dessin Pierre Aleschinski |
chapitre
17
1.
L’attribut sexuel des hommes, il
arrive que des femmes aient leur avis là-dessus. Je lis chez Marilyn Gallaizeau
que des hommes ont cru bon de dire que les femmes étaient jalouses de cet
attribut. Et elle réplique narquoisement : Quand je vois
cette chose au repos, je me suis toujours dit que les pauvres hommes devaient
être bien embarrassés avec elle, pire encore sans doute, quand elle se
redresse, parfois inopinément, s'étire et s'ébranle, dure pique dont ils
seraient naturellement armés pour poursuivre la vie...
Cela m’a fait penser aussitôt à ce passage des « Essais »,
(I, XXI), où Montaigne, pas moins narquoisement, évoque l’attribut qui se dresse quand il ne faut pas et ne se dresse pas
quand il faudrait : On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant [= se mêlant
de quelque chose sans en être requis] si
importunement [= fâcheusement], lors
que nous n'en avons que faire, et defaillant si importunement, lors que nous en
avons le plus affaire, et contestant de l'authorité si imperieusement avec
nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations
et mentales et manuelles.
2.
A cette autonomie
en apparence capricieuse du membre, il y a une explication sinon une excuse :
il n’est pas seul à décider — et voici la délicieusement méandrique manière de
Montaigne d’exposer cela : Si
toutes-fois en ce qu'on gourmande [= traite avec dureté, réprimande rudement]
sa
rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation [= culpabilité], il m'avoit payé pour plaider sa cause: à
l'adventure mettroy-je en souspeçon noz autres membres, ses compagnons, de luy
estre allé dresser, par belle envie de l'importance et douceur de son usage,
cette querelle apostée [= supposée],
et avoir par complot armé le monde à l'encontre de luy: le chargeant
malignement seul de leur faute commune.
3.
La spontanéité des réactions de notre corps
échappe souvent à notre volonté : Car je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de
nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui
souvent ne l'exerce contre nostre volonté. Elles ont chacune des passions
propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé (= permission). A quant de
fois tesmoignent les mouvemens forcez de nostre visage les pensées que nous
tenions secrettes, et nous trahissent aus assistans.
4.
L’érection produite
par le désir est un phénomène bien complexe : Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu [=
sans que nous le sachions] le coeur, le
poulmon et le pouls: la veue d'un object agreable respandant imperceptiblement
en nous la flamme d'une emotion fievreuse. N'y a-il que ces muscles et ces
veines qui s'elevent et se couchent sans l'adveu [= sans notre approbation], non seulement de nostre volonté, mais
aussi de nostre pensée? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se herisser, et
à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent où
nous ne l'envoyons pas.
5.
Oui, nous avons souvent des
mouvements involontaires : La main se porte souvent où nous ne l'envoyons pas — et elle va le plus facilement, le plus naturellement, à l’endroit
du sexe, c’est l’endroit qui lui convient exactement : elle y va toute
seule sans que nous ayons à l’envoyer ; quand nous sommes étendus, la main
au bout du bras, nonchalamment, arrive là, c’est sa place, elle se niche au creux
des jambes — et cela vaut pour l’homme autant que pour la femme : toucher
le sexe, le sentir. L’empaumer. L’entrouvrir, le pénétrer. Et parfois le
manuéliser jusqu’à la jouissance.
6.
Sur la turgescence
du désir et sur l’éjaculation, un passage poignant dans « De natura rerum »
(IV, 1038ff) de Lucrèce : … en nous,
cette semence (…) / se voit sollicitée / sitôt que l’âge adulte aux membres
donne la force. / (…) la semence de l’homme, il n’est pour l’expulser / de l’homme
qu’une force, et c’est celle de l’homme. / Aussitôt éjectée de son siège, elle
sort, / de tout le corps descend à travers tous les membres, / elle vient s’assembler
en certains lieux des nerfs / et met en mouvement aussitôt les parties /
génitales du corps. Les lieux, tout irrités / se gonflent de semence, et naît
la volonté / de la lancer vers où se trouve tout tendu / le funeste désir (‘dira
libido’), cependant que l’esprit / vise le corps d’où vient la blessure d’amour
(traduction Bernard Pautrat).
7.
Un des plus beaux
vers de la littérature latine : itque
petit corpus mens unde est saucia amore (« De natura rerum », IV,
vers 1048).
Je ne pense pas que
la traduction qu’en fait B. Pautrat soit la bonne : … l’esprit vise le corps d’où
vient la blessure d’amour (il intervertit les deux sujets de la phrase, corpus et mens).
En tout cas, je
préfère, depuis cinquante ans, celle du grand latiniste Marcel Ernout : il
dit tout à fait autre chose. Ce n’est pas l’esprit qui vise, mais le corps, le
sexe dressé : le corps vise l’objet (it = cela) qui a blessé l’âme d’amour.
L’assouvissement de
l’amour, ce ne peut être que par le
sexe dans le sexe.
L’homme qui a été
blessé par les traits de Vénus, tend vers ce d’où vient la blessure d’amour, il brûle de s’unir étroitement à lui (=
à l’auteur de son mal) et de lui lancer
dans le corps la liqueur jaillie du sien (traduction Ernout).
Beaucoup plus tard, au XXIe siècle, on lira dans un
neuvain : remembrance du plus doux des vagins / où
déposer syllabes d’amour…
8.
C’est avec un
trouble profond que je pense à tout cela. Et me remémore des moments où quelque
chose de si inexprimablement inouï s’est passé : le sperme qui jaillit au
fond du ventre de la femme aimée pendant que je hurle son nom.
9.
Dans le bilan de
toute une vie, ce sont les moments les plus précieux : avoir connu cette
plénitude-là : l’assouvissement élémentairement sexuel accompagné du je t’aime. Il n’y a pas de plus haute félicité
sur terre.
10.
Puis le soir je
feuillette dans mon Torganov, pour la première fois depuis trois quatre
semaines, j’avais envie de le retrouver, et au détour d’une page tombe sur ceci :
Je n’ai plus de désir femme, écrivait-il
à son aimée d’antan qui vivait désormais, bien loin de lui, sur la côte à
Feodossia, une femme s’offrirait à moi, cela
ne susciterait pas en moi l’envie de recevoir ce que toi tu m’as donné. Et je
lui en voudrais, profondément, de n’être pas toi. — Leonid Torganov,
« Correspondance 1859-1916 », en 3 volumes, vol. III « Lettres
non envoyées », Odessa, 1927, p. 448
AUTRE LIASSE
Le Murmure du
monde, volume VIII
inédit
.
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