Jean-Marie Biwer, 2013
DEUXIEME
LIVRAISON
34 – 66
34.
Lui vient l’idée que pendant un
certain temps il ne retiendrait et ne noterait que des pensées simples, même
primesautières, ainsi que des observations directes, même élémentaires, parce
que si au départ on s’encombre de nuances et de complications, on ne fait que
s’embourber & tourner en rond, au lieu d’y aller en disant, simplement,
comment c’est.
35.
Comme un retour au modèle des
archaïques lapidaires déclarations présocratiques, genre : le soleil n’est qu’un morceau de roc
incandescent.
36.
Il y a le gazouillis mélodieux et
gratuitement gai qui magnifie le silence et thématise l’intemporalité sinon
l’éternité.
Il y a le gazouillement obstiné
qui dérange le silence et thématise l’urgence, le souci, sinon l’imminence de
la mort.
37.
L’injonction socratienne Connais-toi toi-même signifie ― ne
signifie rien d’autre que : sois net et lucide sur ce que tu veux et peux
pour mieux accomplir ce que tu dois.
L’injonction socratienne concerne
l’agir, pas l’être.
38.
Qu’est-ce que tu sais de toi,
comment et jusqu’où te connais-tu ?
Il se pourrait bien que les
évaluations qu’on fait de soi n’aient aucune portée, aucune valeur. Quand je
dis : Je suis dans la plus profonde mélancolie, il se pourrait bien que je
ne sois pas dans la plus profonde mélancolie et que j’emploie des mots qui
n’expriment en rien où j’en suis.
39.
Ce que je suis dans la solitude
et ce que je suis sous le regard d’autrui n’a rien à voir ensemble.
Ce ne sont que deux manières
diverses, opposées, de ne pas savoir qui je suis.
Qui suis-je pour dire qui je suis et qui sont-ils pour dire
qui je suis ?
40.
Qui dit du mal de moi, qui est-il
pour dire du mal ? Qui dit du bien, qui est-il pour dire du bien ?
Ponctuellement, cela peut
fonctionner ; telle action que j’ai pu faire était mauvaise, et, lucidité
oblige, je le reconnais ― telle parole que j’ai pu dire était valable, et,
narcissisme oblige, j’y acquiesce.
Mais ces jugements en disent plus
sur celui qui juge que sur celui qui est jugé.
41.
Ce que je suis : l’inadditionnable
somme des moments que j’ai vécus.
Je suis tout ce qui m’est arrivé.
Je passe ma vie à vivre la suite
des moments ― et à remémorer des moments que j’ai vécus.
42.
Question (maxfrischienne) : Le moment, ce moment-ci que
tu vis, est-il heureux ?
Ou est-ce que tu souhaites qu’il soit autre qu’il n’est ?
43.
Il se souvient que pendant une
courte période de sa vie où il était très heureux, il aimait à dire : Mon
bonheur est tel que je ne peux imaginer ni souhaiter un bonheur autre ou plus
grand.
Un jour qu’il mit cela par écrit,
il ajouta : C’est la remarque la plus significative que j’aie à noter à propos des choses de ma vie.
A ceux qui lui posaient des questions à ce propos, il dit : C’était à cause d’une femme.
Et il ajoutait : Je peux mettre les dates, celle du premier jour et celle du dernier jour, avec une horriblement nette précision. Et l’heure exacte.
L’heure exacte du jour où pour la première fois elle vint chez moi ; l’heure exacte du jour où au téléphone elle me dit que c’était fini.
44.
Toutes les philosophies et toutes
les sagesses de tous les temps ont toujours conseillé qu’il ne fallait pas placer son bonheur hors de soi.
Aucun penseur de renom n’a jamais
pensé ou fait penser que c’était raisonnable pour un homme de confier son sort
à une femme.
45.
En écriture il y a ceux qui vont
de ci de là, comme Jaccottet, et ceux qui s’acharnent, comme Wittgenstein.
46.
Quelle est la couleur de ton
amertume ?
47.
