lundi 21 novembre 2016

AUTRE LIASSE - chap. 14

peinture Pierre Aleschinski


chapitre 14

1.
Face à la noirceur, cruauté, bêtise, horreur de l’humanité, je suis heureusement pourvu d’une obtusité qui me préserve ; être vraiment conscient, ce serait arrêter de respirer — ou se suicider aussitôt.

Mais. Dans le monde où s’exerce & s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Weyden, et Vivaldi, et Paul Klee ; fleurissent les magnolias, les trémières et les crocus ; évoluent les hannetons, les grues cendrées et les baleines.

J’ai fait ma brève & passagère apparition, pendant laquelle j’ai senti le besoin et l’envie de mettre en syntaxe la Chaconne, et Babi Yar, et Agent Orange, et l’hippocampe.

2.
Vivre : à tout moment le surréalisme le plus effréné. Mais on n’y prête pas attention. La démence démesurée de l’univers tonitrue et on note sur son pense-bête : acheter chicons, Evian et PQ.

3.
Sur le poitrail musclé de Poutine : une croix.

4.
Jolie robe d’été — si j’étais fourmi, je verrais la culotte (et dix-sept syllabes, s’il vous plaît) ; (les faiseurs de haïkus m’énervent).

5.
Parfois les souvenirs surgissent à la surface de la mémoire, comme d’énormes baleines jaillissant hors de l’océan, et montent au plafond et me retombent dessus ; le milligramme du présent écrabouillé par la tonne du passé.

6.
Scutenaire appelait cela « Mes Inscriptions » ; il en remplit quatre volumes.

La femme de Jules Renard a mutilé le manuscrit du Journal ; on ne lira pas tout.

Georges Haldas continuait à écrire ses carnets ; en faisait un volume chaque année.

Joseph Joubert remplit des milliers de pages de carnets ; ne les publie pas ; c’était un des auteurs favoris de Jean-Claude Pirotte. Joubert écrit : Le plus beau des courages, celui d’être heureux. Il écrit : Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe. Il meurt en 1824, à 69 ans. Je le lis depuis trois décennies.

Le père d’Anne Frank a revu, corrigé et censuré le Journal de sa fille.

Thomas Mann, en 1955 en Californie, scelle ses journaux : Daily notes from 1933-1951. Without any literary value, but not to be opened by anybody before 20 years after my death. 32 cahiers, 5118 pages.

Karl Ignaz Hennetmair scelle pour vingt ans son journal (de l’année 1972) entièrement consacré à Thomas Bernhard ; il sera publié en 2000 au Residenz Verlag. Qui n’a pas lu Hennetmair ne sait (presque) rien sur Thomas Bernhard.

« Notes de chevet », carnets de Sei Shonagon, écrits autour de l’an 1000, un des livres les plus originaux & attachants de la littérature mondiale ; parmi mes lectures permanentes depuis octobre 1985.

Brantôme, durant les trois dernières décennies de sa vie n’arrête pas d’écrire, remplit des milliers et des milliers de feuillets qui ne seront publiés qu’en 1655, cinquante ans après sa mort.

Je n’ai guère de cahiers à sceller : ils ont brûlé.

7.
Comment, avec Mt**, nous échangeons ce souvenir commun de nous être branlés sur le catalogue 3 Suisses ; dans le féerique domaine lingerie, les culottes parfois étaient légèrement transparentes.

8.
Point d’orgue dans le rythme de la journée, sur cette page (4310) du « Zibaldone » où Leopardi, en juin 1828, réfléchit sur l’effet produit par la contemplation [le mot revient plusieurs fois] de la beauté du visage de la femme toute jeune [entre seize et dix-huit ans], et les gestes, les mots, les attitudes — et dans cette émotion il ne se mêle aucun désir de posséder, (…) une impression si forte, si profonde, si ineffable, un je ne sais quoi de divin que rien ne peut égaler, et à la fin de la page, cela aboutit à un sentiment de compassion pour cet ange de bonheur, puis, après la virgule, abruptement, ce sentiment de compassion, comme devant un abîme, s’élargit : compassion pour nous-mêmes, pour le genre humain, pour la vie…

Jamais on n’aura rien lu de semblable, ni chez Montaigne, ni Spinoza, ni Schopenhauer, ni Nietzsche.

9.
Lire : choses qu’on n’a pas écrites, n’a pas su écrire, choses qu’on aurait pu écrire, voulu écrire, — et que, maintenant, on n’a plus à écrire…
Lire, c’est, aussi, cet indicible plaisir-là.

10.
Pour désigner cet endroit-là du corps féminin qui l’intéresse beaucoup et qu’il évoque à mainte reprise, Brantôme, dans « Les Dames galantes » dit parfois la bouche de là.

Aussi en fait-il l’éloge, et notamment du coloris : elle portait là trois belles couleurs ordinairement ensemble qui estoyent incarnat, blanc et noir : Car cette bouche de là estoit colorée et vermeille comme corail, le poil d’alentour gentiment frizonné et noir comme ébène ; ainsi le faut-il, et c’est l’une des beautez ; la peau estoit blanche comme albastre, qui était ombragée de ce poil noir. Cette vue est belle…



AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII


inédit




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