vendredi 27 novembre 2015

petit respir

peinture de Pierre Aleschinski


Chapitre XLIII


 1.

A quatorze ans je suis dans les scouts catholiques, notre troupe s’appelle « Immaculée » ; je ne pense pas que nous ayons jamais réfléchi au sens de ce mot exotique. Nous portions un uniforme kaki, un foulard bleu, une solide épaisse ceinture avec une boucle ronde en métal, et un superbe chapeau en feutre avec de larges bords, comme Baden-Powell sur les vieilles images.


 2.

Descartes, avant de se laisser choir dans le vertige de son doute universel, avait soigneusement, prudemment, peureusement, couardement mis entre parenthèses la religion, celle de son roi et de sa nourrice.

Ensuite, ce Dieu qu’il avait pourtant mis à l’abri, hors de la philosophie, il en établit l’existence par un raisonnement biscornu qui sentait sa bonne scholastique médiévale : J’ai l’idée de Dieu, être parfait ; or, étant moi-même imparfait je ne peux pas être la cause de cette idée, il faut donc qu’un être parfait, que j’appelle Dieu, ait mis cette idée en moi ; donc Dieu est.

Mais ce Dieu n’est qu’une bulle lexicale, un Dieu exsangue, chétif & fantomatique — rien à voir avec le pittoresque, puissant et capricieux Seigneur tribal de la Bible, ni avec l’intrépide thaumaturge galiléen que Paul de Tarse et les évangélistes, après la fin abrupte & dramatique de sa carrière, vont hausser jusqu’au statut de Dieu.

 

3.

Ce n’est pas le grand souffle, c’est le petit respir, mais ça me convient. Depuis sept ou huit ans je respire comme ça, de page en page. Cela permet sans cesse de commencer et à tout moment d’arrêter. Morcellement, compartimentage. Approfondir sans insister. Commencer, recommencer. Prendre, reprendre. — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

4.

Les Locke, Hume et Feuerbach, plus tard, vont eux aussi mentionner cette idée de Dieu qui est dans notre tête — mais ils ne diront plus que c’est Dieu qui l’y a mise.

Et encore un peu plus tard, Nietzsche, qui a eu lui aussi cette idée dans sa fiévreuse caboche, y réfléchit intensément. Puis un jour, il crayonne sur son feuillet, à propos de ce Dieu : il est mort.

 

5.

Quand Bernadette Soubirous demande à la dame dans la grotte comment elle s’appelle, celle-ci bizarrement ne donne pas son nom, mais dit : Je suis l’Immaculée Conception.

 

6.

Deux ans que je n’avais vu Pirotte. Puis il est là, arrive à sa soirée de lecture — avec deux heures de retard, ça ne fait rien, il est en forme. Il lit avec de grands gestes. Comme s’il était heureux, comme si cela lui faisait du bien. Ce qu’on espère, dit-il, c’est de ne plus avoir à écrire, un jour, plus tard. — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

7.

Il y a, ecclésiastiquement, trois formules juridiques pour exprimer l’authenticité d’une apparition de la Vierge : 1/ patet surnaturalitas [le surnaturel est établi], 2/ non patet surnaturalitas [le surnaturel n’est pas établi], 3/ patet non surnaturalitas [le surnaturel est exclu].

Quand l’apparition s’accompagne de miracles, on dit : Le doigt de Dieu est ici.

Mgr Laurence, évêque du diocèse de Tarbes, déclare en 1862, à propos des guérisons miraculeuses de Lourdes : l'apparition est divine, puisque les guérisons portent un cachet divin. Mais ce qui vient de Dieu est vérité ! Par conséquent, l'Apparition se disant l'Immaculée Conception, ce que Bernadette a vu et entendu, c'est la Très Sainte Vierge ! Ecrions-nous donc : le doigt de Dieu est ici !

 

8.

C’était il y a neuf ans, le vingt-cinq avril 1986, j’ai acheté à Virton le « Journal moche », édition originale chez Luneau Ascot, 1981, le titre m’avait plu, j’avais feuilleté, quelques phrases lues au hasard m’avaient ému. Mon cadavre aura-t-il l’air moins benêt si je suis alpagué dans l’instant où je trace le t du mot mort ? — (Texte retrouvé, 18 05 1995)

 

9.

Le dogme de l’Immaculée Conception est proclamé le 8 décembre 1854 par le pape Pie IX dans la bulle « Ineffabilis Deus ».

Après avoir réfléchi quelque temps (huit ans) à cette question, et aussi pour se familiariser avec les tournures latines de la bulle, la Vierge, en personne, décide de se rendre dans une grotte au sud de la France, en 1862, pour entrer en contact avec une adolescente de quatorze ans — et par ce truchement, à l’adresse du pape et des théologiens, elle confirme formellement le bien-fondé du tout nouveau dogme en se faisant appeler Immaculée Conception.

 

10.

Je ne savais rien de lui. Je ne savais pas encore que je lirais tous ses livres. Je ne savais pas encore qu’un jour au Mans, je le rencontrerais. J’avais acheté son livre le 25 avril, et le 26 avril je commençai à écrire « Angle mort » — le 26 avril 1986, c’était aussi le jour de Tchernobyl. Plus tard, il aima « Angle mort ». — (texte retrouvé, 18 05 1995)

 

  LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire