Le portrait, comment le voulez-vous, c’est
une question routinière, mais on sent l’enjeu, enjeu capital sinon fatal, le
portrait, vous le voulez en granit, en marbre, en bois ou en cire, tu n’as
aucun repère, tu ne sais pas ce que tes prédécesseurs ont répondu, étrangement
il n’y a aucune trace de leur passage, mais comme eux, tu n’as qu’un désir, impérieux,
compulsif : laisser une trace, sinon tu ne serais pas venu dans cet atelier
sans nom et sans enseigne, dans la cour tu as vu trois ou quatre troncs de chêne,
fraîchement coupés, tu as vu quelques gros blocs de roc, granit sombre pailleté
de nacre, et marbre blanc, de la plus blanche blancheur, le portraitiste s’impatiente,
tu n’as visiblement pas compris la question, il la répète : le portrait,
comment le voulez-vous, granit marbre chêne ou cire, il y a des milliers et des
milliers d’ateliers, tous pareils, et partout la même question, changer de portraitiste
ne te servirait à rien, la question, soudain tu le sais, comme tous tes prédécesseurs
l'ont soudain su, au moment où c’était déjà trop tard à jamais, la question est
un piège, elle sert juste à te mettre en état d’hésitation et appeler ton âme à
la surface, et pendant la fraction de seconde où ton âme est à nu, le
portraitiste en profite pour te l’arracher et la faire disparaître, ou dans le
granit, ou dans le marbre, ou dans le bois, ou dans la cire, et il ricane parce
que tu n’as même pas répondu à la question, tu n’existes plus et personne ne
verra jamais le chef-d’œuvre de ton masque mortuaire.
"Kafka à la Fenice", improbables péripéties, chapitre 55 - inédit
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