mardi 31 janvier 2017

femme dans la vie - PROSERIES, chap. 105

peinture Pierre Aleschinski




105.

S’il y a une femme, une autre femme dans sa vie, il dit que non, biographème si lourd, depuis cette femme-là pas d’autre femme, est-ce des questions qu’on pose, est-ce des réponses qu’on donne, femme dans la vie, ‘Sprachgebrauch’, Wittgenstein poserait sa cruciale question méthodologique : que dites-vous quand vous dites femme dans la vie, le chaud d’un corps pendant la nuit, peau senteur moiteur, ou au contraire le souci de ne pas se toucher, partager le lit mais pas la peau, histoire de couple, souvent les histoires de couples sont désolantes, nous n’étions pas couple, nous dormions nus, tendreté cosmique existentielle fusionnelle, elle veut entendre s’il y a une femme, une autre femme dans ma vie, depuis toi, en dix-huit mois, je n’ai touché aucune femme, réponse qui ne lui fait aucun plaisir, elle n’a pas posé la question pour se faire plaisir mais par vague distrait courtois souci, elle souhaite que cela me fasse du bien qu’il y ait une femme dans ma vie, se souvient-elle qu’elle a été une femme dans ma vie, la femme dans ma vie, une unique femme dans ma vie, biographème si élémentairement lourd, nous dormions nus, jusqu’à la fin de mes jours je sentirai le chaud de son corps contre moi pendant la nuit, elle dort et je l’écoute respirer, et c’est le plus beau cadeau du monde : qu’elle me confie son sommeil. Et au petit matin, son premier sourire, les yeux encore clos, quand elle dit qu’elle a bien dormi.



PROSERIES
chapitre 105
inédit





lundi 30 janvier 2017

l'emblème - PROSERIES, chap. 104

peinture Pierre Aleschinski



104.

Tout le temps je voulais commencer des phrases par il y a un tel… il y a une telle…, pour dire des choses comme : il y a un tel étonnement, il y a une telle stupeur, et ce n’est pas l’étonnement dont parle Aristote, cet étonnement utile & serein, et qui sert la curiosité, et qui fait avancer l’examen et l’étude, et donc la connaissance, that’s not what I want to talk about, il y a un étonnement à voir, soudain, sur cette table, à côté du cendrier, dans un pot en fer blanc colorié de bleu cette jacinthe qui depuis quelques jours répandait son parfum capiteux & indiscret, à la limite de la puanteur, il y a une stupeur à considérer cette jacinthe qui est soudain là, alors qu’elle était là depuis des jours, jacinthe blanche qui commence à brunir & pourrir dans son pot de fer blanc, mais ce sentiment subjectif du soudain c’est de l’ontologie à l’état pur, brut & brutal, et aussitôt un flash de vertige, pendant une fraction de seconde l’abîme inouï & stupéfiant du temps, et tout au fond de ce tourbillon qui aspire si violemment, tout au fond du fond coïncident l’être & le néant, et le néant gobe l’être, l’être se soustrait à lui-même, l’être se neutralise & se dissout, dans le grand tout rien n’a jamais été, et sur cette table la jacinthe dans son pot de fer blanc n’est que l’emblème visible & crucial de l’intuition dévastatrice : il n’y a rien rien rien.


PROSERIES
chapitre 104
inédit





dimanche 29 janvier 2017

moriendo - PROSERIES, chap. 103

peinture Pierre Aleschinski


chapitre 103

Puis sortir ce mouchoir, vieille écharpe népalaise en soie noire qui sent le slivovice, combien de larmes y ai-je mises, peux pas dire, monumentale musique de cirque, cent quatre-vingt musiciens en livrée, trois grosses caisses à l’unisson mettent soudain fin à la déchirante plainte de l’alto, guirlande coupée par une hache, Schnittke avant de mourir, tous mes disques de Schnittke, trente ou quarante, ne sais plus, sont partis dans une épouvantable puanteur chimique, pendant un interminable point d’orgue des cordes le clavecin scande lancinamment avec d’innombrables tierces discordantes, puis après l’abîme du silence final, le magnifique visage de Yuri Bashmet tout dégoulinant de sueur, ultime note monocorde prolongée sur plusieurs mesures, Bashmet finit par sourire, longtemps après l’abîme du silence final, il finit par sourire, Schnittke mort depuis vingt ans, la vieille écharpe noire qui sent le slivovice, je l’avais déjà de son vivant, quand j’ai découvert, tard, sa musique, il était en train de mourir, pendant qu’il mourait j’écoutais la « Suite Gogol », poignante déchireuse musique de cirque, pleurer sur le mouchoir-écharpe, valse hilare & désespérée, rachat par les larmes, clown beckettien tape sur un Bösendorfer noir funèbre, irons dans le trou sur un air à trois temps, andante poco mosso & assolutamente moriendo.


