artiste hélas non identifié |
Sur la plus haute branche
Le
matin sur la plus haute branche du cerisier : un merle & deux
mésanges, le merle n’est pas très content qu’ils soient là et finit par les
chasser.
Une
sorte de voile blanc sur la prairie, difficile de savoir, vu d’ici, si c’est
une rosée abondante ou du givre. ♣ Pour ceux qui dormaient dehors, sous les
bouleaux nus, par une nuit pareille, c’était l’enfer. ♣ Trois heures
plus tard, je regarde par la fenêtre – et le merle est toujours là, sur la plus
haute branche ; et le blanc des fleurs est tout près d’éclater, encore un
jour ou deux. ♣ Pêcheur qui se prélasse dans sa barque à l’ombre des bambous,
il a les yeux clos, sa tête repose sur ses bras, il tient l’aviron, dessin de
Ma Yuan, mort en 1230 à quarante ans, – faudrait écrire la biographie de ce
pêcheur, quinquagénaire ou sexagénaire, que se passe-t-il dans sa vie, plus
rien, mais il s’est passé plein de choses, que faut-il retenir ? Nous
sommes au XIIIe siècle, c’était la semaine dernière. Il a barbe et ventre rond.
Il respire. Il somnole. Ne rêve pas. Ne rêve à rien. Hume la senteur de l’eau.
La pêche ne l’intéresse pas. Il ne rentre jamais avec le moindre poisson. Et
les poissons le savent. C’est le matin encore, le soleil chauffe assez, la
somnolence fait du bien, je n’ai pas de courses à faire, pas de rendez-vous à
honorer, on ne m’attend pas, on ne sait pas que je suis parti sur ma barque, on
ne s’inquiète pas, je ne m’inquiète pas, je somnole, la barque tangue, les
poissons fredonnent d’aise, autrefois assurément j’étais poisson, ou canard, ou
pie, je ne sais plus, ça ne m’intéresse pas, j’ouvre un œil, juste au moment où
passe une libellule, et je referme l’œil, je somnole, sous mon gros manteau je
suis nu, l’étoffe rugueuse me chatouille la peau, entre mes jambes je sens ma
bonne bite et mes bonnes couilles, ma bite de temps en temps se dresse, j’ouvre
le manteau pour lui faire de la place, je la décoince, je la prends dans ma
main, toute molle et chaude, comme un jeune animal, elle aime ça, se dresse, je
la regarde, ça m’attendrit, c’est une journée comme toutes les autres sans
histoire, sans histoires, sans fin ni commencement, les poissons fredonnent,
les libellules caracolent, parfois une grosse mouche, c’est tout, c’est Ma Yuan
qui m’a dessiné, ça me plaît, les choses étant ce qu’elles sont, comment un
individu doit-il vivre ? se demande Annie Dillard, mon cœur,
pour le moment, il marche, il a toujours marché, je respire, je vais bien, ne
me fais pas trop de mauvais sang, le cours de choses court sa course,
imperceptiblement, peut-être que plus
loin dans le sud il y a la grande famine, on n’en sait rien ici, je ne prends
pas de poisson, je m’en fous des poissons, la libellule qui passe de temps en
temps, c’est toujours la même, je la reconnais, et elle me reconnaît sans
doute, elle s’amuse et me nargue, elle n’a pas beaucoup de cervelle. ♣
Puis c’est un autre jour – et le merle, il est là, à son poste, sur la plus
haute branche du cerisier. Je suis là – le merle est là, c’est comme ça qu’il
faut dire. ♣ J’écris Phalludes, c’est tout ce que je sais faire, les lapsus, ça
se décide, savoir comment, je continue à écrire. ♣ Qu’à la faveur de ton
cambrement je te mette le pivot – et la terre tournera autour. ♣ Puis c’est un
autre jour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Et le
merle est là, sur la plus haute branche. ♣ L’ai-je dit, ça, que le merle était
là, sur la plus haute branche ? ♣ Faudra qu’un jour j’en parle, du merle.
♣ J’oublie ce que j’ai dit hier, il aurait phallu le noter, je ne sais plus
quand c’était hier. ♣ Ce matin le merle était là, sur la plus haute branche,
salut le merle, je suis là. ♣ Puis c’est un autre jour – et ainsi de suite. ♣
Puis c’est un autre jour, et je retourne voir la peinture de Ma Yuan ; les
collectionneurs successifs (dont quelques impériaux) y ont apposé leur sceau
rouge cinabre, et de même quelques admirateurs de passage – puis moi aussi j’y
mets la date, ma date, mes dates. ♣ Ma Yuan, ses arrière-grand-père,
grand-père, père, oncles, neveux, frères, fils ont été peintres. ♣ Le merle
craint la pie – et les mésanges ont peur du merle, et c’est le soir d’un autre
jour, et le merle n’est pas sur la plus haute branche. Dommage, je lui aurais
fait signe.
Smoky
éditions Le Temps qu'il fait, 2003
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire