peinture Pierre Aleschinski |
chapitre
14
1.
Face à la noirceur, cruauté,
bêtise, horreur de l’humanité, je suis heureusement pourvu d’une obtusité qui
me préserve ; être vraiment conscient, ce serait arrêter de respirer — ou
se suicider aussitôt.
Mais. Dans le monde où s’exerce
& s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Weyden, et
Vivaldi, et Paul Klee ; fleurissent les magnolias, les trémières et les
crocus ; évoluent les hannetons, les grues cendrées et les baleines.
J’ai fait ma brève &
passagère apparition, pendant laquelle j’ai senti le besoin et l’envie de
mettre en syntaxe la Chaconne, et Babi Yar, et Agent Orange, et l’hippocampe.
2.
Vivre : à tout moment le
surréalisme le plus effréné. Mais on n’y prête pas attention. La démence
démesurée de l’univers tonitrue et on note sur son pense-bête : acheter
chicons, Evian et PQ.
3.
Sur le poitrail musclé de
Poutine : une croix.
4.
Jolie robe d’été — si j’étais
fourmi, je verrais la culotte (et dix-sept syllabes, s’il vous plaît) ; (les
faiseurs de haïkus m’énervent).
5.
Parfois les souvenirs surgissent
à la surface de la mémoire, comme d’énormes baleines jaillissant hors de
l’océan, et montent au plafond et me retombent dessus ; le milligramme du
présent écrabouillé par la tonne du passé.
6.
Scutenaire appelait cela « Mes
Inscriptions » ; il en remplit quatre volumes.
La femme de Jules Renard a mutilé
le manuscrit du Journal ; on ne lira pas tout.
Georges Haldas continuait à
écrire ses carnets ; en faisait un volume chaque année.
Joseph Joubert remplit des
milliers de pages de carnets ; ne les publie pas ; c’était un des
auteurs favoris de Jean-Claude Pirotte. Joubert écrit : Le plus beau des courages, celui d’être
heureux. Il écrit : Le soir de
la vie apporte avec soi sa lampe. Il meurt en 1824, à 69 ans. Je le lis
depuis trois décennies.
Le père d’Anne Frank a revu,
corrigé et censuré le Journal de sa fille.
Thomas Mann, en 1955 en
Californie, scelle ses journaux : Daily notes from 1933-1951. Without
any literary value, but not to be opened by anybody before 20 years after my
death. 32 cahiers, 5118 pages.
Karl
Ignaz Hennetmair scelle pour vingt ans son journal (de l’année 1972) entièrement
consacré à Thomas Bernhard ; il sera publié en 2000 au Residenz Verlag.
Qui n’a pas lu Hennetmair ne sait (presque) rien sur Thomas Bernhard.
« Notes
de chevet », carnets de Sei Shonagon, écrits autour de l’an 1000, un des
livres les plus originaux & attachants de la littérature mondiale ; parmi
mes lectures permanentes depuis octobre 1985.
Brantôme,
durant les trois dernières décennies de sa vie n’arrête pas d’écrire, remplit
des milliers et des milliers de feuillets qui ne seront publiés qu’en 1655,
cinquante ans après sa mort.
Je
n’ai guère de cahiers à sceller : ils ont brûlé.
7.
Comment,
avec Mt**, nous échangeons ce souvenir commun de nous être branlés sur le
catalogue 3 Suisses ; dans le féerique domaine lingerie, les culottes
parfois étaient légèrement transparentes.
8.
Point
d’orgue dans le rythme de la journée, sur cette page (4310) du « Zibaldone »
où Leopardi, en juin 1828, réfléchit sur l’effet produit par la contemplation
[le mot revient plusieurs fois] de la beauté du visage de la femme toute jeune
[entre seize et dix-huit ans], et les gestes, les mots, les attitudes — et dans
cette émotion il ne se mêle aucun désir
de posséder, (…) une impression si
forte, si profonde, si ineffable, un je ne sais quoi de divin que rien ne peut
égaler, et à la fin de la page, cela aboutit à un sentiment de compassion pour cet ange de bonheur, puis, après la
virgule, abruptement, ce sentiment de compassion, comme devant un abîme, s’élargit :
compassion pour nous-mêmes, pour le genre
humain, pour la vie…
Jamais
on n’aura rien lu de semblable, ni chez Montaigne, ni Spinoza, ni Schopenhauer,
ni Nietzsche.
9.
Lire : choses qu’on n’a pas
écrites, n’a pas su écrire, choses qu’on aurait pu écrire, voulu écrire, — et
que, maintenant, on n’a plus à écrire…
Lire, c’est, aussi, cet indicible
plaisir-là.
10.
Pour désigner cet endroit-là du
corps féminin qui l’intéresse beaucoup et qu’il évoque à mainte reprise,
Brantôme, dans « Les Dames galantes » dit parfois la bouche de là.
Aussi en fait-il l’éloge, et
notamment du coloris : elle portait
là trois belles couleurs ordinairement ensemble qui estoyent incarnat, blanc et
noir : Car cette bouche de là estoit colorée et vermeille comme corail, le
poil d’alentour gentiment frizonné et noir comme ébène ; ainsi le faut-il,
et c’est l’une des beautez ; la peau estoit blanche comme albastre, qui
était ombragée de ce poil noir. Cette vue est belle…
AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire