Notizen, photo L. Sch.
Chapitre
26
1.
Le bureau du grenier, sous la
fenêtre dans le toit, est grand et lumineux, deux mètres de long, quatre-vingt
centimètres de large, deux plantes, deux lampes, quatre pots (deux en terre
cuite, un en métal, un en verre), avec une centaine de stylos feutre et crayons
couleur, cinq chevalets (de ma fabrication), quatre où sont posés des livres, un
album du Caravage ouvert à la page du sacrifice d’Isaac, un chevalet vide où
sera mis le livre à lire, à plusieurs endroits des livres posés, les uns
verticalement, les autres horizontalement, en piles, il y a quatre piles à une
dizaine d’ouvrages chacune, trois regroupements de livres à la verticale, ‒ et
tout autour, dans le grenier, une cinquantaine de hautes étagères où les livres
sont placés en ordre alphabétique ou thématique, ‒ les livres disséminés sur le
bureau sont en cours de lecture, une cinquantaine, lecture permanente,
enchevêtrée, je lis tour à tour cinq à dix pages, rarement plus, ce sont autant
de vertiges, ‒ et de temps en temps j’écris.
2.
Donald Hall a 43 ans quand, en
1971, il publie chez Harper & Row son « The Yellow Room, Love
Poems » ; quarante-cinq ans plus tard, je commande son livre chez un
bouquiniste américain, livre d’occasion, bon marché, qui provient de la
bibliothèque du « Antietam Bible College » à Hagertown dans le
Maryland, un tampon sur la page titre en fait foi ; sur la même page, une
déclaration, tamponnée elle aussi : All
the views expressed herein are not necessarily those of BCC.
Recherche faite, le Collège se
présente comme suit : Antietam Bible
College is to Biblically and academically train and equip born-again believers
with skills to rightly divide the Word of God, to effectively communicate the
Gospel of Jesus and to make Christ-honoring life application.
Dans une enveloppe collée sur la
page de garde arrière se trouve une fiche de prêt : date loaned / borrower’s name ― il n’y a pas de date, pas de nom.
Le livre n’a pas été lu ; aucun born-again
believer n’a lu ces poèmes d’amour. Je suis le premier lecteur.
3.
Le manomètre vital est un
appareil que j’ai conçu sur le modèle du manomètre de Bourdon : un cadran
échelonné de 0 à 100, avec une aiguille pivotant à partir du centre.
Ce dispositif sert à mesurer la
pression vitale, tonicité physiologique autant que tension psychique, étant
entendu que le corps et l’âme sont étroitement unis, groddeckiennement, au
contraire de l’archaïque & trompeuse théorie cartésienne.
La valeur quantitative pointée
par l’aiguille fait implicitement la synthèse entre le physique et le
psychique : il y a, en fait, deux manomètres préalables, en amont, en
retrait, mais purement virtuels, (immatériels en quelque sorte, sinon imaginaires)
qui mesurent séparément l’âme et le corps, mais on comprendra que ces valeurs
hypostasiées n’auraient, si on les connaissait (mais on ne les connaît pas),
qu’une pertinence abstraite et purement indicative sans autre intérêt que de
produire la synthèse.
L’élément central, crucial,
névralgique du dispositif, c’est l’appareil de synthèse hautement sophistiqué,
malgré sa taille relativement modeste, c’est là que convergent les informations
des manomètres virtuels : millions de micro-données à la seconde,
analysées et synthétisées, pour alimenter la mesure et définir la position de
l’aiguille.
Pour chaque position actuelle de
l’aiguille, on peut activer le bouton rouge d’analyse qui fait apparaître sur
l’écran une caractérisation détaillée de l’ensemble des données quantitatives transmuées
en analyses & descriptions qualitatives (toute la physiologie, toute la
chimie ainsi que toutes les strates & ramifications des états d’âme).
Mon appareil est encore à l’état
de prototype, mais il fonctionne, pour le moment rudimentairement ; les
valeurs sont prélevées six fois par jour : au réveil, à midi, à 16 h, à 20
h, à 0 h, avant le sommeil.