Il y a des moments où on ne peut
pas, mais aussi des moments où on peut, pendant le moment qu’on vit, réfléchir
sur ce moment et le caractériser.
Décrire l’endroit où on est,
évoquer ce qui est dans le champ de vision, indiquer la température, énumérer
les bruits qu’on perçoit et, prudemment, évaluer l’état psychique dans lequel
on se trouve.
On pourrait faire cela vingt,
trente, cinquante fois par jour ― cela ferait autant de pages dans un livre
qu’on écrirait sur ses états psychiques successifs, et année après année, cela
donnerait un gros livre.
48.
Je connais, dit Naroki, au moins
un auteur qui, jour après jour, a mené jusqu’au bout un tel projet de gros
livres, en des milliers et des milliers de pages : Amiel.
49.
Le concept de moment n’est pas
stable.
L’instant est bref, toujours, ne
dure pas ― le moment peut durer.
Dans l’expression un moment de la vie, cela peut être
quelques secondes, quelques minutes, même quelques heures.
Dans l’expression un moment de l’histoire, cela peut être
quelques heures, quelques jours, même quelques mois ou quelques années.
Moment désigne une homogénéité
dans le temps, quelque chose d’identique qui dure.
50.
Depuis sept heures du matin, il
est assis sur la terrasse, en haut de la colline, au milieu du vignoble, il
fait grand soleil, une brise légère fait bouger les feuilles des quelques
arbres qui entourent la maison.
Dans le grand silence général,
les bruits particuliers sont facilement repérables, sporadiques gazouillis de
divers oiseaux, au loin, dans la vallée, le vrombissement d’une machine
invisible, sans doute un tracteur, un insecte qui passe, scarabée ou abeille.
En ville, une abeille qui passe,
on la voit à la rigueur, on ne l’entend guère.
Autrefois les gens n’habitaient
pas dans des villes.
Autrefois les gens connaissaient
le silence.
51.
Puis un autre matin, dès sept
heures, une rumeur nouvelle s’ajoute aux sons divers des jours précédents, en
bas du lopin de vignoble aux 1500 tuteurs, je les ai entendus avant de les
voir : quatre ouvriers sont venus travailler dans les jeunes plantes qui
n’ont que trois ans et ne produisent pas encore, fin mai, elles ont poussé jusqu’à
50 cm et une à une il faut les élaguer, ne laisser que deux branches, la
plupart en ont trois ou quatre, les superflues sont arrachées sans égards, avec
des bouts de ficelles, que les ouvriers portent dans des sacs en plastique
attachés à leurs ceintures, les pousses épargnées sont attachées aux
tuteurs ; je suis descendu voir les hommes, ils m’expliquent en quelques
mots, pas très loquaces ; ils doivent se demander d’où sort ce vecchio
barbuto dans sa longue robe de chambre.
52.
Eguchi, le vieux protagoniste de
« Les belles endormies » (1961) de Kawabata a 67 ans.
Utsugi Tokusuke, le vieux
protagoniste de « Journal d’un fou » (1962) de Tanizaki a 77 ans.
Kawabata a 61 ans quand sort son
livre ; Tanizaki en a 76 quand sort le sien.
Kawabata meurt, peut-être par
suicide, en 1972, à 72 ans ; Tanizaki meurt en 1965, à 79 ans.
53.
Il fait cela fréquemment,
s’introduire dans d’autres vies, par le truchement des choses écrites, prendre
part en quelque sorte à des moments de vie d’autrui, ce qui se passe pour eux,
comment ils vivent, ce qu’ils sentent et pensent, ce qu’ils écrivent et comment
ils écrivent ― ce sont choses auxquelles il aime s’attarder.
54.
