu’il est en vie, s’organise & s’administre, et de plus, de façon tout à fait inutile,
attendrissante et compulsive, note scrupuleusement ses faits & gestes, ne
tenant pas du tout compte que cela n’a pas la moindre importance. Répertorier
l’éternuement d’un puceron.
4.
Dans la capitale turque
l’association pro-kurde ‘Les Marcheurs de la Paix’ organise un grand
rassemblement, une bombe explose, cent morts, deux cents blessés.
5.
L’homme seul, c’est toujours,
sociologiquement et anthropologiquement, un mangeur de soupe. Spinoza c’est au
chou, moi aux chanterelles.
6.
Montaigne, parlant de son livre
écrit : ce n’est qu’une marqueterie
mal jointe. (III, 9)
7.
Dans les écoles allemandes, en
1938, on examinait les élèves et les apprentis en leur posant la
question : « Qu’est-ce qui vient après le Troisième
Reich ? » Ceux qui répondaient : « le Quatrième
Reich », échouaient, car il fallait répondre : « l’Allemagne est
éternelle. »
8.
Étoilement. Étiolement. Examiner
ce que les mots savent.
9.
A sa toute première sortie du
somptueux palais parental, le jeune prince Siddhârta fait une étrange rencontre :
un homme infirme, édenté, tout ridé,
chenu, courbé, appuyé sur une canne, bredouillant et tremblant[1] ;
le cocher lui explique que c’est un vieillard. Et le jeune prince (qui
deviendra le Bouddha) réfléchit : A quoi bon les jeux et les joies,
puisque je suis la demeure de la future vieillesse ?
10.
Henning Mankell, en janvier 2014,
va voir son médecin pour un torticolis qui l’embête — et il
ressort de là avec le diagnostic d’un cancer qui un an après le tue, le 5
octobre 2015, à 67 ans. Il aura encore eu le temps d’écrire son dernier livre :
la maladie, la vie, la marche vers la mort. Livre à lire, et que je lis. Livre
d’un vivant. Livre d’un mourant. Peut-être que j’aurai le temps, moi aussi, d’écrire
mon livre du mourant. Ce sera, comme tous mes livres, une marqueterie mal
foutue, une balivernesque liasse, comme celle-ci. Et c’est peut-être celle-ci.
LA
LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
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