mardi 30 mai 2017

LE CAHIER DE NAROKI, 1-33

Jean-Marie Biwer, Plume, 2013
PREMIERE LIVRAISON

1 – 33




1.
Il va enfin accepter la vieillesse mais pas gaiement.

2.
Il ne va pas solenniser, il se laissera aller, pour dire qu’il ne s’arrêtera pas, il prendra ça comme ça vient, se permettra encore de dire des mots triviaux.
Il dira encore pine et cul et con, ragazzo invecchiato.

3.
Il se voit dans le miroir, not amused, si vioque & si moche. Souci de soi. Horreur de soi.

4.
Il se réveille avec une bonne trique, et y pose instinctivement la main ; et se dit que les femmes ne connaissent pas ça, ce tutoiement de leur sexe.

5.
Parfois quand il a pensé quelque chose, il ouvre son cahier et écrit : Il pense que…, et inscrit la pensée qu’il vient de penser.
Il met ses pensées à l’abri de la troisième personne.

6.
Notes, note-t-il, nécessaires mais pas compulsives ― ou l’inverse, ce sera à voir.

7.
Il note qu’il a pensé que son amour n’était pas du prochain mais de la lointaine.

8.
Cummings meurt à 68 ans.

Gaddis meurt à 76 ans.

Pinget meurt à 78 ans.

Zukofsky meurt à 74 ans.


9.
Quand il se demande, au tout départ du livre, jusqu’où aller en nombre pour ces inscriptions, il pense à 333. Puis se ravise, pensant qu’il pourrait continuer à vivre, et il pense à 666. Puis, dans une sorte d’enthousiasme à la fois imprudent & morbide, il pense à 999, pour la joliesse du nombre, et comme pour aller vers le mille.
Les inscriptions seront regroupées par livraisons de 33.

10.
Inscriptions, donc, plutôt que notes, par discret, superstitieux, tutélaire & fraternel hommage à Scut.

11.
Ni Monsieur Songe ni Monsieur Plume, encore moins Monsieur Teste, mais Naroki, juste Naroki, trois syllabes un peu narquoises qui tombent sur qui… (sur qui ?) ― et c’est déjà beaucoup comme projet et c’est déjà trop comme programme.

12.
Les traits à l’encre rouge en haut de page et en bas de page sont tracés à main levée. Fi de la règle.
Les légers gondolements que cela produit plaisent à Naroki, ― une sorte de coquetterie de l’imperfection, et cela fait authentiquement artisanal, par contraste avec la rigide rigueur de la typographie mécanique.
Gérer la matérialité, avec plaisir.

13.
C’est du bleu, mais pas vif, c’est du ciel un peu délavé, mais qui va pas pâlir davantage, puisque les fardes sont gardées à l’abri dans le tiroir.

14.
Dans un tiroir spécial du meuble acajou il garde plusieurs fardes bleues dans lesquelles il classe par ordre thématique et chronologique les messages spéciaux qu’il écrit assez fréquemment, de jour autant que de nuit.
Neuf sur dix, dix-neuf sur vingt de ces messages ne sont pas envoyés.
Ce sont des messages cruciaux mais ils ne sont pas envoyés.

15.
Il écrit dans un message : Ton goût de miel et de sel, ta saveur d’algue et de mangue, je m’en languis en permanence.

16.
Imprécision du geste, légère maladresse des mains qui sur la table heurtent ou renversent des objets ; c’est plus que probablement un tout début de dégénérescence, premiers symptômes d’un délabrement mental autant que physique.

17.
Chant du cygne… ?
Il pense à ça comme une tâche concrète, un labour : le champ du signe…

18.
Elle lui avait dit ça comme ça : Tu vas devenir vieux, et un jour tu ne pourras plus.

19.
Sentir la vie et en plus la dire.
Envie de sentir la vie et en plus envie de la dire.
Et l’anxiété que l’envie de sentir et l’envie de dire puissent flancher, ou surtout, puissent être entravées.

20.
Ce qu’il sent, il l’a senti. Ce qu’il pense, il l’a pensé.
Il sent, il pense ― encore.
Est-ce qu’il sent, pense quelque chose de nouveau ?

21.
Il persévère dans son être.
Il continue, parce qu’il a commencé.
Et à ce continuer est inextricablement, fatalement & consubstan-tiellement mêlé le désastre de la fin, l’inexorable promesse du néant.
Mais en attendant, mot à souligner trois fois, et en rouge, en attendant, l’innombrable & démente splendeur de la vie.
Splendeur de la vie dont se réjouissent aussi les mites et les blattes aussi longtemps que l’asthme et les migraines les épargnent.