Comment à Londres, le 15 août
1665, Samuel Pepys, s’étant levé à 4 h du matin, va à pied vers Greenwich, se
remémorant son rêve de la nuit, le plus beau rêve peut-être qu’il ait jamais
eu, il a tenu dans ses bras Lady Castlemaine, et pouvait faire avec elle tout
ce qu’il voulait, et en ressentait un très vif plaisir ― et il pensa combien il
serait extraordinaire si, une fois dans la tombe, ― comme avait dit Shakespeare
― nous pouvions encore rêver de tels rêves, nous n’aurions pas à craindre la
mort comme nous faisons maintenant en ces temps de peste.
55.
Quand par le truchement des
choses écrites Naroki s’introduit dans la vie d’autres hommes, il examine avec
prédilection comment pour eux cela se passe avec les femmes.
Cela le renvoie aux choses de sa
propre vie et comment il a été avec les femmes.
Et il préfère lire ces choses-là
plutôt dans des journaux intimes et des lettres que dans des romans : la
réalité est toujours plus significative et plus terrible que la fiction.
56.
Comment à Tours, le 15 août 1927,
Walter Benjamin, assis au Café Universel, dos à la statue de Balzac en robe de
chambre, remémore le visage de cette femme (L.) rencontrée quelques semaines
plus tôt, il l’appelle la rose
parisienne, et il revoit les traits de ce visage, cette froideur, ce refus
de tout contact, ― puis, visitant la cathédrale de Tours, il se souvient de la
visite de la cathédrale de Chartres ― et soudain il se sent gai, wurde ich plötzlich heiter, et pense que
cette rose parisienne est
merveilleusement plantée, ici, entre les deux cathédrales, zwischen beiden Kathedralen (…) wunderbar
eingepflanzt.
57.
Certains romanciers qui n’ont
jamais écrit (ou publié) de journal intime insèrent dans la fiction des
éléments autobiographiques hautement indiscrets sinon inavouables, en les
maquillant & travestissant suffisamment pour que ça passe.
58.
Un critique a écrit à propos des
protagonistes Eguchi et Tokusuke que, tout vieillards qu’ils sont, on peut les
caractériser comme des êtres sexuels
dotés d’un corps sexué.
59.
Paroles qu’il se remémore, avec
la date précise, comment au bord du Lac de Constance, pendant qu’elle se
rhabillait, elle dit : Tu m’as fait
quatre cents orgasmes petits et un grand.
60.
Avant de les tuer, ils les
faisaient se mettre nus.
61.
Regardant par-dessus de ma table
de travail vers le lopin de vignoble devant moi, avec les tuteurs où vient se
percher de temps à autre la pie, je vois rapidement passer une hirondelle, et
cela me fait penser aussitôt à Claude Roy, l’ornithologue, et je me souviens de
son livre « Permis de séjour », qui a brûlé avec une douzaine
d’autres de ses livres, ― j’écrirai à mon libraire pour commander « Permis
de séjour », c’est un livre écrit sous la menace mortelle.
62.
Aimer ― se mettre à nu pour les
caresses et les blessures.
63.
L’onirique grabing de l’autre jour, ce n’était pas vu de l’extérieur, mais
senti du dedans, cette bite-là, particulièrement, crucialement, la mienne, au
moment où la main la touche.
64.
Samuel Pepys, lors de son rêve
avec Lady Castlemaine dans ses bras, il ne le dit pas explicitement, mais on peut
conjecturer qu’il a éjaculé.
65.
Naroki déclare qu’on peut
déclarer que tous les livres sont écrits sous la menace mortelle.
66.
Darwin, observant un chien
flairer une chienne, note dans son carnet de travail (1838) qu’il n’y a pas à
s’étonner de cela, puisque, ajoute-t-il, l’odeur de notre propre organe sexuel
ne nous est pas désagréable.
Et Naroki, pour sa part ajoute
que ce n’est pas une conduite propre aux mâles : il se souvient d’une femme
qui avait longuement tenu dans la main son sexe mou & doux, devenu
légèrement moite à force d’être de la sorte empaumé ― elle avait ensuite pressé
la main contre son nez, en la humant intensément, avec une sorte de
ravissement, murmurant : ça j’aime.
LE CAHIER DE NAROKI
deuxième livraison, 34 - 66
inédit
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