PROSERIES
chap. 103
inédit





quand rien ne vient - PROSERIES, chap. 102

photo L. Sch. - 29 01 2017



102.

When strictly nothing happens, rien à signaler, sauf les signaux du grand rien, just greyish metaphysics, under a closed & clogged sky, reading aloud some fifty years old poems I come across  the word morticians, ils écoutent avec leur fruste émotivité le requiem de Fauré, s’appuyant sur leurs boueuses pelles, devant leurs bottes crottées bée le trou rectangulaire, quelques lombrics pris au dépourvu essayent de sauver leur peau, ein Fink im Geäst vertstummt, on the screen some sequences of Public Agent, ingénues young women in the suburb pavements of Prague for ten thousand crowns show their boobs and offer their bums & cunts on the backseat of a car, elles ratent leur bus, mais dix mille couronnes en coupures de deux cents, c’est le salaire d’une semaine ou deux, et leurs rythmiques gémissements et les traits de leurs visage en gros plan témoignent d’un irrésistible jouissement, and the heron in Rexroth’s poem flies off for forty years through the same gap in the trees, strictly nothing happens in billions of universes, sauf peut-être, parce que quelqu’un le dit comme ça, quelques lombrics qui essayent de sauver leur peau, morticians don’t mourn, that’s not their job, trois corbeaux s’amusent à pasticher Breughel, comme des Pepys ou des Lucot je passe mon temps à noter ce qui arrive quand rien ne vient.


PROSERIES
chapitre 102
inédit





vendredi 20 janvier 2017

billet bleu

dessin © Jean -Marie Biwer, 1986



chapitre 101


Battito di ciglia, sagte er von die Lebben, sey gäwäsen eine immenzzo goddimento, un immense jouissement, et qu’il voulait juste encore dire ça, dans le chaos et l’angoisse, disait je veux pas je veux pas, avait soudain pensé si intensément à ça, regardant hébété autour de lui sur la table, ça : la mort, sur la table encombrée les objets familiers, si familiers, les objets de toujours et si abyssalement incongrus soudain, le briquet la gomme les stylos trente ou quarante stylos les crayons vingt ou trente crayons un taille-crayon, et les livres, une cinquantaine de livres, sur le Rien Nihil Nada Nichts, sur la nudité Nacktheit nudity nakedness, un coupe papier, une règle, un cendrier, et Laughlin et Chomsky, et une cuiller maculée d’écume séchée de café et un billet bleu de 100 rands avec le portrait du buffle, amazing timelessness of things, et éructent éruptent les mots, sey gäwäsen eine immenzzo goddimento, pendant que se met à luire le petit jour, rose & froid, vivre juste pour sentir la vie, dans ce gouffre de solitude, et tout ça ramassé dans une écharde qui transperce la petite âme, animula, battito di ciglia, giro di giostra, une pince à linge, deux trois agrafes, et réminiscence d’une étreinte, respiration fait des ratés et va peut-être sans doute finalement foirer, et une clé USB avec quelques milliers de pages.