22.
Un carnet de Wittgenstein, écrit en quelques semaines pendant son avant-dernière année, perdu, peut-être caché, puis retrouvé.
119 notules sur la sémantique du sexe. Toujours inédit. De temps en temps je le feuillette et, je l’avoue, m’en inspire un peu.

23.
Rien que la contemplation, la méditation de la lumière ― c’est gouffre & vertige.
Il veut dire : le soleil du matin sur la colline ― c’est quelque chose de si… de si…, il n’y a pas de mot, pas de mots.
Dans les livres, c’est thématisé par des bribes fulgurantes comme fiat lux et m’illumino d’immenso.

24.
Parmi les cahiers il y avait Schönschreibeheft et Vorbereitungsheft ― et pendant cette enfance on n’est pas venu nous tuer, nous n’habitions pas en Biélorussie, et dans le sillage de la Wehrmacht il n’y avait pas de Einsatzgruppen.

25.
Une réfraction, eine Brechung, à cause de la troisième personne, cela permet des brèches, et donc des intrusions.

26.
On ne cachera pas que Naroki, au lieu des faire des randonnées, s’attardait aux livres, à plein de livres, en toute impunité, dira-t-on plus tard.

27.
Il n’a jamais compris où Blanchot voulait en venir, mais n’a pas arrêté de le lire.
Et trouve l’un ou l’autre exergue pour l’un ou l’autre de ses livres désastreux.

28.
Sixième jour qu’il vit avec cette pie solitaire dont le domaine est ce tout proche lopin de vignoble, mille cinq cents solides tuteurs qu’elle a à sa disposition, pour venir se percher, puis marcher dans l’herbe, tête haute et de temps en temps picorer ou faire semblant de picorer, Naroki en général et depuis toujours hait les pies, mais celle-là, il la regarde avec indulgence, et même avec une sorte d’attendrissement, presque amitié, ornithologiquement la pie n’est pas, n’a jamais été solitaire, et Naroki, dans sa méditation improvisée balbutie quelque chose comme communauté de destin ou même, comprenne qui pourra, quelque chose comme perfection de l’être, c’est plus bref que les 800 pages de Sloterdijk sur la bulle, mais c’est, potentiellement, plein de sens.

29.
Soudain, alors qu’aucune poule ne caquète, il se souvient du fou-rire de Marty, rue de la Harpe, il y a cinquante ans, le fou-rire de Marty dans le petit cinéma au Quartier latin, ils sont allés voir le dernier film de Polanski, »Cul-de-sac », et sur l’écran trotte, si incongrument, cette poule qui caquète, et Marty, à la vue de la poule est prise d’un fou-rire indiscret et interminable, Naroki s’en souvient, ce matin, alors qu’aucune poule, ici, ne caquète, il n’y a pas de poules ici, rue de la Harpe, en 1966, Marty avait vingt ans, et jolie et vierge et pas amoureuse de Naroki.

30.
Bien avant de s’asseoir pour mettre sur la page l’incident onirique  grabing him by the dick & balls, il passe en revue des formulations, des mises en scène, des cadrages, des mises en phrase (faudrait déjà transvaser le monosyllabique anglais), allant jusqu’à imaginer, deviner comment un Gracq ou un Des Forêts se seraient tirés d’affaire, s’ils avaient eu, dans un de leurs livres bribaires, à relater un rêve pareil, mais on ne sait rien des rêves gracquiens ou forestiens, ni même jaccottiens, aucun d’eux n’a jamais thématisé la bite.
Alors il faut y aller sans caution et sans encouragement.

31.
Ragazzo invecchiato, Naroki se dit que s’il écrivait en italien, cela pourrait être un titre.

32.
Naroki connaît quelqu’un qui à propos de comment c’est a écrit tout un livre, lancinant & terrible, après lequel on ne peut plus vraiment traiter ce sujet.
Puis on le fait quand même, et ça ne peut que foirer.

33.
Ils se trouvent tous deux, elle et lui, habillés de longs imperméables (cela leur fait une sorte de gémellité, cela les met comme dans une bulle boschienne), au milieu d’une cohue, tout près l’un de l’autre, puis elle a soudain ce geste, à l’abri des manteaux et donc des regards, de mettre la main, à l’intérieur, sur sa peau à lui, et descendre le long du ventre pour lui saisir, avec tendre fermeté, la bite et les couilles.
Cela se passe trente-cinq ans après qu’ils se sont connus, et la privauté n’a rien d’incongru, elle a été autrefois assez proche de lui pour évaluer, intimement, combien maintenant il apprécierait cet attouchement.

Lui, se contente de savourer la sensation, sans rien entreprendre de sa part.





LE CAHIER DE NAROKI
Première livraison, 1-33
inédit




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