mercredi 17 mai 2017

AUTRE LIASSE, chapitre 28 - furtivement

dessin Ekşioğlu Gürbüz Doğan





chapitre 28


1.
Dans la volumineuse collection d’images, je me souviens de ce portfolio d’une soixantaine de photos noir & blanc de danseuses dans la grande salle aux miroirs, parmi dentelles et tutus il y avait du Tchaïkovski et du Delibes dans l’air, les danseuses étaient nues, se mettaient gracieusement dans des attitudes de danse, bras levés, jambes écartées, et au gré des postures on voyait les vulves ouvertes parmi le foisonnement des poils, je me souviens que c’était bien bandant, les images ont brûlé.

2.
Si les bœufs et les lions avaient des mains et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux qu'ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux les mettant sous la figure de chevaux, les bœufs sous la figure de bœufs.

Cette fameuse réflexion de Xénophane (né entre 570 et 560 à Colophon, cité grecque d’Ionie) a été sauvée de l’oubli et de la perte parce qu’elle a été mentionnée par un Père de l’Eglise, Clément d’Alexandrie (150-215), dans son ouvrage « Les Stromates » où il réfute les hérésies et expose la vraie connaissance (la vraie gnose) qui permet l’union mystique avec Dieu.

Des œuvres de Xénophane, toutes perdues, il ne reste que quelques centaines de fragments et allusions disséminés dans les ouvrages d’auteurs anciens comme Diogène Laërce, Aristote, Sextus Empiricus, Cicéron.

Le jour où j’exécuterai mon projet de rassembler dans un volume les cent plus pertinentes pensées jamais pensées, je commencerai par celle-là de Xénophane ― et toutes les autres devront en atteindre le niveau.


3.
Quand j’entends la cloche du proche clocher sonner quatorze heures un quart, unique tintement, je pense soudain à la cloche, toute proche aussi, dans l’autre village, qui sonnait les quarts d’heure, pendant que dans le silence de l’après-midi, nous faisions l’amour, et bien nombreux étaient les quarts d’heures que la sainte cloche sonnait, et c’étaient de douces sonneries, comme si le bon Dieu, souriant, acquiesçait à nos voluptés.


4.
En 1953, quand Françoise Sagan écrivait, à dix-sept ans, « Bonjour tristesse », l’expression faire l’amour choquait.

En 1949, quand Simone de Beauvoir écrivait « Le Deuxième Sexe », clitoris était un mot incongru.

Jean Schlumberger, relatant dans son « Eveils » (1950) des souvenirs de son enfance en 1890, écrit : Si quelqu’un avait prononcé à notre table un mot tel que ‘derrière’, nous serions devenus rouges comme des tomates, et si ç’avait été ‘fesse’, nous aurions cru que le lustre allait tomber.

Montaigne, quant à lui : Qu'a faict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n'en oser parler sans vergongne et pour l'exclurre des propos serieux et reglez? Nous prononçons hardiment: tuer, desrober, trahir; et cela, nous n'oserions qu'entre les dents? (Essais, III, 5).

Dans mon livre « Le Fracas des nuages » (2013), il y a 37 fois le mot vulve, 21 fois vagin, 5 fois pénis, 15 fois bite, 10 fois queue ― et 87 fois Dieu.


5.
Faut pas abuser des pesants adverbes, mais parfois c’est inexorablement.


6.
La licorne n’existe pas. Qui affirme le contraire, se fera taper sur les doigts par les philosophes autant que par les savants, selon l’argument évident qu’on ne peut pas affirmer l’existence de quelque chose qui n’a pas été prouvé par l’expérience.

Cet argument, appliqué à Dieu, n’inquiète pas le philosophe chrétien Vladimir Soloviev (1853-1900) qui n’hésite pas à affirmer que la certitude de l’existence de Dieu repose sur l’expérience religieuse, dans la longue lignée des prêcheurs et apologistes depuis les premiers siècles du christianisme. Rien de nouveau, juste une reformulation.

Il écrit : Que nous soyons convaincus de l’existence réelle de Dieu est inséparablement lié aux phénomènes qui sont donnés dans l’expérience religieuse et que nous référons à l’action de Dieu sur nous. (« Der Gottesbegriff », in : « Werke, Band VIII, » München, 1979, p. 311 ― trad. L. Sch.)

Il faut dire qu’il fait une grossière erreur en écrivant nous dans la phrase citée, au lieu d’écrire je.

S’il écrivait, correctement & honnêtement : j’ai l’expérience de Dieu, on en prendrait acte. Mais une telle affirmation n’est ni contrôlable ni réfutable, elle n’a aucune portée philosophique ou scientifique. Elle n’a pas d’autre sens que subjectif et anecdotique. Aucun débat n’est possible.


7.
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien… ? ― Selon David Markson (« Reader’s Block », 1996), c’est Leibniz qui dit ça. Selon Charles Simic (« The Life of Images », 2015), c’est Parménide.


8.
A sa femme, morte le 7 septembre 1924, Jean Schlumberger écrira une lettre, pendant quarante ans, chaque année, le 7 septembre.


9.
En 1959, Karl Shapiro écrit sur Henry Miller dans « Two Cities » : Let’s assemble a bible from his work, and put one in every hotel room in America, after removing the Gideon Bibles and placing them in the laundry chutes.
Moralement Shapiro regardait Miller comme un saint homme : Gandhi with a penis.


10.
Toutes les six semaines il va la voir, une demi-heure ou une heure, pas pour la voir, c’est trop douloureux, pas pour lui parler, que lui dirait-il, pas pour l’écouter, que lui dirait-elle, il va la voir pour le baiser qu’il lui donne, sur la bouche, furtivement, au moment de repartir.




AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII


inédit




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