PROSERIES
chapitre 101
inédit





mercredi 18 janvier 2017

ikone

dessin L. Sch.




widersteh der versuchung
zu schildern   nimm es hin

gross wie die ikone
und nah dem blick

die schamlippen weich und
rund und stumm und schön

widersteh ganz einfach der versuchung
jetzt noch silben zu sähen




Das grosse Rasenstück
éditions Binsfeld, 1981



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dimanche 15 janvier 2017

pensais-je - PROSERIES, chapitre 100

peinture Antonio Saura



chapitre 100




Je dois utiliser ma tête, pensais-je, aussi longtemps que je l’ai, puisque, pensais-je, ça ne peut que se gâter, et bientôt je n’aurai plus assez de tête, pensais-je, pour développer des pensées à propos de ma tête, maintenant il me reste assez de tête, pensais-je, pour thématiser la dégénérescence de ma tête, et arrivera sans doute bientôt le jour où je serai encore capable de formuler le mot tête mais sans me rendre compte que c’est de ma tête qu’il est question, je dirai tête en n’étant plus en mesure de parler de ma tête, je dirai tête sans avoir ma tête, et je dirai queue, et encore d’autres mots indécents sans me rendre compte combien ils sont indécents, j’émettrai les phonèmes bite & con, jouissant en catimini de les émettre, et je les répéterai, compulsivement, ô bite où ai-je ma tête, ô tête où ai-je ma bite, et on me dira de me taire, such a dirty old fool, ils ne se souviennent pas du temps où j’avais ma tête, j’avais une tête si active, toute pleine de mots, des hirondelles et des roseaux et des vallons et des rivières, je dois tester ma tête, pensais-je, examiner si les mots ont encore leur sens, et j’exulte quand passe l’hirondelle, quand coule la rivière, et je fredonne allègrement que je ne suis pas encore décapité.


PROSERIES
chapitre 100
inédit





samedi 14 janvier 2017

comme dans l'autre siècle - PROSERIES, chap. 99






99.


Le monde si nécessaire si inutile, nos montres sans cesse donnent l’heure exacte, nul besoin de les remonter, comme dans l’autre siècle, je n’ai pas vu leurs intestins où sont logés les ressorts, et les aiguilles, sur le cadran avancent tournent, quand il fait grand silence on entend un lancinant fluet tictac, c’est à Rome qu’il faudrait aller, illico, une fourmi ailée depuis deux heures chemine au fond du cendrier, n’arrive pas à remonter sur les bords, fait des escalades sur les fragments de cendres cylindriques, remonte redescend, avec une sorte d’acharnement sinon de désespoir, tous ces pas inutiles, bien des fois aussi elle retombe sur le dos, se retourne se relève, et continue à cheminer, d’un bord à l’autre, sans pouvoir quitter le lieu, elle semble ne pas se souvenir qu’elle a des ailes, je ne sais pas si elle sait où elle est, je ne sais pas si elle voit où elle est, je ne sais pas ce que voient ses yeux quand elle regarde, ses yeux sont si minuscules que je ne les vois pas, quand j’écrase un mégot je fais attention de ne pas écraser la bestiole, tout autour il y a le monde si nécessaire si inutile, le voyage Rome aller-retour coûterait 7777 rands, dans l’intestin de la montre s’activent les engrenages et les ressorts bandés du temps qui n’arrête de marcher, si nécessaire si inutile.


PROSERIES
chapitre 99
inédit




vendredi 13 janvier 2017

sur la raide corde...

Peter Gysi, Seiltänzer, Tuschzeichnung, 2009





sur la raide corde danser
avant de se la mettre autour du cou

avec la plume acérée de sergent griffonner
avant de se la planter dans l’œil

se soûler à la claire fontaine
avant de tête première s’y noyer

papillonner autour d’un rose nuage
avant de choir comme un pavé

et tant de rêves toujours en suspens






NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5
inédit




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jeudi 12 janvier 2017

plus perdu que jamais - PROSERIES, chap. 98

peinture de Pierre Soulages


98.

Perméabilité aux menus événements qui n’ont aucune raison d’être ni aucune conséquence, mais qui arrivent quand même, au gré de caprices cryptés, comme ce petit coup de brise qui fait chalouper la grappe de raisins mi-mûrs, comme ce honeysucker émoustillé qui vient pendant quelques instants sucer le sexe d’un rouge hibiscus, et cette écharpe autour de mon cou qui passagèrement éloigne les maléfices, tout se passe tout le temps comme si des maléfices guettaient de partout, mais les voilà passagèrement paralysés par les vertus cotonneuses de cette écharpe, je suis incognito & en sécurité, comme c’est marqué sur les écrans lumineux, malgré la fin du monde je suis en sécurité, Nijinski esquisse le légérissime pas d’une pirouette, la corde où se pendre est rangée au fond du bahut, you wanted to die, je tremble en réentendant ces mots qui sautent sur la page au gré d’un caprice crypté, you are the one who wanted to die, je n’ai jamais compris cela et ne le comprendrai jamais, Nijinski fait glisser ses orteils graciles sur le tapis lisse pour esquisser sa pirouette, je suis plus perdu que jamais et en toute sécurité, mon écharpe déploie toute la magie de son coton.


