mardi 6 juin 2017

LE CAHIER DE NAROKI, 67 - 99

Jean-Marie Biwer, Plume, gouache, 2013



TROISIEME LIVRAISON

67 – 99



Wenn Sie wissen wollen, wer hier spricht, welches Ich, so ist es das meine 
und auch wieder nicht, aus wem spräche immer nur das eigene Ich.
Marie Luise Kaschnitz, « Wohin denn ich », 1963






67.
Je ne suis pas peintre, je ne suis que fignoleur de vignettes.

68.
Comment je sens et ce que je pense, Weltanschauung & Lebensgefühl ― les deux pôles de mon chant magnétique.

69.
En été 1906, à dix-neuf ans, Georg Heym, précurseur de l’expressionnisme allemand, de tempérament très mélancolique, passe par une période de déprime qui laisse des traces dans ses carnets ; il note comment il tente de s’étourdir par la volupté, in plötzlichem Lustrausch mich zu betäuben suche ― façon cryptée de thématiser ses masturbations.

70.
Je ne suis pas romancier, je ne suis que griffonneur de biographèmes.

71.
Son non-désir d’aucune femme est déchiramment proportionnel au désir qu’il a, encore & toujours, d’une seule.

Aucune femme ne saurait m’offrir ton sexe.

72.
Un crâne qu’il a orné d’une couronne de feuilles de vigne orne la chambre de Georg Heym, en été 1906, pendant sa déprime.

Il écrit des poèmes qu’il trouve beaux, Lieder, die viel Freude atmen.
Le crâne, il l’a trouvé au vieux cimetière de son village, à côté d’une pierre dans laquelle était ciselée la date 1319.

Le crâne, il l’aime beaucoup, hab ihn sehr lieb.

Il meurt six ans plus tard, noyé, à vingt-quatre ans.

73.
Examiner ce que, sur les choses de l’âge, ils disent, et comment, avec quels mots.

Montherlant, dans un entretien avec Jouhandeau dit qu’il ne voulait pas mourir avant d’avoir lu certains livres.

Jouhandeau, à 70 ans, trouve que son interlocuteur ― qui est son cadet de sept ans ― est encore bien jeune, et déclare que pour sa part, cette sorte d’appétit est passé, et précise : Aucune fringale de connaître encore surtout ce qui est écrit.

Curiosité éteinte. Libido sciendi à plat.

74.
Parfois, ses mains posées sur la table, il les regarde, et reste songeur.
Il s’arrête d’écrire ― et pense qu’il faudra écrire quelque chose un jour à propos de ces mains.

75.
Peu après son 69e anniversaire, Freud écrit à Lou Andréas-Salomé que le désir chez lui n’a plus la même intensité, et parle d’une carapace d’insensibilité qui lentement se forme autour de lui, il pense que c’est une évolution naturelle, une façon, écrit-il, de commencer à devenir inorganique.

76.
Les guerres napoléoniennes : meurtrières, avec du vrai sang, mais en quelque sorte anecdotiques, et presque idylliques.

77.
Si précis, si troublant, le sens biblique de l’expression connaître la femme.

C’est : la pénétrer.

78.
Georg Heym, à vingt-quatre ans, découvre la vie. En été 1911, il note dans son journal que quotidiennement il ne vit pas une vie, mais 3, 4, 5 ; il se tient loin des hommes et ne fréquente plus que les femmes, verkehre nur noch mit Frauen.

On peut conjecturer : sans encore les toucher ― malgré le sens assez lourd du verbe verkehren.

Cinq mois plus tard, le 12 janvier 1912, il meurt.

N’aura pas connu la femme.

77.
Naroki, dans son livre, se souvient du jour et de l’heure où, pour la première fois elle lui dit : Viens dans moi.

78.
Pénétrer est quelque chose de si indiciblement inouï qu’on n’a encore rien dit en disant pénétrer.

79.
Naroki, chaque fois qu’il la voit, y pense, très ému, qu’il a été en elle.
D’après des calculs assez sophistiqués, en consultant les dédales de ses chroniques secrètes, il estima : une centaine de fois en soixante-huit mois.

80.
Lors du bombardement français de Dresde, le 26 août 1813, une grenade tomba sur la place du marché et fracassa le crâne d’un soldat westphalien qui s’apprêtait à puiser de l’eau à la pompe ; à quelques pas de lui, un bourgeois de la ville, élégamment habillé, était étendu par terre, et quand il s’appuya pour se relever, ses viscères se répandirent sur le pavé, et il retomba, mort ; trois autres personnes, à côté de l’église Notre-Dame, furent grièvement blessées par la même grenade.

81.
Comment j’étais à vingt-quatre ans. N’avais vécu aucun roman. Seulement des romances. Pendant toute l’adolescence, une demi-douzaine de princesses lointaines, gracieuses écolières, la plupart sans jamais leur parler.

Solitaire & taré. Et rien de biblique.

Les dix mille pages que j’ai écrites sur tout ça n’existent plus. Ont brûlé.

82.
Si j’étais mort, comme Heym, à 24 ans, au sortir de l’adolescence, comme lui noyé, ou encore brûlé, ou écrabouillé, ou assassiné, ou tuberculosé, ou suicidé, que sais-je, j’aurais, peu de temps avant de mourir, connu deux femmes.

Connu bibliquement.

Je n’ai pas eu à les courtiser, conquérir, séduire. Elles me sont venues, se sont offertes.

Je ne les ai pas aimées. J’aimais, toujours, une princesse lointaine. J’étais velléitaire et timide et lâche.

Je leur ai fait l’amour sans amour. Je les ai fait jouir. Elles étaient tendres avec moi. Disaient qu’elles m’aimaient.

83.
Question maxfrischienne : Pour qui écris-tu ?
― Je n’ai pas le droit de répondre. Elle m’en voudrait.

84.
Elle lui avait dit, en été 1910, parmi les hortensias, dans la petite baie du lac de Constance : Quand tu ne seras plus là, je n’écrirai plus.

Mots qui, bientôt après, ne comptèrent plus. Il n’était plus là ― et elle écrivait toujours.

84.
Il notait toujours, soigneusement, l’âge où ils sont morts.
Quand ils sont morts avant son âge, il se dit : Quelle chance j’ai de survivre.

Quand ils sont morts après son âge, il se dit qu’il a sans doute la chance de vivre encore quelque temps.

Ainsi, dit-il, je goutte beaucoup l’âge que j’ai. L’âge affreux qui, selon les préjugés ambiants, fait de moi un vieillard.

Et il ironise sur tout ça avec une louche & problématique coquetterie.

85.
Cent trente-deux ans après la mort du soldat westphalien sur la place du marché à Dresde, lors du bombardement français, la ville fut de nouveau bombardée, les 13, 14 et 15 février 1945.

En trois jours 1300 avions larguèrent 3900 tonnes de bombes à fragmentation et incendiaires.

La ville fut presque entièrement détruite.
25 000 morts.

86.
Mes mains, parfois je les regarde, comme de loin, comme de l’extérieur, à distance, avec à fois détachement et attendrissement, et cela me surprend, comme si j’étais un peu incrédule que cela soit mes mains.

Ce sont ces mains-là qui sur elle sont allées, ces doigts-là qui en elle ont pénétré.

87.
Certains diaristes, loin de passer sous silence leurs pratiques masturbatoires, les ont régulièrement thématisées, souvent dans un souci de régularisation et de contrôle, dans un contexte répressif, comme H. C. Andersen ou Amiel, tandis que d’autres exprimaient leurs aveux sans complexes, comme Michelet qui mentionne assez fréquemment ses frictions onctueuses.

Mais la plupart, pour en parler, ont recours à un langage crypté ― ou se contentent de mettre un énigmatique signe typographique, genre ₼ ou ⊙.

88.
Dans mes journaux d’adolescence, je marquais dans une grille de calendrier spéciale chaque date où je faisais ça.

Mes cahiers ne sont plus là (pour cause de flammes), pour que j’aille contrôler, mais des estimations raisonnables seraient que c’était trois, ou quatre, ou peut-être jusqu’à cinq fois par mois.

Dans le manuel du cours de religion, cela s’appelait Selbstbefleckung, maculation / salissement de soi.

89.
Nous ne savions pas encore, que le caressement de soi, les filles faisaient ça aussi, à leur manière, mais nettement moins liquide, en tout cas sans cette indiscrète, embarrassante, visible et tangible effusion.

