Jean-Marie Biwer, Plume, 2013
PREMIERE
LIVRAISON
1 – 33
1.
Il va
enfin accepter la vieillesse mais pas gaiement.
2.
Il ne va
pas solenniser, il se laissera aller, pour dire qu’il ne s’arrêtera pas, il
prendra ça comme ça vient, se permettra encore de dire des mots triviaux.
Il dira
encore pine et cul et con, ragazzo
invecchiato.
3.
Il se
voit dans le miroir, not amused, si vioque & si moche. Souci de soi.
Horreur de soi.
4.
Il se
réveille avec une bonne trique, et y pose instinctivement la main ; et se
dit que les femmes ne connaissent pas ça, ce tutoiement de leur sexe.
5.
Parfois
quand il a pensé quelque chose, il ouvre son cahier et écrit : Il pense
que…, et inscrit la pensée qu’il vient de penser.
Il met
ses pensées à l’abri de la troisième personne.
6.
Notes,
note-t-il, nécessaires mais pas compulsives ― ou l’inverse, ce sera à voir.
7.
Il note
qu’il a pensé que son amour n’était pas du prochain mais de la lointaine.
8.
Cummings meurt à 68 ans.
Gaddis meurt à 76 ans.
Pinget meurt à 78 ans.
Zukofsky meurt à 74 ans.
9.
Quand il
se demande, au tout départ du livre, jusqu’où aller en nombre pour ces
inscriptions, il pense à 333. Puis se ravise, pensant qu’il pourrait continuer
à vivre, et il pense à 666. Puis, dans une sorte d’enthousiasme à la fois
imprudent & morbide, il pense à 999, pour la joliesse du nombre, et comme
pour aller vers le mille.
Les
inscriptions seront regroupées par livraisons de 33.
10.
Inscriptions,
donc, plutôt que notes, par discret, superstitieux, tutélaire & fraternel
hommage à Scut.
11.
Ni
Monsieur Songe ni Monsieur Plume, encore moins Monsieur Teste, mais Naroki,
juste Naroki, trois syllabes un peu narquoises qui tombent sur qui… (sur
qui ?) ― et c’est déjà beaucoup comme projet et c’est déjà trop comme
programme.
12.
Les
traits à l’encre rouge en haut de page et en bas de page sont tracés à main
levée. Fi de la règle.
Les légers
gondolements que cela produit plaisent à Naroki, ― une sorte de coquetterie de
l’imperfection, et cela fait authentiquement artisanal, par contraste avec la
rigide rigueur de la typographie mécanique.
Gérer la
matérialité, avec plaisir.
13.
C’est du
bleu, mais pas vif, c’est du ciel un peu délavé, mais qui va pas pâlir
davantage, puisque les fardes sont gardées à l’abri dans le tiroir.
14.
Dans un
tiroir spécial du meuble acajou il garde plusieurs fardes bleues dans
lesquelles il classe par ordre thématique et chronologique les messages
spéciaux qu’il écrit assez fréquemment, de jour autant que de nuit.
Neuf sur
dix, dix-neuf sur vingt de ces messages ne sont pas envoyés.
Ce sont
des messages cruciaux mais ils ne sont pas envoyés.
15.
Il écrit
dans un message : Ton goût de miel et de sel, ta saveur d’algue et de
mangue, je m’en languis en permanence.
16.
Imprécision
du geste, légère maladresse des mains qui sur la table heurtent ou renversent
des objets ; c’est plus que probablement un tout début de dégénérescence,
premiers symptômes d’un délabrement mental autant que physique.
17.
Chant du
cygne… ?
Il pense
à ça comme une tâche concrète, un labour : le champ du signe…
18.
Elle lui
avait dit ça comme ça : Tu vas devenir vieux, et un jour tu ne pourras
plus.
19.
Sentir la
vie et en plus la dire.
Envie de
sentir la vie et en plus envie de la dire.
Et
l’anxiété que l’envie de sentir et l’envie de dire puissent flancher, ou
surtout, puissent être entravées.
20.
Ce qu’il
sent, il l’a senti. Ce qu’il pense, il l’a pensé.
Il sent,
il pense ― encore.
Est-ce
qu’il sent, pense quelque chose de nouveau ?
21.
Il
persévère dans son être.
Il
continue, parce qu’il a commencé.
Et à ce
continuer est inextricablement, fatalement & consubstan-tiellement mêlé le
désastre de la fin, l’inexorable promesse du néant.
Mais en
attendant, mot à souligner trois fois, et en rouge, en attendant, l’innombrable
& démente splendeur de la vie.
Splendeur
de la vie dont se réjouissent aussi les mites et les blattes aussi longtemps
que l’asthme et les migraines les épargnent.
22.
Un carnet
de Wittgenstein, écrit en quelques semaines pendant son avant-dernière année,
perdu, peut-être caché, puis retrouvé.
119
notules sur la sémantique du sexe. Toujours inédit. De temps en temps je le
feuillette et, je l’avoue, m’en inspire un peu.
23.
Rien que
la contemplation, la méditation de la lumière ― c’est gouffre & vertige.
Il veut
dire : le soleil du matin sur la colline ― c’est quelque chose de si… de
si…, il n’y a pas de mot, pas de mots.
Dans les
livres, c’est thématisé par des bribes fulgurantes comme fiat lux et m’illumino
d’immenso.
24.
Parmi les
cahiers il y avait Schönschreibeheft et
Vorbereitungsheft ― et pendant cette
enfance on n’est pas venu nous tuer, nous n’habitions pas en Biélorussie, et
dans le sillage de la Wehrmacht il n’y avait pas de Einsatzgruppen.
25.
Une
réfraction, eine Brechung, à cause de
la troisième personne, cela permet des brèches, et donc des intrusions.
26.
On ne
cachera pas que Naroki, au lieu des faire des randonnées, s’attardait aux
livres, à plein de livres, en toute impunité, dira-t-on plus tard.
27.
Il n’a
jamais compris où Blanchot voulait en venir, mais n’a pas arrêté de le lire.
Et trouve
l’un ou l’autre exergue pour l’un ou l’autre de ses livres désastreux.
28.
Sixième
jour qu’il vit avec cette pie solitaire dont le domaine est ce tout proche
lopin de vignoble, mille cinq cents solides tuteurs qu’elle a à sa disposition,
pour venir se percher, puis marcher dans l’herbe, tête haute et de temps en
temps picorer ou faire semblant de picorer, Naroki en général et depuis
toujours hait les pies, mais celle-là, il la regarde avec indulgence, et même
avec une sorte d’attendrissement, presque amitié, ornithologiquement la pie n’est
pas, n’a jamais été solitaire, et Naroki, dans sa méditation improvisée
balbutie quelque chose comme communauté
de destin ou même, comprenne qui pourra, quelque chose comme perfection de l’être, c’est plus bref
que les 800 pages de Sloterdijk sur la bulle, mais c’est, potentiellement,
plein de sens.
29.
Soudain,
alors qu’aucune poule ne caquète, il se souvient du fou-rire de Marty, rue de
la Harpe, il y a cinquante ans, le fou-rire de Marty dans le petit cinéma au
Quartier latin, ils sont allés voir le dernier film de
Polanski, »Cul-de-sac », et sur l’écran trotte, si incongrument,
cette poule qui caquète, et Marty, à la vue de la poule est prise d’un fou-rire
indiscret et interminable, Naroki s’en souvient, ce matin, alors qu’aucune
poule, ici, ne caquète, il n’y a pas de poules ici, rue de la Harpe, en 1966,
Marty avait vingt ans, et jolie et vierge et pas amoureuse de Naroki.
30.
Bien
avant de s’asseoir pour mettre sur la page l’incident onirique grabing him by the dick & balls, il passe en revue des
formulations, des mises en scène, des cadrages, des mises en phrase (faudrait
déjà transvaser le monosyllabique anglais), allant jusqu’à imaginer, deviner
comment un Gracq ou un Des Forêts se seraient tirés d’affaire, s’ils avaient
eu, dans un de leurs livres bribaires, à relater un rêve pareil, mais on ne
sait rien des rêves gracquiens ou forestiens, ni même jaccottiens, aucun d’eux
n’a jamais thématisé la bite.
Alors il
faut y aller sans caution et sans encouragement.
31.
Ragazzo invecchiato, Naroki se
dit que s’il écrivait en italien, cela pourrait être un titre.
32.
Naroki
connaît quelqu’un qui à propos de comment
c’est a écrit tout un livre, lancinant & terrible, après lequel on ne
peut plus vraiment traiter ce sujet.
Puis on
le fait quand même, et ça ne peut que foirer.
33.
Ils se trouvent tous deux, elle
et lui, habillés de longs imperméables (cela leur fait une sorte de gémellité,
cela les met comme dans une bulle boschienne), au milieu d’une cohue, tout près
l’un de l’autre, puis elle a soudain ce geste, à l’abri des manteaux et donc
des regards, de mettre la main, à l’intérieur, sur sa peau à lui, et descendre
le long du ventre pour lui saisir, avec tendre fermeté, la bite et les
couilles.
Cela se passe trente-cinq ans
après qu’ils se sont connus, et la privauté n’a rien d’incongru, elle a été
autrefois assez proche de lui pour évaluer, intimement, combien maintenant il
apprécierait cet attouchement.
Lui, se contente de
savourer la sensation, sans rien entreprendre de sa part.
LE CAHIER DE NAROKI
Première livraison, 1-33
inédit
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