PROSERIES
chapitre 98



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absence

peinture Joan Miró


elle décida, un jour, de venir
elle décida, un jour, de s’en aller

j’ai pris ce qu’elle me donnait
ce qu’elle avait, ce qu’elle était

elle me donna l’amour
et la beauté et la volupté

quand elle partit
elle me donna son absence

absence qui comble ma vie




NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5
inédit




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mardi 10 janvier 2017

tout est là

peinture Paul Klee



dans la lente lenteur du temps
chialer un peu & chantonner

et ne vouloir plus rien
parce que tout est là

la vie verse sa corne de plénitude
tant de tendres dons soleilleux

ne vouloir plus rien
parce qu’on a tout eu

et disparaître euphoriquement




NOUVEAUX NEUVAINS
vol. 5
inédit



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lundi 9 janvier 2017

perle noire

Franschhoek, photo L. Sch. 08 01 2017



chapitre 22


1.
Le passereau, je regarde le passereau qui est là, sur la rambarde du balcon, je vois son œil, minuscule perle noire, avec ça il voit, comme je vois avec le mien, même s’il ne voit sans doute pas de la même manière, pas les mêmes choses que moi, ne s’intéresse pas aux mêmes choses que moi, mais il s’intéresse à moi, et moi je m’intéresse à lui, pour des raisons qui ne sont pas les siennes.

2.
Son œil et mon œil ont les mêmes fonctionnalités, le même mécanisme extrêmement sophistiqué, et à voir sa minuscule perle noire, je suis émerveillé, je suis tout à coup infiniment émerveillé impressionné ébloui, profondément émerveillé de ça : de la vue, de nos vues, que nous voyions le monde, qu’il y ait un monde à voir, ici devant le balcon, dans le petit matin, c’est une grande montagne (je corrige, j’avais écrit montaigne…), encore dans l’ombre, sauf la cime qui s’illumine des premiers rayons du soleil.

3.
Les deux passereaux, le mâle et la femelle, étaient hier soir déjà au même endroit sur la rambarde, à faire des gazouillements énervés que je ne compris que plus tard, sur le moment je me disais que ce n’est pas habituel que des passereaux fassent de façon presque interrompue ces bruits de crécelle, comme s’ils n’étaient pas vraiment heureux, c’était comme une fâcherie, une alarme, ce matin il y a grand vent dans le paysage, les herbes se couchent et les arbustes sont secoués, les arbres échevelés, le livre bleu de Jean-Pascal Dubost, posé devant moi sur la table, s’est soudain ouvert, et un feuillet qui était entre les pages s’est d’un coup envolé, disparaissant aussitôt par-dessus des toits, je ne me rappelle pas quel papier il y avait entre les pages du livre, brouillons peut-être pour une énième lettre d’amour pas envoyable, peut-être une grivoiserie notée à un moment d’excitation, some slippery Muschi-stuff, je me serais fait rabrouer, parfois quand je suis au seuil d’une phrase à me demander si je peux écrire ça comme ça, je l’entends, perché sur mon épaule, tout contre mon oreille, Walser croasser narquoisement : ja freilich, tu peux, kannste !

4.
La femelle fait à plusieurs reprises un rapide vol entre la rambarde et le haut du lustre à quatre bras suspendu au plafond de la terrasse, elle reste juchée un instant sur le dernier maillon de la chaîne du lustre, avec des mouvements rapides de la tête regarde de tous les côtés, et j’ai l’impression que c’est surtout moi qu’elle tient à l’œil, puis retourne à son poste sur la rambarde, pendant que le mâle continue à croassoter, je m’aperçois qu’à côté de l’endroit où le lustre est accroché il y a une petite ouverture carrée dans le plafond, et au bord de ce trou, à plusieurs endroits on voit de petites macules de boue, et soudain je comprends : il y a un nid là-dedans, et ils n’osent pas y entrer tant que je suis là, par une sorte de tangence fragile & fugace nos vies se sont frôlées et nos rythmes en ont été, de façon imprévue, un peu perturbés, eux l’inquiétude et la contrariété, moi la curiosité et l’attendrissement.

5.
Je quitte la terrasse pour quelques instants, me cache à l’intérieur, derrière la porte, et très peu après la femelle s’élance et disparaît à l’intérieur du trou, puis le mâle aussi, qui avait émis son inesthétique gazouillis tout en tenant dans bec un fétu de plume, disparaît à son tour à l’intérieur, et j’ai enfin compris : ils ne veulent pas compromettre la sécurité de leur nid, et n’y vont pas tant que je suis présent, ils ont leur vie, j’ai la mienne.

6.
Ils vivent sur terre comme je vis sur terre, et le vent continue ses rafales, et le soleil conquiert la montagne, et en bas de la terrasse, au bord du large étang, les roseaux ondulent au rythme des rafales, comme dans un film japonais que j’ai vu il y a très longtemps, un film sombre & dramatique, une poule d’eau gracile & solitaire zigzague dans l’eau, l’existence amphibie semble beaucoup lui plaire, elle est visiblement insouciante et enjouée, aucun prédateur ne l’a jamais inquiétée, et moi je suis à bonne distance, n’interfère en rien dans ses batifolages, de temps en temps elle plonge, disparaît pour quelques secondes, puis ressurgit un peu plus loin, s’ébroue et continue son allègre pédalage, elle est célibataire et cela lui convient, la poule d’eau n’est pas grégairement canard, elle se suffit à elle-même, et les passereaux sur la rambarde crécellent de nouveau, parce que je suis là, le mâle tient dans son bec une nouvelle ramille, le nid n’est sans doute pas fini, je suis là, à ma table, sous le lustre, dans le matin venteux, avec mon cahier, à noter mes balivernes sur la vie, sur la vue, sur la petite perle noire, et sur le regard du passereau et sur le mien, la massive majestueuse montagne que je regarde tout le temps, et mon émerveillement infiniment mélancolique qu’il y ait à voir tout cela, l’énigme absolue de l’existence du monde.

7.
Je me prépare ma troisième tasse de café, eau bouillante, poudre Nescafé-Capuccino, achetée au Pick & Pay, en sachets, dix par boîte, les passereaux sont en couple, c’est émouvant, mâle et femelle, c’est émouvant, soucis communs, peut-être aussi plaisir d’être ainsi ensemble, puis, pendant que j’allais me mettre à réfléchir sur la monogamie des volatiles, soudain sur mon écran, au gré du manège des algorithmes apparaît une photo, un moment avec Lhasa de Sela, en juillet 2005 à Lodève, elle sourit, je souris, elle a posé la main sur mon épaule, elle est morte, je vis encore.

8.
Elle est morte, son sourire n’est pas mort, et pendant que je bois ma troisième tasse de café, un peu sursucrée, le passereau continue ses vols entre la rambarde et le haut du lustre, il n’ose entrer dans sa demeure, il se méfie de moi, ne veut pas que je sache où est son nid, la minuscule perle noire de son œil m’a aperçu, et je ne lui inspire pas confiance, cela fait deux heures que cela dure, deux heures de notre vie, de ma vie, je ne sais pas ce que c’est deux heures pour eux, je ne sais rien de la durée de leurs journées, rien de la durée de leurs vies, rien de leur joie d’être ensemble, rien des modalités de leur monogamie, est-elle annuelle, saisonnière,  ou pour la vie, le soleil a encore continué sa quotidienne conquête de la montagne, il l’aura bientôt tout entière, puis un pigeon vient se poser, lourdement, sur la rambarde, autour de ses yeux, une zone ovale rouge vif, à côté des passereaux il est géant, un boeing à côté d’un piper, le passereau ne prend pas note de lui et continue à créceler.