L’allusion explicite à la tache, dans le manuel, cela ne pouvait pas les concerner.

90.
Les giclées et leurs encombrantes liquoreuses retombées, bien abondantes parfois, surtout après une abstinence prolongée, fallait gérer ça, éviter les souillures, éliminer les bavures, ne pas laisser de traces.

Je me souviens d’une giclure, en ce temps-là, puissante & abondante, que j’ai eue littéralement dans l’œil, je ne portais pas encore de lunettes.

Laisser sécher le mouchoir, en cachette, pour que la femme de ménage ne le trouve pas dans le panier à linge, louchement poisseux.

91.
A confesse, fallait mentionner cela, sechstes Gebot, Unkeusches getan, schwere Sünde, allein oder mit andern, durch Wort & Werk, et combien de fois.

Je ne me souviens pas si j’ai jamais mentionné ce lourd péché dans la petite cabane à pénitence contre la paroi dans la nef latérale de l’église paroissiale, face à la grille derrière laquelle était assis le confesseur, à peine visible dans la pénombre derrière le rideau fermé.

Pendant les années d’enfance où je suis allé à confesse, je me souviens que j’éprouvais des difficultés à me trouver des péchés, je m’accusais régulièrement d’avoir genascht, abusé des friandises, ou d’avoir désobéi ou menti, et c’est tout.

Quand j’ai commencé à prendre plaisir à regarder des images de femmes nues, je n’allais déjà plus à confesse. Ce n’était donc pas un péché. Et non plus ce que des fois je me faisais en regardant de telles images.

92.
En tout cas, à douze, treize ans, je n’ai jamais commis de péché mortel, Todsünde.

Si tu meurs en état de péché mortel, sans confession, sans rémission, c’est l’enfer, direct.

93.
Des fois me viennent des formulations qui se révèlent passablement maladroites ou même de mauvais goût ; une fois qu’elles se trouvent sur la page, je m’en rends compte en les relisant.

Puis, pendant que je me pose la question s’il faut raturer, je me pose aussi la question de ce que je voulais dire, ― si cela pouvait peut-être se dire autrement ou mieux, et bien souvent je ne trouve pas mieux que ma formulation maladroite et de mauvais goût.

Je laisse donc passer.

Il m’importe de formuler ― et je formule comme je peux, de mon mieux.

Et c’est à prendre ou à laisser.

94.
Principe fondamental de ma poétologie : Dire ça comme ça et pas autrement.

95.
Ma sœur me raconte que lorsqu’elle confessa son premier baiser, le confesseur lui demanda : Au-dessus ou en dessous de la ceinture… ?

96.
Il lui reste encore plusieurs choses à clarifier, à mieux clarifier ; thèmes qu’il a traités dizaines, parfois centaines de fois, sans en faire le tour ; faut y revenir, au risque de ressasser.

Certains mots ou tournures n’ont pas encore été mis à contribution.
Et sans cesse, au contact avec les autres : comment ont-ils dit ?

Retourner ― et jusqu’à Xénophane…

97.
Comment, pendant que j’étais en elle, immobile, au plus profond, nos regards s’entrepénétraient éperdument.

98.
Une vieille chapelle en Toscane, nous l’avions aperçue de loin, en haut d’une oliveraie, nous allons l’admirer du dehors, puis remarquons que le portail n’est pas fermé à clé.

A l’intérieur, pénombre, poussière, quelques gravats, sinon c’est vide, ni mobilier ni statues ― sauf, contre le mur latéral, un imposant confessionnal avec, sur le devant, un long rideau violet qui voile le siège du confesseur.

La jeune femme qui m’accompagne ouvre la basse petite porte d’accès, écarte le rideau, et s’assied sur la chaise du saint homme ; elle retrousse sa robe, ouvre les jambes et met la main dans sa culotte pour mimer un fervent auto-caressement.

99.
Livre auquel soudain je pense, et qui n’est plus parmi mes livres ― et aussitôt commandé, parce que je me souviens avec quelle concentration et lenteur je l’ai lu il y a une trentaine d’années, je ne veux pas mourir avant de l’avoir relu « Le Singe grammairien » d’Octavio Paz.

Je suis autant, peut-être plus, relecteur que lecteur.







.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire