lundi 12 décembre 2016

AUTRE LIASSE, chap. 17

dessin Pierre Aleschinski




chapitre 17


1.
L’attribut sexuel des hommes, il arrive que des femmes aient leur avis là-dessus. Je lis chez Marilyn Gallaizeau que des hommes ont cru bon de dire que les femmes étaient jalouses de cet attribut. Et elle réplique narquoisement : Quand je vois cette chose au repos, je me suis toujours dit que les pauvres hommes devaient être bien embarrassés avec elle, pire encore sans doute, quand elle se redresse, parfois inopinément, s'étire et s'ébranle, dure pique dont ils seraient naturellement armés pour poursuivre la vie... 

Cela m’a fait penser aussitôt à ce passage des « Essais », (I, XXI), où Montaigne, pas moins narquoisement, évoque l’attribut qui se dresse quand il ne faut pas et ne se dresse pas quand il faudrait : On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant [= se mêlant de quelque chose sans en être requis] si importunement [= fâcheusement], lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importunement, lors que nous en avons le plus affaire, et contestant de l'authorité si imperieusement avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations et mentales et manuelles.

2.
A cette autonomie en apparence capricieuse du membre, il y a une explication sinon une excuse : il n’est pas seul à décider — et voici la délicieusement méandrique manière de Montaigne d’exposer cela : Si toutes-fois en ce qu'on gourmande [= traite avec dureté, réprimande rudement]  sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation [= culpabilité], il m'avoit payé pour plaider sa cause: à l'adventure mettroy-je en souspeçon noz autres membres, ses compagnons, de luy estre allé dresser, par belle envie de l'importance et douceur de son usage, cette querelle apostée [= supposée], et avoir par complot armé le monde à l'encontre de luy: le chargeant malignement seul de leur faute commune.

3.
La spontanéité des réactions de notre corps échappe souvent à notre volonté : Car je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne l'exerce contre nostre volonté. Elles ont chacune des passions propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé (= permission). A quant de fois tesmoignent les mouvemens forcez de nostre visage les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aus assistans.

4.
L’érection produite par le désir est un phénomène bien complexe : Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu [= sans que nous le sachions] le coeur, le poulmon et le pouls: la veue d'un object agreable respandant imperceptiblement en nous la flamme d'une emotion fievreuse. N'y a-il que ces muscles et ces veines qui s'elevent et se couchent sans l'adveu [= sans notre approbation], non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne l'envoyons pas.

5.
Oui, nous avons souvent des mouvements involontaires : La main se porte souvent où nous ne l'envoyons pas — et elle va le plus facilement, le plus naturellement, à l’endroit du sexe, c’est l’endroit qui lui convient exactement : elle y va toute seule sans que nous ayons à l’envoyer ; quand nous sommes étendus, la main au bout du bras, nonchalamment, arrive là, c’est sa place, elle se niche au creux des jambes — et cela vaut pour l’homme autant que pour la femme : toucher le sexe, le sentir. L’empaumer. L’entrouvrir, le pénétrer. Et parfois le manuéliser jusqu’à la jouissance.

6.
Sur la turgescence du désir et sur l’éjaculation, un passage poignant dans « De natura rerum » (IV, 1038ff) de Lucrèce : … en nous, cette semence (…) / se voit sollicitée / sitôt que l’âge adulte aux membres donne la force. / (…) la semence de l’homme, il n’est pour l’expulser / de l’homme qu’une force, et c’est celle de l’homme. / Aussitôt éjectée de son siège, elle sort, / de tout le corps descend à travers tous les membres, / elle vient s’assembler en certains lieux des nerfs / et met en mouvement aussitôt les parties / génitales du corps. Les lieux, tout irrités / se gonflent de semence, et naît la volonté / de la lancer vers où se trouve tout tendu / le funeste désir (‘dira libido’), cependant que l’esprit / vise le corps d’où vient la blessure d’amour (traduction Bernard Pautrat).

7.
Un des plus beaux vers de la littérature latine : itque petit corpus mens unde est saucia amore (« De natura rerum », IV, vers 1048).

Je ne pense pas que la traduction qu’en fait B. Pautrat soit la bonne : … l’esprit vise le corps d’où vient la blessure d’amour (il intervertit les deux sujets de la phrase, corpus et mens).

En tout cas, je préfère, depuis cinquante ans, celle du grand latiniste Marcel Ernout : il dit tout à fait autre chose. Ce n’est pas l’esprit qui vise, mais le corps, le sexe dressé : le corps vise l’objet (it = cela) qui a blessé l’âme d’amour.

L’assouvissement de l’amour, ce ne peut être que par le sexe dans le sexe.

L’homme qui a été blessé par les traits de Vénus, tend vers ce d’où vient la blessure d’amour, il brûle de s’unir étroitement à lui (= à l’auteur de son mal) et de lui lancer dans le corps la liqueur jaillie du sien (traduction Ernout).

Beaucoup plus tard, au XXIe siècle, on lira dans un neuvain : remembrance du plus doux des vagins / où déposer syllabes d’amour…

8.
C’est avec un trouble profond que je pense à tout cela. Et me remémore des moments où quelque chose de si inexprimablement inouï s’est passé : le sperme qui jaillit au fond du ventre de la femme aimée pendant que je hurle son nom.

9.
Dans le bilan de toute une vie, ce sont les moments les plus précieux : avoir connu cette plénitude-là : l’assouvissement élémentairement sexuel accompagné du je t’aime. Il n’y a pas de plus haute félicité sur terre.

10.
Puis le soir je feuillette dans mon Torganov, pour la première fois depuis trois quatre semaines, j’avais envie de le retrouver, et au détour d’une page tombe sur ceci : Je n’ai plus de désir femme, écrivait-il à son aimée d’antan qui vivait désormais, bien loin de lui, sur la côte à Feodossia, une femme s’offrirait à moi, cela ne susciterait pas en moi l’envie de recevoir ce que toi tu m’as donné. Et je lui en voudrais, profondément, de n’être pas toi. — Leonid Torganov, « Correspondance 1859-1916 », en 3 volumes, vol. III « Lettres non envoyées », Odessa, 1927, p. 448


AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII


inédit



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