9.
Je continue à lire dans le livre de Jean-Pascal Dubost « Continuation de détails », 2007, chez L’Âne qui butine, à 317 exemplaires, ses tribulations existentielles ferroviaires salledattentistes résidentielles poétologiques urbanistiques néolithiques potagères, il continue à lire Collin « 22 lignes par jour », qui lit Collin ?, qui connaît Collin ?, je ne connais personne qui lit Collin, alors lire dans Dubost qu’il lit Collin, ça m’émeut, et j’ai le réflexe d’ouvrir un Collin, mais je suis à douze mille kilomètres de chez moi, il n’y a pas ma bibliothèque, je veux dire ce qui reste de ma bibliothèque, Collin me reste, Collin n’a pas brûlé, il y a au moins un Collin sur les trois que j’avais, qui a échappé au désastre, il n’était pas sur une planche C du grenier, je suis régulièrement retourné aux livres de Collin pendant plus de vingt sinon trente ans, petites observations, menues perceptions, ésotérismes intrigants, monologues passablement autistes, déclarations qui n’engagent pas la configuration de l’univers, interpellations dont on ne sait pas qui elles interpellent, parfois c’est juste le bout d’un doigt qui pointe un infime phénomène presqu’imperceptible dans l’immense domaine du perceptible, ou un adjectif un peu de guingois, un adverbe jouissivement incongru, ou des récurrences qui paraissent insister mais c’est sans conséquence, annonces qui annoncent autre chose que ce qu’elles annoncent, quand je lis je n’ai pas besoin, pas envie de trouver ce à quoi je m’attendais.

10.
Plaisir d’agencer sans liant d’aucune sorte des mots qui loin d’accrocher ne font que planer dans les embruns, puis soudain tel nom propre qui fait son cratère de météorite, Walser ou Machado, repères qui balisent un pointillé en suspens, écharde si épaisse à la seule mention du nom de Descartes, si actif dans sa tête, si assidu & farouche, et si infatigable jusqu’à son ultime & fatal rhume à Stockholm, j’avais deux longues planches Descartes, plusieurs versions des œuvres complètes, dont les jaunes Garnier, trois épais volumes, avec la correspondance chronologiquement mêlée aux œuvres, on passait en revue les objections de ses correspondants, et ses objections aux objections, l’élaboratoire des pensées, feuillet après feuillet gribouillé avec de la suie liquide, et aux jours fériés la blanche collerette dentelée, et Franz Hals qui barbouille son poignant portrait sans faire le détail de la dentelle, juste des traits rageurs de blancheur comme feront plus tard les impressionnistes, et sur les planches Descartes ses très-savants commentateurs, à commencer par Guéroult que je lisais à Paris en 1967, à contempler le Descartes par Hals, on rêve d’un Spinoza par Rembrandt, et on pense à la Sternstunde où Holbein a peint Erasme, quelques zones où la montagne porte de terribles cicatrices, endroits où le feu est passé, détruisant des centaines de conifères, restent des squelettes carbonisés, et à leurs pieds quelques chétives touffes d’herbes qui recommencent à mettre un peu de verdure, graines enfouies qui ont survécu ou ont été amenées de loin par le vent, les deux planches Descartes avec une trentaine de livres n’ont rien laissé, sauf quelques grammes de cendres transformées en poisseuse bouillie par les trombes d’eau des pompiers.



AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit





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vendredi 6 janvier 2017

De la nature des femmes




chapitre 21

1.
Nous sommes tous tout le temps nus, sous nos habits ― toutes les femmes sont tout le temps nues, sous leurs habits. Peut-on dire comme ça ? On peut pas. Parce que nu, c’est voir nu.
Je commence à m’exercer pour écrire quelques petites rédacs sur la nudité. Et pour le moment ça démarre pas bien. J’y reviendrai une autre fois. Ce sera sur le voir nu. Plus spécialement sur le voir nu des femmes, parce que c’est ça qui m’intéresse et m’a depuis toujours intéressé.

2.
J’ai acheté un petit taille-crayon au Pick & Pay, pour quelques rands, très bon marché, probablement made in China, c’est pas marqué dessus, mais c’est plus que probable, en plastique rouge, et très léger, je le mets dans la poche de mon pantalon, question de l’avoir toujours avec moi, où que j’aille, pour que je puisse tailler mes crayons où que je sois, je prends un très grand plaisir à tailler mes crayons, c’est presque une volupté, le crayon que je taille le plus, c’est l’orange, colour grip de Faber Castell, c’est celui que j’utilise & donc use le plus, parce que je lis beaucoup, et en lisant je souligne, et c’est lui dont je me sers pour mes nombreux soulignages, je souligne en orange, je souligne épaissement des mots qui m’importent, l’épaisseur du soulignage est proportionnel à l’importance du mot, cela peut faire jusqu’à quatre ou cinq traits superposés, mais ça peut être aussi plus léger, deux ou trois traits, parfois c’est une phrase entière que je souligne, dans ce cas c’est un trait simple, qui peut être appuyé ou pas appuyé, c’est selon, parfois c’est un trait vertical, à la marge, le long d’un alinéa qui m’importe, et quand un alinéa m’importe beaucoup, je trace plusieurs traits verticaux, quand un alinéa est très très important, ces traits juxtaposés peuvent remplir toute la marge, jusqu’au bord de la page, mon crayon orange colour grip de Faber Castell en trois semaines a perdu plus de la moitié de sa longueur d’origine, et cela à force de le tailler avec le taille-crayon probablement chinois, je préfère que la mine soit toujours semi-pointue, ce qui fait que je me mets en devoir de tailler avant que la mine soit obtuse, obtusité qui ferait d’office un trait trop épais, quand je veux faire un trait épais, je préfère en superposer plusieurs, pour que la mine reste capable de faire un trait plus fin quand je veux souligner finement.

3.
Nous sommes naturellement nus, mais ce n’est pas naturel que nous le soyons. Aussi nous couvrons-nous. Et surtout nos bas-ventres, comme faisaient Adam et Eve, après l’épisode de la pomme.

4.
Au siècle de Brantôme on appelait le sexe de la femme : sa nature.

5.
Comment les bouts de mes doigts spiralent autour de son nombril, aériennement, touchant à peine la peau délicate de son ventre adoré, et comment ensuite l’index seul chemine en direction de l’aine, effleurant très légèrement la lisière de la toison, et j’écoute, dans un ravissement sans pareil les toutes douces plaintes que cela suscite, la sonorité ‘oooh’ exhalée, à peine audible, mais c’est si intense que c’en est assourdissant, puis le doigt précautionneusement descend le long de la lisse exquise vallée de l’aine, et déjà la respiration se fait plus saccadée, et la mélopée de volupté continue à scander sa suave note monocorde.

6.
Dieu qui voit tout tout le temps, voit donc aussi les femmes nues tout le temps, qu’elles soient habillées ou pas, il voit tout et à travers tout, et donc aussi à travers les blouses et les culottes.
Je n’ai pas envie de ça. Je n’envie pas Dieu. Et n’ai pas envie d’être Dieu. J’ai envie de mes envies.
Mes envies qui s’alimentent des manques et de la privation.
Quand j’ai envie d’une femme, j’ai envie de la voir, de l’avoir nue. Mais elle n’est pas nue.

7.
Dieu qui voit tout, et sonde nos reins et nos cœurs, littéralement ― il  trousse nos panneaux (pagnes) et haillons d’autour de nos parties honteuses, et ne se feint point à nous voir partout, jusques à nos intimes et plus secrètes parties. ― Montaigne, « Essais », III.5

8.
Comment, dans l’ultime phase de me faire jouir avec ses mains, elle halète & murmure : laisse-moi voir, je veux voir comment tu jouis, comment ça sort, et combien, et jusqu’où, je veux que ça saute jusqu’à ton menton, et je veux que tu cries, promets-moi de crier, j’aime ça tellement quand tu hurles.

9.
La nudité, question théologique : étant entendu que nous ressuscitons nus, certains docteurs des premiers siècles ont mis en doute si les femmes au jugement universel ressusciteront en leur sexe, et non plutôt au nôtre (celui des docteurs…) pour ne nous tenter encore en ce saint état. (cf Montaigne, « Essais, III,5)

10.
Une note indiscrète d’un certain ‘conseiller Guilhem’ relate une confidence que Montaigne lui aurait faite : qu’il ne vit jamais, du corps nu de sa femme, que le visage et les mains.


AUTRE LIASSE
Le Murmure du monde, volume VIII
inédit



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