Franschhoek, photo L. Sch. 08 01 2017
chapitre
22
1.
Le passereau, je regarde le
passereau qui est là, sur la rambarde du balcon, je vois son œil, minuscule
perle noire, avec ça il voit, comme je vois avec le mien, même s’il ne voit sans
doute pas de la même manière, pas les mêmes choses que moi, ne s’intéresse pas
aux mêmes choses que moi, mais il s’intéresse à moi, et moi je m’intéresse à
lui, pour des raisons qui ne sont pas les siennes.
2.
Son œil et mon œil ont les mêmes
fonctionnalités, le même mécanisme extrêmement sophistiqué, et à voir sa
minuscule perle noire, je suis émerveillé, je suis tout à coup infiniment
émerveillé impressionné ébloui, profondément émerveillé de ça : de la vue,
de nos vues, que nous voyions le monde, qu’il y ait un monde à voir, ici devant
le balcon, dans le petit matin, c’est une grande montagne (je corrige, j’avais
écrit montaigne…), encore dans l’ombre, sauf la cime qui s’illumine des
premiers rayons du soleil.
3.
Les deux passereaux, le mâle et
la femelle, étaient hier soir déjà au même endroit sur la rambarde, à faire des
gazouillements énervés que je ne compris que plus tard, sur le moment je me
disais que ce n’est pas habituel que des passereaux fassent de façon presque
interrompue ces bruits de crécelle, comme s’ils n’étaient pas vraiment heureux,
c’était comme une fâcherie, une alarme, ce matin il y a grand vent dans le
paysage, les herbes se couchent et les arbustes sont secoués, les arbres
échevelés, le livre bleu de Jean-Pascal Dubost, posé devant moi sur la table, s’est
soudain ouvert, et un feuillet qui était entre les pages s’est d’un coup
envolé, disparaissant aussitôt par-dessus des toits, je ne me rappelle pas quel
papier il y avait entre les pages du livre, brouillons peut-être pour une
énième lettre d’amour pas envoyable, peut-être une grivoiserie notée à un
moment d’excitation, some slippery Muschi-stuff, je me serais fait rabrouer,
parfois quand je suis au seuil d’une phrase à me demander si je peux écrire ça
comme ça, je l’entends, perché sur mon épaule, tout contre mon oreille, Walser
croasser narquoisement : ja
freilich, tu peux, kannste !
4.
La femelle fait à plusieurs
reprises un rapide vol entre la rambarde et le haut du lustre à quatre bras
suspendu au plafond de la terrasse, elle reste juchée un instant sur le dernier
maillon de la chaîne du lustre, avec des mouvements rapides de la tête regarde
de tous les côtés, et j’ai l’impression que c’est surtout moi qu’elle tient à
l’œil, puis retourne à son poste sur la rambarde, pendant que le mâle continue
à croassoter, je m’aperçois qu’à côté de l’endroit où le lustre est accroché il
y a une petite ouverture carrée dans le plafond, et au bord de ce trou, à
plusieurs endroits on voit de petites macules de boue, et soudain je
comprends : il y a un nid là-dedans, et ils n’osent pas y entrer tant que
je suis là, par une sorte de tangence fragile & fugace nos vies se sont
frôlées et nos rythmes en ont été, de façon imprévue, un peu perturbés, eux l’inquiétude
et la contrariété, moi la curiosité et l’attendrissement.
5.
Je quitte la terrasse pour
quelques instants, me cache à l’intérieur, derrière la porte, et très peu après
la femelle s’élance et disparaît à l’intérieur du trou, puis le mâle aussi, qui
avait émis son inesthétique gazouillis tout en tenant dans bec un fétu de
plume, disparaît à son tour à l’intérieur, et j’ai enfin compris : ils ne
veulent pas compromettre la sécurité de leur nid, et n’y vont pas tant que je
suis présent, ils ont leur vie, j’ai la mienne.
6.
Ils vivent sur terre comme je vis
sur terre, et le vent continue ses rafales, et le soleil conquiert la montagne,
et en bas de la terrasse, au bord du large étang, les roseaux ondulent au
rythme des rafales, comme dans un film japonais que j’ai vu il y a très
longtemps, un film sombre & dramatique, une poule d’eau gracile &
solitaire zigzague dans l’eau, l’existence amphibie semble beaucoup lui plaire,
elle est visiblement insouciante et enjouée, aucun prédateur ne l’a jamais
inquiétée, et moi je suis à bonne distance, n’interfère en rien dans ses
batifolages, de temps en temps elle plonge, disparaît pour quelques secondes,
puis ressurgit un peu plus loin, s’ébroue et continue son allègre pédalage,
elle est célibataire et cela lui convient, la poule d’eau n’est pas grégairement
canard, elle se suffit à elle-même, et les passereaux sur la rambarde
crécellent de nouveau, parce que je suis là, le mâle tient dans son bec une
nouvelle ramille, le nid n’est sans doute pas fini, je suis là, à ma table,
sous le lustre, dans le matin venteux, avec mon cahier, à noter mes balivernes
sur la vie, sur la vue, sur la petite perle noire, et sur le regard du passereau
et sur le mien, la massive majestueuse montagne que je regarde tout le temps,
et mon émerveillement infiniment mélancolique qu’il y ait à voir tout cela,
l’énigme absolue de l’existence du monde.
7.
Je me prépare ma troisième tasse
de café, eau bouillante, poudre Nescafé-Capuccino, achetée au Pick & Pay,
en sachets, dix par boîte, les passereaux sont en couple, c’est émouvant, mâle
et femelle, c’est émouvant, soucis communs, peut-être aussi plaisir d’être
ainsi ensemble, puis, pendant que j’allais me mettre à réfléchir sur la
monogamie des volatiles, soudain sur mon écran, au gré du manège des
algorithmes apparaît une photo, un moment avec Lhasa de Sela, en juillet 2005 à
Lodève, elle sourit, je souris, elle a posé la main sur mon épaule, elle est
morte, je vis encore.
8.
Elle est morte, son sourire n’est
pas mort, et pendant que je bois ma troisième tasse de café, un peu sursucrée,
le passereau continue ses vols entre la rambarde et le haut du lustre, il n’ose
entrer dans sa demeure, il se méfie de moi, ne veut pas que je sache où est son
nid, la minuscule perle noire de son œil m’a aperçu, et je ne lui inspire pas
confiance, cela fait deux heures que cela dure, deux heures de notre vie, de ma
vie, je ne sais pas ce que c’est deux heures pour eux, je ne sais rien de la
durée de leurs journées, rien de la durée de leurs vies, rien de leur joie
d’être ensemble, rien des modalités de leur monogamie, est-elle annuelle,
saisonnière, ou pour la vie, le soleil a
encore continué sa quotidienne conquête de la montagne, il l’aura bientôt tout
entière, puis un pigeon vient se poser, lourdement, sur la rambarde, autour de
ses yeux, une zone ovale rouge vif, à côté des passereaux il est géant, un
boeing à côté d’un piper, le passereau ne prend pas note de lui et continue à
créceler.
9.
Je continue à lire dans le livre
de Jean-Pascal Dubost « Continuation de détails », 2007, chez L’Âne
qui butine, à 317 exemplaires, ses tribulations existentielles ferroviaires
salledattentistes résidentielles poétologiques urbanistiques néolithiques
potagères, il continue à lire Collin « 22 lignes par jour », qui lit Collin ?,
qui connaît Collin ?, je ne connais personne qui lit Collin, alors lire
dans Dubost qu’il lit Collin, ça m’émeut, et j’ai le réflexe d’ouvrir un
Collin, mais je suis à douze mille kilomètres de chez moi, il n’y a pas ma
bibliothèque, je veux dire ce qui reste de ma bibliothèque, Collin me reste,
Collin n’a pas brûlé, il y a au moins un Collin sur les trois que j’avais, qui
a échappé au désastre, il n’était pas sur une planche C du grenier, je suis
régulièrement retourné aux livres de Collin pendant plus de vingt sinon trente
ans, petites observations, menues perceptions, ésotérismes intrigants,
monologues passablement autistes, déclarations qui n’engagent pas la
configuration de l’univers, interpellations dont on ne sait pas qui elles
interpellent, parfois c’est juste le bout d’un doigt qui pointe un infime
phénomène presqu’imperceptible dans l’immense domaine du perceptible, ou un
adjectif un peu de guingois, un adverbe jouissivement incongru, ou des
récurrences qui paraissent insister mais c’est sans conséquence, annonces qui
annoncent autre chose que ce qu’elles annoncent, quand je lis je n’ai pas
besoin, pas envie de trouver ce à quoi je m’attendais.
10.
Plaisir d’agencer sans liant
d’aucune sorte des mots qui loin d’accrocher ne font que planer dans les
embruns, puis soudain tel nom propre qui fait son cratère de météorite, Walser
ou Machado, repères qui balisent un pointillé en suspens, écharde si épaisse à
la seule mention du nom de Descartes, si actif dans sa tête, si assidu &
farouche, et si infatigable jusqu’à son ultime & fatal rhume à Stockholm,
j’avais deux longues planches Descartes, plusieurs versions des œuvres
complètes, dont les jaunes Garnier, trois épais volumes, avec la correspondance
chronologiquement mêlée aux œuvres, on passait en revue les objections de ses
correspondants, et ses objections aux objections, l’élaboratoire des pensées,
feuillet après feuillet gribouillé avec de la suie liquide, et aux jours fériés
la blanche collerette dentelée, et Franz Hals qui barbouille son poignant
portrait sans faire le détail de la dentelle, juste des traits rageurs de
blancheur comme feront plus tard les impressionnistes, et sur les planches
Descartes ses très-savants commentateurs, à commencer par Guéroult que je lisais
à Paris en 1967, à contempler le Descartes par Hals, on rêve d’un Spinoza par
Rembrandt, et on pense à la Sternstunde
où Holbein a peint Erasme, quelques zones où la montagne porte de terribles
cicatrices, endroits où le feu est passé, détruisant des centaines de
conifères, restent des squelettes carbonisés, et à leurs pieds quelques
chétives touffes d’herbes qui recommencent à mettre un peu de verdure, graines
enfouies qui ont survécu ou ont été amenées de loin par le vent, les deux
planches Descartes avec une trentaine de livres n’ont rien laissé, sauf quelques
grammes de cendres transformées en poisseuse bouillie par les trombes d’eau des
pompiers.
AUTRE LIASSE
Le Murmure du
monde, volume VIII
inédit
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Merci à vous Lambert. Quel plaisir quotidien que de vous lire.
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