Pour la descente au domaine des
couloirs, des cavernes et des caveaux, nous étions au départ sept ou huit, tous
courageux & téméraires, descente après plusieurs mois de préparatifs, cela
fait maintenant vingt jours que nous avançons, et voici le moment où je dois me
rendre à l’évidence qu’il ne reste que moi, les premières disparitions nous
avaient alarmés et retardés, mais il fallait continuer, à ce stade-là de l’avancée,
il ne pouvait être question de rebrousser chemin, presque toutes les torches étaient
éteintes, matériellement et philosophiquement aucun retour n’était pensable, les
compagnons l’un après l’autre, nous les avons laissés pourrir ou dessécher,
momies parmi les momies, et je m’enfonce toujours plus loin, toujours plus bas,
ma torche est à moitié consumée, j’irai jusqu’au bout du bout, jusqu’au bout du
gouffre, jusqu’à ce que la torche, avant de s’éteindre, me brûle les doigts,
les yeux me coulent tout le temps, c’est le deuil des compagnons et c‘est, je
dois me l’avouer, mon propre deuil, mais il y a encore des discours à faire,
des sortes d’incantatoires allocutions aux squelettes errants des troupeaux de
chèvres et de moutons, les bestiaux n’ont pas connu la terrible grâce de la
momification, je leur parlerai des bonnes et des mauvaises herbes, je leur
parlerai de la rosée et de la chlorophylle, cette réminiscence-là, nous l’avons
en commun, j’allume à la torche mon avant-dernière cigarette, elle me fait
couler les yeux, — pour la dernière, je ne sais pas, vraiment pas.
"Kafka à la Fenice", improbables péripéties - chapitre 56 - inédit
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