Plus tard seront élaborées des technologies
pour prendre aussi des mesures pendant le sommeil ; pour cela il faudra
éventuellement installer un troisième manomètre virtuel.
4.
Orchidée sur la table de travail ―
ça met encore du sexe dans ma vie.
5.
Quai de Seine, l’eau du canal
étincelait, il y avait soleil, une mouette, nageant sur l’eau, tournait autour
de sa copine, qui à côté d’elle flottait, ventre en l’air, noyée, elle la
touchait encore et encore du bec, pour la faire ressusciter, mais dans le règne
des mouettes, on ne ressuscite pas, la mort c’est la mort, la mouette morte
flottera encore un certain temps, il reste de l’air à l’intérieur, puis les
molécules se désagrègent, se désorganisent, le cadavre s’appesantira, et la
mouette morte, au lieu de s’envoler, finira par sombrer, jusqu’à la vase du
fond, où toutes sortes de gluantes vermines vont l’ingurgiter et la digérer, il
y aura aussi des poissons charognards qui se feront un plaisir d’empêcher la
résurrection de la mouette.
6.
Rassemblement d’une centaine de jeunes
gens sur la petite esplanade devant le marché Stalingrad, quelques-uns se
mettent en cercle, chantent et dansent, ils sont jeunes, ils sont noirs, à l’exception
d’une jeune femme qui a un saxo pendu à son cou, je reste là, au bord du
cercle, à les regarder, le climat est un peu gris, et moi aussi, ça ne change
rien à leur bonne humeur, une jeune femme m’aborde, black & souriante &
très belle, ils font ça, dit-elle, pour le Seigneur, dans la main elle a un
paquet d’enveloppes, elle m’en donne une, c’est une lettre pour vous,
personnellement, dit-elle, plus tard, à la terrasse du quai de Seine, j’ouvre l’enveloppe,
sur laquelle il y a le mot personnel tamponné
en rouge, je déplie le feuillet, c’est signé Dieu, page remplie de vingt et une citations bibliques, Ancien et
Nouveau Testament : Genèse, Deutéronome, Jérémie, Ecclésiaste, Mathieu,
Jean, ainsi que huit fois S. Paul ― et tout cela confirme noir sur blanc l’opinion
que j’ai de cette exécrable religion : ce ne sont que menaçantes
injonctions d’adhérer à ce Dieu qui a sacrifié son fils pour sauver l’humanité,
et me sauver moi aussi, personnellement, mais si je n’écoute pas, je serai
condamné pour l’éternité, les jeunes gens qui m’ont soumis ce maléfique papier,
sont heureux et joyeux, je ne comprends pas pourquoi, le gourou qui les inspire
s’appelle Pasteur N. Pedro, chef de la secte Charisma Eglise Chrétienne, agenouille-toi,
sinon tu brûleras éternellement, je replie le feuillet et le remets dans l’enveloppe,
et je regarde le soleil étinceler sur le canal.
7.
En 1952, le vol Londres/New York,
dans un Lockheed Constellation, durait dix-sept heures.
8.
A l’improviste les premières
mesures du concerto pour violon de Mendelssohn, je pleure.
9.
A considérer l’activité manuelle :
la plus spécifique spécialisation de mes doigts c’était les lentes errances
dans le paysage vulvaire, et jusqu’à la finale descente au fond de la grotte
magique ― et la poignante bande originale du son.
10.
Intuition, soudain ce matin, au
milieu de l’escalier, que la centrale énergétique à l’intérieur de mon système
pourrait flancher ou même tarir, qu’elle ne fournisse plus la force d’être
sinon la joie de vivre, et qu’une fatigue dévastatrice s’abatte, me paralyse et
m’empêche d’avancer. Et je m’arrêterais : peux plus, veux plus.
Au plus profond il y a déjà la
mort à l’œuvre, encore encapsulée, mais en pleine activité, guettant l’instant
propice ― son instant pour tout faire sauter.
La mort ne vient pas du dehors ―
elle est là, en permanence, dedans.
AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit
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